Référence bibliographique: Anonym (Éd.): "XLIV. Discours", dans: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.5\044 (1723), pp. 269-276, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1433 [consulté le: ].


Niveau 1►

XLIV. Discours

Citation/Devise► Inde hominum pecudúmque genus, vitæque volantum,
Et quae marmoreo sert monstra sub æquore pontus.

Virg. Æneid. VI. 728.

De là sont venus les Hommes, les Bêtes à quatre piez, les Oiseaux, & les Monstres, que la Mer nourrit. ◀Citation/Devise

Metatextualité► Observations sur la Structure de l’Univers, & sur le nombre indefini d’Etres qu’il y a au-dessous & au-dessus de l’Homme. ◀Metatextualité

Niveau 2► Quoi qu’il y ait un plaisir extraordinaire à contempler le Monde matériel, je veux dire ce Système de Corps célestes que la Nature a formé, avec tant d’art, de la Matiere insensible, & les diférentes relations que ces Corps ont les uns avec les autres ; il y a toûjours, ce me semble, quelque chose de plus étonnant & qui frape davantage dans la contemplation du Monde vital, c’est-à-dire de tous ces Animaux, dont chaque Partie de l’Univers est ornée. Le Monde Materiel n’est que l’écorce de l’Univers : Le Monde vital en fournit les Habitans.

Si nous examinons ces Parties du Monde de matériel qui sont le plus près de nous, & qui deviennent ainsi le sujet de nos observations & de nos recherches, il est surprenant de penser au nombre infini d’Animaux [270] qu’elles renferment. Chaque partie de la Matiere est peuplée : Chaque Feuille verte nourrit un effain d’Habitans. A peine y a-t-il une seule Humeur dans le Corps de l’Homme, ou celui de tout autre Animal, où nos Microscopes ne découvrent des Millions de Créatures vivantes. La surface des Animaux est aussi remplie d’autres Animaux, qui servent à leur tour de base & de pâture à d’autres : Que dis-je ? Dans les Corps les plus solides, & dans le Marbre même, il y a des Cellules & des Cavitéz qui fourmillent de ces Habitans, que leur petitesse dérobe à nos yeux. D’un autre côté, si nous envisageons certains Amas de la Nature & autres Corps plus lourds, nous voïons les Mers, les Lacs & les Rivières abonder en plusieurs Especes de Créatures vivantes : Nous voïons les Montagnes & les Marais, les Deserts & les Bois, remplis d’Oiseaux & de Bêtes à quatre pieds, & que chaque partie de la Matiere fournit les nécessitez & les commoditez de la vie à toutes les armées de ses Habitans.

1 L’Auteur des Entretiens sur la pluralité des Mondes tire, de cette considération, un très-bon Argument pour faire voir que toutes les Planétes doivent être habitées. En effet, puis qu’aucune partie de la Matiere qui nous est connue ne demeure point inutile ni deserte, il s’enfuit par la même raison, ou du moins il est fort probable, que [271] ces vastes Corps, qui roulent à une distance si éloignée de nous, sont remplis d’Etres proportionnez aux Lieux & à l’état où ils se trouvent.

L’Existence n’est un Bien que pour les Etres douez de perception, & ne sert de rien, pour ainsi dire, à la Matiere inanimée, qu’en ce qu’elle est de quelque usage aux Etres qui sentent leur existence. De là vient, suivant que nous le pouvons observer à l’égard des Corps qui nous environnent, que la Matiere n’est faite que pour être la base & le suport des Animaux, & qu’il n’y en a pas plus de l’une, qu’il n’en faut pour l’existence des autres.

La Bonté infinie est si communicative, qu’elle se plaît à donner l’Existence à chaque degré d’Etre capable de perception, j’ai souvent médité là-dessus avec tant de plaisir, que je m’y étendrai volontiers, & que j’examinerai cette partie de l’Echelle d’Etres qui s’ofre à notre connoissance.

Il y a quelques Créatures vivantes qui s’élèvent tout juste au-dessus de la Matiere insensible. Telle est, par exemple, pour n’en alléguer aucune autre, cette Espece de Poisson à Coquille, formé en Cone, qui croît sur la superficie de certains Rochers, & qui meurt aussitôt qu’on l’en sépare. Il y a plusieurs autres Créatures qui ne sont qu’à un degré au-dessus de celles-là, & qui n’ont pour tous Sens que ceux de l’Atouchement & du Goût. On en voit d’autres qui ont de plus celui de l’Ouie : d’au-[272]tres celui de l’Odorat, & d’autres celui de la Vûe. On ne peut qu’admirer la’ progression graduelle que fait le Monde vital à travers une infinie varieté d’Especes, avant qu’il arrive à une Créature complete & formée avec tous ses Sens. Entre celles-ci même, le diférent degré de perfection, à l’égard des Sens, dont un Animal joüit au-dessus d’un autre, va si loin, que malgré le même nom que le Sens porte en divers Animaux, on le croiroit presque d’une autre nature. Si nous observons ensuite leurs perfections internes, leur Ruse & leur Sagacité, ou ce qu’on apelle en général leur Instinct, nous trouverons qu’elles s’élèvent de même imperceptiblement les unes au-dessus des autres, selon la diversité des Animaux qui les possedent. Cette Progression dans la Nature est si fort graduelle, que la plus parfaite Créature d’une Espece inferieure aproche beaucoup de la plus imparfaite de celle qui est immédiatement au-dessus.

