Le Spectateur ou le Socrate moderne: XXII. Discours

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XXII. Discours

Zitat/Motto

Fuit haec sapientia quondam,
Publica privatis secernere, sacra profanis :
Goncubitu prohibere vago dare jura maritis.
Hor. A, P. V. 396

Toute la Philosophie de nos Ancêtres consistoit à distinguer le bien public d’avec le particulier ; ce qui étoit sacré d’avec ce qui étoit profane : à défendre le Concubinage ; à régler les gens mariez.

Metatextualität

Des agrémens qui se trouvent & que l’on doit chercher dans le Mariage.

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Il y a une infinité de Maris qui m’écrivent pour se plaindre de la vanité, de l’orgueil, & sur tout de le mauvaise humeur de leurs Femmes. Je ne sai comment cela va ; mais il me semble entrevoir dans leurs Lettres, qu’ils sont eux-mêmes la cause de leurs chagrins ; & je n’ai presque jamais vû aucun Mariage malheureux, que l’Epoux n’ait contribué à le rendre tel, soit manque de prudence ou de retenuë : Il est certain que nous faisons d’ordinaire l’Amour en des termes et avec des sentimens, si éloignez de 1a Nature, qu’ils sont en partie tragiques & en partie Romanesques. De là vient qu’on s’imagine de goûter dans le Mariage des plaisirs qui ne s’y trouvent pas ; qu’on regarde la Personne aimée comme une source intarissable de joie & de bonheur, qu’on ne la croit point sujette à la bizarrerie, aux infirmitez de l’âge, à l’impatience, à la tristesse, ou aux maladies ; & que les foiblesses atachées à la Nature Humaine font souvent tout son crime. Dans tous les états de la Vie, en particulier dans son Domestique & dans le Mariage, on doit être disposé à se faire un plaisir de tout, & à se contenter de ce qui s’y trouve. Pour aquérir cette disposition, il n’y a qu’à considérer les choses dans leur juste point de vûe, telles que la Nature les a formées, & non pas telles que notre Imagination ou nos Cupiditez les souhaiteroient. Celui-donc qui ne prend une jeune Femme que dans l’esperance de goûter tous les jours de nouvelles douceurs se trouve bien éloigné de son compte ; sa Passion n’est pas plutôt satisfaite, qu’elle se ralentit ; Il ne découvre plus dans son Epouse les charmes & le mérite qu’il y voïoit d’abord : Il tombe dans l’indiférence, le dégoût, le chagrin & le desespoir. Mais celui qui joint la Raison à la Passion, qui regarde l’Objet qu’il aime comme exposé à toutes les calamitez de la Nature Humaine, soit à l’égard du Corps ou de l’Esprit, & capable de lui attirer de nouveaux soucis, en lui procurant de nouvelles relations, celui-là, dis-je, ne peut que s’accommoder à son état & aux circonstances où il se trouve. Il est propre à devenir le Père, l’Ami, l’Avocat ou le Tuteur de ceux qui ne sont pas encore au Monde, & il est sensible à tous les devoirs qui résultent du Mariage. Un tel Homme peut avoir pitié des Enfans qui crient, mais il n’en gronde pas ; & lors qu’il les entend courir au-dessus de sa Chambre, il est plus satisfait de leur joie, qu’il n’est détourné par leur bruit. J’ai oui dire à Mr. Justinien, qu’occupé, dans son Cabinet, à débrouiller une Affaire des plus épineuses, il croit que son atention redouble, lors qu’il entend ses Enfans, pour l’amour desquels il n’épargne aucun travail, sauter & se divertir dans la Chambre voisine. D’un autre côté, Mr. Pimpan ne sauroit mettre sa Perruque, ni ajuster sa Cravate devant le Miroir, à cause du bruit que font ces maudites Nourrices, & ces piailleurs d’Enfans ; il lâche quelque Ironie sur les plaisirs du Mariage ; il monte en Carosse & s’enfuit au Caffé, pour être à l’abri de tout ce tintamarre. Suivant que le Mari a le cœur disposé, toutes les circonstances de la vie lui donnent du chagrin ou du plaisir. Lors que son afection est bien placée, & qu’elle est soutenue par de justes égards au Devoir, à l’Honneur & à l’Amitié, que son état exige ; il n’y a ni faveurs ni disgraces de la Fortune, qui ne lui procurent quelque plaisir inconnu à celui qui n’est pas marié. Tout Homme qui aime son Epouse & ses Enfans, & qui tâche de faire le meilleur usage qu’il peut de sa tendresse, goûte du plaisir a l’occasion des choses les plus indifférentes ; au lieu que celui qui n’a pas renoncé aux manieres du Monde, ni aux fausses Galanteries de la Ville, est chagrin & se dépite à la vûe de tout ce qui l’environne. Dans l’un & l’autre de ces deux cas, on ne sauroit jouer un plus sot personnage que celui d’entretenir ses Amis des douceurs ou des embarras de son Domestique. Hier même, sans chercher plus loin, un tendre Epoux me pria d’aller dîner chez lui : A notre arrivée au Logis, sa Femme nous raconta que leur petit Garçon à l’ouie de leur Pendule, qui venoit de sonner deux heures, avoit dit que son Papa se rendroit bientôt pour dîner. Pendant que le Père extasié le tenoit entre ses bras & qu’il ne cessoit de le baiser, la Mère m’aprit qu’il n’avoit alors que quatre ans accomplis. Ensuite ils se disputoient à qui l’auroit, on me le presenta, & l’on ne manqua point de répéter son observation sur l’heure du jour. Averti par leurs regards, qu’ils souhaitoient de m’entendre dire quelque chose là-dessus, je dis au Pere que la remarque de son petit Garçon étoit une preuve certaine qu’il seroit un jour un grand Historien & un fameux Chronologue. Quoi qu’ils ne soient pas Bêtes, ni l’un ni l’autre, ils reçurent mon Compliment & ma Prédiction avec toute la reconnoissance possible. Je fus bien régalé à dîner, & mes Hôtes m’entretinrent de plusieurs autres Dits notables de leur Héritier présomptif, qui n’auroient guéres plû à un autre moins adonné que moi à réfléchir ; Mais accoutumé aux spéculations, je ne pûs qu’admirer le bonheur de ceux à qui les moindres bagatelles procurent de grandes esperances, de la joie & des triomphes. D’un autre côté, j’ai connu un Sot d’un mauvais naturel, dont l’embonpoint faisoit presque tout le mérite, & qui, pour n’avoir pas cette heureuse disposition, traitoit tout le monde chez lui de Benets & d’Innocens, de ce qu’ils racontoient des choses qui étoient au pied de la lettre au-dessus de sa portée. Malgré tout cela, je ne saurois nier qu’il ne se trouve des Femmes de si méchante humeur, qu’on doit être muni d’un fonds tout extraordinaire de patience & de Philosophie pour vivre avec elles. Lors que celles-ci rencontrent des Maris d’un esprit violent, qui n’ont ni Savoir ni Modération, elles risquent d’être souvent battues ; mais 1un de nos fameux Jurisconsultes croit que ce Remede ne doit être emploié qu’à l’extrémité, pour me servir de ses propres termes. D’ailleurs, puis qu’il faut tirer quelque usage spirituel de toutes sortes d’aflictions, je conseillerois à ceux qui ont épousé des Femmes grondeuses de se former à la Vertu par 1’exercice de la Patience dans leur Domestique.

