Le Spectateur ou le Socrate moderne: XXV. Discours
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XXV. Discours
Citation/Motto
Nec Deus intersit, nisi
dignus vindice nodus
Inciderit :—— —— —— —— ——
Inciderit :—— —— —— —— ——
Hor. A. P. V. 191.
Il ne faut pas que vous ameniez la Divinité dans une Piece de Théatre, si vous n’avez besoin de son secours pour le dénouëment.
Metatextuality
Contre les Jugemens
temeraires sur les biens & les maux qui arrivent aux
Hommes.
Metatextuality
Contre les Jugemens
temeraires sur les biens & les maux qui arrivent aux
Hommes.
Level 2
On ne sauroit jamais se rendre
coupable d’un plus grand manque de charité, que d’attribuer aux
châtimens du Ciel les aflictions que les autres endurent. Celui
qui se regarde comme l’Objet de la vengeance divine aggrave son
mal, & ceux qui l’envisagent sous un si terrible aspect,
cessent d’avoir pour lui la compassion qui lui est dûe. Cette
manie de tourner chaque Infortune en un Jugement du Ciel, vient
des fausses idées qu’on a de la Religion, qui produit, de sa
nature, une bienveillance universelle pour tous les Hommes,
& qui interpréte le plus favorablement qu’il se peut tous
les accidens, qui leur arrivent. Ce n’est pas ainsi la Religion
qui aigrit le Naturel d’un Homme, mais c’est son mauvais Naturel
qui aigrit sa Religion : Ceux qui sont d’une humeur triste &
mélancolique, ou envieuse & maligne, quelque genre de vie
qu’ils ménent, découvrent la trempe naturelle de
leur Esprit dans toutes leurs pensées, leurs paroles & leurs
actions. De même que les Vins les plus délicats ont souvent
quelque goût du terroir où ils croissent, ainsi les meilleures
pensées tiennent souvent quelque chose de particulier à la
tournure de l’Esprit où elles s’élèvent. Lors que la Sotise ou
la Superstition se joignent à ce mauvais Naturel, il n’est pas
au pouvoir de la Religion même d’empêcher que la Personne, qui
est de cette humeur, ne paroisse d’un Caractere absurde &
ridicule. Cette maniere de juger des malheurs
d’autrui ne me paroit pas seulement opposée à la Charité à
l’égard de celui qui les soufre, mais
très-présomtueuse à l’égard de la Divinité qui les permet. Si la
Vertu est souvent infortunée dans ce Monde, & si le Vice y
triomphe, c’est une preuve convaincante d’une Vie à venir ; puis
que cela répugne à la nature d’un Etre tout bon & tout
sage ; à moins qu’on ne supose que cette distribution
indiférente des biens & des maux, qui sert à exécuter
ici-bas les desseins de la Providence, sera rectifiée avec usure
dans une autre Vie. Il ne faut donc pas attendre que le feu
tombe toujours du Ciel sur les Coupables, ni que l’Eternel, lors
qu’on voit le Crime triomphant ou la Vertu oprimée en certaines
Personnes, arme son bras & le déploie pour la désense de
l’un ou de l’autre. Il sufit qu’il y ait un Jour déterminé,
auquel Dieu rendra à chacun selon ses œuvres & le bien ou le
mal qu’il aura fait. La temerité qu’il y a de prétendre que les
Malheurs temporels sont des Jugemens du Ciel, qui servent à
punir certains Crimes, ne peut qu’être sensible par ces deux
Considerations. L’une est qu’à parler en général, il n’y a point
de Calamité ni d’Afliction, qu’on supose être envoïée à un
méchant Homme comme un Jugement du Ciel, qui n’arrive
quelquefois aux Personnes vertueuses & d’une Pieté reconnue.
Lors que l’Athée Diagore étoit sur un des Vaisseaux Atheniens,
il s’éleva une furieuse Tempête, qui obligea les Matelots de lui
dire que c’etoit une juste punition du Ciel contre
eux, de ce qu’ils avoient pris à bord un Homme aussi impie que
lui. Diagore les pria de tourner les yeux sur les autres
Vaisseaux de la Flote qui se trouvoient dans le même cas, &
leur demanda si Diagore étoit à bord de chacun de ces Vaisseaux.
Nous sommes tous en bute aux mêmes Calamitez, & sujets aux
mêmes Accidens ; & lors que nous voïons quelqu’un de notre
Espece gémir sous le poids de quelque Affiction particuliere,
nous dévrions penser qu’elle vient plûtôt du sort attaché à la
Nature Humaine, que de l’état criminel de celui qui la soufre.
L’autre Considération, qui doit réprimer nos jugemens témeraires
à cet égard, roule sur ce qu’il nous est impossible de savoir ce
qu’il faut nommer des Calamitez ou des Benedictions. Combien
d’Accidens n’y a-t-il pas, qu’on a pris pour des Malheurs, &
qui ont tourné à l’avantage & au profit de ceux à qui ils
sont arrivez ? Combien de mauvais succès n’y a-t-il pas eu, qui,
par leurs suites, ont prévenu la ruïne d’un Homme ? Si l’on
pouvoit découvrir les effets de chaque chose, il nous seroit
permis de prononcer hardiment sur ce qu’on doit apeller Bonheur
ou Malheur, Benediction ou Malédiction ; mais vouloit décider
sur ce que l’on ne voit qu’en partie & dont l’on n’observe
que les bords, c’est une témérité & une folie insuportable.
