Le Spectateur ou le Socrate moderne: XXXVII. Discours
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Nível 1
XXXVII. Discours
Citação/Lema
Defendit numerus,
junctæque umbone phalanges.
Juv. Sat. II. 46.
Ils si défendent par leur grand nombre & par leurs Escadions.Metatextualidade
Contre les Mensonges de
Parti, ou des Whigs & des Torrys.
Metatextualidade
Contre les Mensonges de
Parti, ou des Whigs & des Torrys.
Nível 2
Il y a quelque chose de fort sublime,
quoi les très-singulier, dans l’idée que Platon nous donne de
l’Etre suprême, lors qu’il dit que la Vérité est son Corps,
& la Lumiere son Ombre. Suivant cette Définition, il n’y a
rien de plus opposé à sa nature que l’Erreur & le Mensonge.
Divers Auteurs ont fait voir
en quoi consiste la malignité du Mensonge, & dépeint au
naturel l’atrocité de ce Crime. J’en examinerai ici une espéce,
qu’on n’a guére aprofondie & qui regarde le Mensonge en
faveur d’un Parti. Ce Vice regne aujourd’hui chez nous avec tant
de licence, qu’un Homme, qui ne travaille pas à répandre un
certain Systême de Mensonges, passe pour un Homme sans Principes
& sans Religion. Les Cáffez s’en nourrissent, la Presse en
est sufoquée, & de celébres Auteurs en vivent. Lors que des
Amis sont ensemble à vuider Bouteille, leur conversation en est
si farcie, qu’un Mensonge de Parti est devenu un entretien aussi
à la mode, que le peut être une jolie Chanson ou un Conte
agréable : Il est vrai que la moitié de nos grands Causeurs
perdroient le caquet, si cette source de leurs discours venoit à
tarir. Avec tout cela, il resulte un avantage de cette
abominable pratique ; je veux dire qu’on a si peu d’égard
aujourd’hui aux apparences même de la Verité, que les Mensonges
s’en vont en fumée, & qu’ils commencent à ne blesser
personne. Lors qu’un Inconnu nous fait quelque recit, qui tourne
au préjudice ou en faveur d’un Parti, nous examinons d’abord
s’il est Whig ou Tory, & nous concluons de-là
que cet honête Homme n’a d’autre chose en vûe que de suivre la
Mode, ou de signaler son zéle, sans se mettre en peine de la
Verité. On croit aujourd’hui qu’un homme n’a pas le sens commun,
s’il ajoute foi aux rélations des Ecrivains de Parti : Ses Amis
même secouent la tête â l’ouïe de son innocence, & ils ne
s’en forment pas d’autre idée que celle d’un Instrument qui est
mis en œuvre par des gens plus rusez que lui, ou d’un simple
bien intentionné. Lors que la mode étoit de couver un Mensonge,
& d’attendre une occasion extraordinaire pour le publier,
alors il portoit coup, & il ne rendoit pas un petit service
à la Faction qui le mettoit en usage ; mais aujourd’hui chacun
est sur ses gardes, & l’artifice a été emploie trop souvent
pour pouvoir réussir. Je me suis étonné bien des fois de voir
que des Hommes de probité, qui auroient honte de dire quelque
chose de faux pour leur propre intérêt, donnent si vite dans un
Mensonge qui est avancé par leur Faction, quoi qu’ils n’ignorent
pas ce qu’il tient. Comment est-il possible que des Gens, qui
ont des principes de Vertu dans tout ce qui les regardent
eux-mêmes, deviennent des Menteurs insignes lors qu’il s’agit de
leur Parti ? Si l’on examine la chose de près, on verra qu’il y
a trois raisons de cette conduite mais on s’apercevra en même
tems qu’elles sont insufisantes pour justifier une pratique si
criminelle. En premier lieu les Hommes se flaient
que la turpitude d’un Mensonge, & par consequent sa
punition, peut être fort diminuée, si ce n’est pas même
tout-à-fait abolie, par le grand nombre de ceux qui s’en rendent
coupables. Quoi que le poids d’un Mensonge fût trop pésant pour
les épaules d’un seul, ils s’imaginent qu’il devient plus leger,
lors qu’il est distribué entre plusieurs. Mais ils se trompent
beaucoup à cet égard ; sur quelque foule de gens que le Crime se
répande, il se multiplie plutôt qu’il ne se partage. Chacun est
criminel à proportion de l’ofense qu’il commet, & non pas du
nombre de ceux qui y tombent avec lui. Le Crime & la peine
qu’il mérite sont un fardeau tout aussi pésant sur la tête de
chaque Individu d’une foule coupable, qu’ils le feroient sur
chaque Particulier, qui n’auroit pas un seul complice. En un
mot, il en est du Crime à cet égard comme delà Matiere, qu’on
peut diviser à l’infini, mais donc chaque portion a toute
l’essence de la Matiere, & renferme autant de parties qu’en
avoit le tout avant qu on le divisât. En deuxiéme lieu, quoi que
le nombre de ceux qui débitent un Mensonge ne les exempte pas du
Crime, il peut, dit-on, les garantir de la honte qui en revient.