Exemplum

Socrate, qui, de l’aveu de tout le monde, est le chef indubitable de la Secte, qu’on nomme les bequetez de la Poule, reconnoissoit devoir une grande partie de sa Vertu à l’exercice que sa Femme lui donnoit tous les jours. On peut recueillir de très bonnes Leçons des sages Réponses qu’il faisoit à ceux qui avoient moins de force d’Esprit que lui sur ce chapitre. Lors qu’un de ses Amis, indigné de la manière dont sa Femme en usoit à son égard, lui eut demandé, comment un Homme aussi bon que lui pouvoit vivre avec une Créature si violente ? Il lui répondit, Que ceux qui aprennent à se tenir fermes à cheval, s’acoutument à monter les Chevaux les plus fougueux, & qu’après en être venus à bout, ils ne craignent pas d’être desarçonnez lors qu’ils en moment d’autres moins rétifs. Il a dit plus d’une fois à l’un ou à l’autre, qui lui parloit du même sujet, Mon cher Ami, vous êtes redevable à Xantippe, de ce que je soufre si bien vos emportemens dans la Dispute. Il disoit aussi en pareille occasion, Ma Poule glousse beaucoup, mais elle m’améne des Poulets : Ceux qui logent dans une Rue fort passante ne sont tas détournez par le bruit des Charretes.
Je voudrois, s’il est possible, qu’un Homme de bon sens se contentât de celle qui lui est tombée en partage, quand même ce seroit une Criailleuse, puis que, s’il ne peut la rendre meilleure, il peut lui-même en devenir meilleur. Mais, au lieu de poursuivre mon dessein & de m’étendre sur les agrémens & les atraits de l’amour conjugal, je m’amuse à raporter des Faits qui tournent à son préjudice. Quoi qu’il en soit, je fuis bien persuadé que tout ce qu’il y a d’agréable dans la Vie Humaine est assaisonné d’un nouveau relief dans l’état de Mariage. Celui qui aime sa Famille, & qui a quelque sujet de joie ne peut que la sentir redoubler lors qu’il se dit lui-même, Quel bonheur ne sera-ce pas pour ma Femme & pour mes Enfans ? D’un autre côté, s’il est exposé à quelque embarras ou à quelque péril, il peut s’en consoler, dans la pensée que la Femme & les Enfans en sont à l’abri. Il y a quelque chose dans cet état qui augmente les plaisirs, parce que d’autres y ont part, & qui dissipe les chagrins, parce que d’autres en sont exempts. Tous ceux qui sont mariez & qui ne goûtent pas cette aimable douceur, vivent dans une molle & fade indolence, qu’il est difficile d’ateindre ; ou bien ils se voient obligez à toute heure d’en venir à des paroles aigres, à des reproches sanglans & à des quérelles envenimées. En un mot, l’état de Mariage, accompagné ou privé de la tendresse mutuelle qui lui convient, est l’Emblême le plus exact du Paradis ou de l’Enfer que nous puissions admettre dans cette Vie.
T.

1Nommé Bracton.