J’ai déjà insinué que la Bonté transcendante de l’Etre suprême, qui a foin de tous ses Ouvrages, paroit manifestement en ce qu’il n’y a presque point de Matiere, de celle qui nous est connue, qui ne foit remplie de Créatures vivantes ; mais elle n’éclate pas moins dans leur diversité que dans leur multitude. S’il n’avoir fait qu’une Espece d’Animaux, aucun des autres n’auroit joüi du bonheur de l’Existence ; & c’est pour cela même, que, dans la Création il a réduit [273] en Espece chaque degré de Vie, chaque capacité d’Etre. Tout l’Entre-deux qu’il y a, depuis une Plante jusques à un Homme, est rempli de diverses sortes de Créatures, qui s’élèvent les unes au-dessus des autres, par une gradation si aisée & si douce, que les partages & les petits détours d’une Espece à une autre sont presque insensibles. Ce Vuide, ou ce Milieu, est si bien ménagé, qu’à peine y a-t-il un degré de Perception qui ne se manifeste dans quelque partie du Monde viral. Est ce la Bonté ou la Sagesse du Maître de l’Univers, qui éclate le plus dans cette conduite ?

Outre les conséquences que j’ai tirées de ces Observations, il y en a une qui s’en déduit fort naturellement. Si l’Echelle des Etres s’élève par une progression si régulière jusques à l’Homme, nous avons droit de suposer qu’elle monte, par les mêmes degrez, entre les Etres qui sont d’une Nature supérieure à la sienne, puis qu’il y a infiniment plus d’espace pour divers degrez de perfection, entre l’Etre suprême & l’Homme, qu’il n’y en a entre l’Homme & le plus vil de tous les Insectes. Mr. Locke, dans son Essai philosophique sur l’Entendement Humain, a conclu cette grande varieté d’Etres supérieurs à nous, de la varieté qu’il ya entre ceux qui nous sont inférieurs, j’en citerai le passage au long, après avoir observé que, malgré l’espace infini qu’il y a entre l’Homme & son Créateur, il est impossible que ce Vuide soit jamais rempli, [274] puis qu’il y aura toûjours une distance infinie entre l’Etre créé le plus parfait & le Pouvoir qui l’a produit.

2 Citation/Devise► Il me semble, dit Mr. Locke, qu’on peut conclurre probablement, de ce que dans tout le Monde visible & corporel nous ne remarquons aucun vuide, qu’il dévroit y avoit plus d’Especes de Créatures intelligentes au-dessus de nous, qu’il n’y en a de sensibles & de matérielles au-dessous. En effet, à descendre depuis nous jusques aux Créatures les plus viles, le passage de l’une à l’autre se fait d’une maniere presque insensible, & par une suite continuée d’Etres, qui, dans chaque variation d’Espece, diférens très-peu l’un de l’autre. Il y a des Poissons qui ont des aîles, & à qui l’Air n’est pas étranger. D’ailleurs, il y a des Oiseaux qui habitent dans l’Eau, qui ont le sang froid comme les Poissons, & dont la chair a si bien le goût, qu’on permet aux scrupuleux d’en manger durant les jours maigres. Il y a des Animaux qui aprochent si fort de l’Espece des Qiseaux & des Bêtes à quatre pieds, qu’ils tiennent le milieu entre-deux. Les Amphibies participent également des Animaux terrestres & des aquatiques. Les Veaux marins vivent sur la Terre & dans la Mer ; & les Marsouins ont le sang chaud & les entrailles d’un Cochon, pour ne rien dire de ce qu’on raporte des Sirenes ou des Hommes marins. Il y a des Bêtes qui semblent avoir autant de connoissance & de raison que quelques- [275] uns de ces Animaux qu’en apelle Hommes ; & il y a une si grande proximité entre les Animaux & les Vegetaux, que, si vous prenez le plus imparfait de l’un & le plus parfait de l’autre, à peine remarquerez-vous aucune diférence considérable entre eux. Ainsi, jusqu’à ce que nous arrivions aux plus basses & moins organisées parties de matiere, nous trouverons par tout que les diférentes Especes sont liées ensemble, & ne diférent que par des degrez presque insensibles. D’un autre côté, lors que nous considérons la puissance & la sagesse infinie de l’Auteur de toutes choses, nous avons sujet de penser que c’est une chose conforme à la somptueuse harmonie de l’Univers, & au grand dessein, de même qu’à la bonté infinie de ce souverain Architecte, que les diférentes Especes de Créatures s’élevent aussi peu à peu, depuis nous, vers son infinie perfection, comme nous voyons qu’elles vont depuis nous en descendant par des degrez presque insensibles. Cela une fois admis comme probable, nous avons raison de nous persuader qu’il y a beaucoup plus d’Especes de Créatures au-dessus de nous qu’il n’y en a au-dessous, parce que nous sommes beaucoup plus éloignez en degrez de perfection de l’Etre infini de Dieu, qui du plus bas état de l’Etre, & de ce qui aproche le plus du néant. Cependant nous n’avons aucune idée claire & distincte de toutes ces diférentes Especes. ◀Citation/Devise

Dans ce Système d’Etres créez, il n’y en a point de si merveilleux, ni qui soit aussi digne de notre atention particuliere que l’Homme, qui tient le milieu entre la Nature Animale & l’Intellectuelle, le Mon-[276]de visible & l’invisible, & qui est ce Chaïnon, dans la Chaîne des Etres, qu’on a souvent nommé 3 le lieu de l’un & de l’autre Monde. En un mot, celui qui d’un côté peut regarder l’Etre infiniment parfait comme son Pere, les Anges, les Archanges & les Esprits du plus haut rang comme ses Freres, peut de l’autre 4 dire à la Corruption, tu es mon Père, & aux Vers, vous êtes ma Mere & ma Sœur. ◀Niveau 2

O. ◀Niveau 1

1Mr. De Fontenelle.

2Voyez page 557. §. 12. de la Traduction de Mr. Coste.

3Nexus utriusque Mundi.

4Job, XVII. 14.