Elle se perd & s’évanouït en quelque maniere, lors qu’elle
est partagée entre plusieurs milliers ; de même qu’une Goûte de
la teinture la plus noire s’éclipse & disparoit, quand elle
est mêlée & confondue dans une grande quantité
d’eau : La teinture y reste toûjours, mais on ne sauroit la
découvrir. Il n’y a nul doute que ce ne soit un puissant motif
pour animer ceux qui péchent en faveur d’un Parti, & qui
n’évitent pas tant le Crime parce qu’il fait bréche à leur
Vertu, que parce qu’il met en danger leur Réputation. Pour
montrer la foiblesse de ce vain raisonement, qui pallie le Crime
sans le bannir, il sufit d’observer que tout Homme qui se laisse
entraîner par-là se déclare d’abord un infame Hypocrite, qu’il
préfere les apparences de la Vertu à sa réalité, & qu’il
n’agit point suivant les lumïeres de sa Conscience, ni les
principes de l’Honeur & de la Religion. Le troisiéme &
le dernier grand Motif qui engage les Hommes à divulguer une
Erreur populaire, ou, comme je l’ai déja intitulée, un Mensonge
de Parti, quoi qu’ils soient convaincus de sa fausseté, c’est
l’envie de rendre service à une Cause que chaque Parti est en
droit de regarder comme la meilleure. La foiblesse de ce
Principe a été si souvent démontrée, & l’on en est si bien
persuadé en général, qu’un Homme qui l’adopte ne peut qu’avoir
renoncé à tous les Principes de la Religion naturelle ou du
Christianisme. S’il est permis de travailler à ce que chacun
nomme l’intérêt de sa Patrie par les Calomnies les plus noires
& les Mensonges les plus crians, il n’y a point de Nation au
Monde qui ait tant de bons Patriotes que la nôtre. Lors qu’on
vouloit engager Pompée à ne se mettre pas en Mer
dans une Tempête, où il risquoit sa vie, il répondit, Il est
nécessaire que je parte ; mais il n’est pas nécessaire que je
vive. Chacun de nous dévroit se dire, dans le même esprit. Il
est de mon devoir de n’avancer aucun Mensonge, quoi qu’il ne
soit pas de mon devoir de posseder un tel ou un tel Emploi. Un
des anciens Peres de l’Eglise a porté le scrupule si loin à cet
égard, qu’il a déclaré qu’il ne voudroit pas dire un Mensonge,
quand il compteroit de gagner le Paradis par-là ; ou, s’il vous
plaît d’adoucir un peu cette Expression, qu’il ne voudroit pas
dire un Mensonge pour tous les biens du Monde, puis qu’il
hazarderoit de perdre beaucoup plus qu’il ne pourroit gagner.
Exemplo
Les Platoniciens avoient une
juste idée de l’aversion que Dieu a pour tout ce qui est
faux ou erroné, qu’ils croïoient que la Vérité n’est pas
moins nécessaire que la Vertu, pour rendre une Ame capable
de jouïr du Bonheur dans une autre Vie. C’est pour cela même
que, si d’un côté ils recommandoient les Devoirs de la
Morale pour disposer la Volonté à rechercher ce Bonheur à
venir, de l’autre, ils prescrivoient diverses Speculations
& l’étude de certaines Sciences pour rectifier
l’Entendement. De là vient que Platon a nommé les
Démonstrations Mathématiques des Médecines qui purgent
l’Ame, en ce qu’elles sont les moïens les plus
éficaces pour la délivrer de l’Erreur, & lui donner du
goût pour la Verité, qui est la pâture naturelle de
l’Entendement, comme la Vertu est la perfection & le
bonheur de la Volonté.