Cette Avanture n’auroit pas manqué de passer pour un Jugement du
Ciel, si elle fut arrivée après un acte de désobeïssance, &
il n’y a nul doute que les Historiens, qui nous en auroient
parlé, ne l’eussent dépeinte te sous cette idée. O.
General account
Une vieille Fille, dont
je cacherai le Nom sous celui de 1Nemesis, est une des plus
expertes que j’aie vû de ma vie à découvrir les Jugemens de
Dieu. Elle peut vous dire quel peché réduisit en cendres la
Maison d’un tel, ou renversa tous ses Greniers. Si vous lui
parlez d’une jeune Dame, qui a eu le malheur de voir flétrir
sa beauté par la petite Vérole, il lui échape un profond
soupir, & vous dit, que, lors qu’elle avoit un beau
visage, elle se regardoit toujours dans le Miroir. Si vous
lui annoncez quelque bonne Fortune arrivée à une Demoiselle
de sa connoissance, elle souhaite qu’elle puisse prosperer
entre ses mains ; quoi que sa Mere en ait usé cruellement
avec une de ses Niéces. Ses réflexions roulent
d’ordinaire sur des Personnes qui avoient de grands biens ;
mais qui n’en ont presque pas jouï, à cause de quelque
foible qui se trouèoit dans leur conduite, ou celle de leurs
Peres. Elle peut vous donner la raison pourquoi un tel
mourut sans Enfans : pourquoi un tel autre fut enlevé à la
fleur de son âge : pourquoi une telle fut malheureuse dans
le Mariage qu’elle contracta : pourquoi un tel se cassa la
jambe dans un certain endroit du Païs, de la Ville ou de la
Maison, & pourquoi un autre fut tué d’un coup de Sabre,
plûtôt que d’un coupe d’Epée ou de quelque Arme diférente.
Elle a un Crime pour chaque Malheur qui peut arriver à
quelqu’une de ses Connoissances, & lors qu’elle entend
parler d’un Vol ou d’un Meurtre, elle insiste plus sur la
vie déréglée de la Personne soufrante, que sur l’atentat du
Voleur ou de l’Assassin. En un mot, elle est si bonne
Chrétienne, que tout ce qui lui arrive à elle-même est une
Epreuve, & que tout ce qui arrive à son prochain est un
Jugement du Ciel. La seule description de ce Foible, dans la
Vie ordinaire, sufit pour le tourner en ridicule ; mais lors
qu’il paroit sous la pompe & la dignité du Stile, il est
très-capable d’amuser & d’éfraïer l’Esprit du Lecteur ;
Il
est vrai que la plûpart des Historiens, soit Chrétiens ou
Païens, ont donné dans cette idée superstitieuse &
qu’ils ont parlé des mauvais succès, des malheurs imprévûs,
ou des accidens funestes, comme s’ils avoient été admis dans
les secrets de la Providence, & qu’ils eussent connu
tous les ressorts cachez qu’elle emploie à gouverner le
Monde, ou penetré dans toutes ses vûes. On croiroit en
particulier que plusieurs de nos Historiens ont eu diverses
Révelations de cette nature. Nos anciens Moines ne soufrent
presque jamais qu’aucun de leurs Princes finisse en paix ses
jours, s’il avoit tâché de diminuer le pouvoir & les
richesses que l’Eglise possedoit en ce tems-là. Les
Héritiers legitimes de Guillaume le Conquerant sont presque
tous punis dans le Quartier de la Nouvelle Forêt, où il
àvoit détruit les Eglises & les Monasteres. En un mot,
lisez la Chronique d’un Auteur de cette trempe, & il
vous semblera que vous avez sous les yeux une Histoire des
Rois d’Israel ou de Juda, dont les Historiens étoient
actuellement inspirez, & sur qui Dieu, par un effet tout
particulier de la Providence, répandoit ses Jugemens ou ses
Bénédictions, suivant qu’ils favorisoient l’Idolâtrie ou son
véritable Culte.
Example
Herodote & Plutarque
font souvent intervenir les Jugemens du Ciel aussi mal à
propos que la Sibylle, dont je viens de parler ; quoique
la maniere dont ils les énoncent attire du
respect & de la vénération au Foible même.
Example
L’avanture de Biton & de
Cleobis, si célébre dans le Paganisme, qu’elle est citée par
tous les anciens Auteurs Grecs & Latins,
qui ont écrit sur l’Immortalité de l’Ame, peut nous fournir
ici une très-bonne Leçon. Ces deux Freres, Fils d’une Dame
qui étoit Prêtresse de Junon, traînerent le Chat de leur
Mere au Temple de cette Déesse dans une occasion
solemnelle ; & en l’absence de ceux à qui cette fonction
apartenoit. La Mere eut une si grande joie à la vûe de leur
Amitié filiale, qu’elle pria la Déesse de leur accorder le
plus beau Don qu’elle pût faire aux Hommes. Là-dessus l’un
& l’autre furent saisis d’un profond sommeil, & le
lendemain matin on les trouva morts dans le Temple.
1C’étoit la Deesse de la Vengeance chez les Païens. Ce mot Grec signifie aussi Indignation, & même une Indignacion accompagnée d’envie.