Le Spectateur ou le Socrate moderne: XXI. Discours

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XXI. Discours

Citazione/Motto

—— —— —— —— —— —— usus,
Quem penes arbitrium est, & jus & norma —
Hor. A. P. V. 71.

L’Usage est le Maître absolu qui gouverne le monde

Metatestualità

Projet d’un Magasin public, pour y conserver les Modes, anciennes & modernes.

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Lettera/Lettera al direttore

Mr. le Spectateur

Racconto generale

« Un de mes Amis, qui devoit acheter bien des ajustemens pour sa Famille, m’obligea en dernier lieu de parcourir avec lui toutes nos Boutiques. Il étoit d’une si grande exactitude à cet égard & si curieux de voir tout ce qu’il y avoit de plus nouveau, qu’il m’ennuïa beaucoup ; mais incapable de le ramener, je le suivis par tout, & la variété de ces Objets me remplit l’esprit d’une enchainure de pensées fort amusantes. Lors qu’on examine les Modes en détail, qui ne s’étonneroit de voir les différentes Parures que la Vanité a mises en vogue, le nombre infini de Personnes qu’elle entretient, & la circulation de l’Argent qu’elle produit ? C’est ainsi que Dieu pourvoit à la subsistance de ceux qui veulent travailler, & qu’il tourne les Folies des uns à l’avantage des autres. Les Frangers, les Rubaniers, les Coefeuses, & plusieurs autres Ouvriers, qui seroient inutiles dans un état simple & naturel, viennent tous de la même source ; mais on n en voit guéres de ceux-ci oui soient jamais fort riches ; parce que la Vanité, sur laquelle ils sont fondez, les ruine par son inconstance. La Mode est si variable, que le train des affaires qui rouloit aujourd’hui dans un Canal passe demain dans un autre : de sorte que plusieurs Membres de la Société s’abîment ou fleurissent tour à tour. Quoi qu’il en soit, après avoir visité Boutiques, nous nous rendimes au Cabaret, où mon Ami me parut si content de ses Emplêtes, que je n’osai point l’entretenir de mes réflexions morales, de peur qu’il ne les prît pour une Censure : Ainsi je voulus bien m’accomoder à son foible & raisonner avec lui sur l’usage des Modes. Nous nous rapellames ici jusqu’où va la tyrannie de nos Sens, les vives impressions que font sur nous les Objets qui nous plaisent, la part que les Habits ont à nous rendre agréables, & combien il dépend de nous de paroître tels. Nous observames que les Hommes se réduisent en Societez, que les Societez sont formées de diférens Ordres de Personnes, & que ces Ordres se distinguent par leurs Habits, afin qu’on ait pour chacun les égards qui lui sont dûs. Nous reflechimes sur les avantages & les desavantages qui reviennent aux Hommes de la propreté ou de la négligence de leurs Habits. On voit quelquefois le plus timide parler en Compagnie d’un air fort libre persuadé qu’il est mis d’une maniere honête & décente ; qu’un Sot revêtu d’un Habit magnifique y est d’abord écouté avec attention, jusqu’à ce que sa foiblesse l’ait trahi ; & qu’un Homme de bon Sens, qui paroit en Habit négligé, y est reçu froidement, jusqu’à ce qu’il ait donné diverses preuves de son mérite. Nous en pouvions fournir l’un & l’autre tant d’Exemples, que ce Pere qui conseille à son Fils, dans un Livret qu’il a publié, de se mettre d’une manière qui soit plutôt au-dessus qu’au dessous de son état, nous parut avoir raison. Enfin nous crûmes le Sujet d’une si grande importance, qu’on devroit, selon nous, bâtir un Édifice exprès pour y conserver les Modes, de même qu’il y a des Cabinets de Médailles & d’autres Curiositez. On pourroit donner à ce Bâtiment la figure du Buste d’une Femme, comme est 1celui qu’on voit tout auprès d’une des Pyramides d’Egypte, & l’élever sur des Colomnes, dont les ornemens auroient un juste raport avec le dessein de tout l’Ouvrage. Par exemple, le Sculpteur représenteroit de la Frange sur la base, de la Dentelle sur la frise, & des Boucles de cheveux, ou des Favoris, avec des nœuds de Ruban par dessus, autour de la Corniche. Cet Edifice seroit divisé en deux Apartemens, un pour chaque Sexe, garnis l’un & l’autre de planches, sur lesquelles on mettroit des Boëtes, qui contiendroient le détail avec tous les termes propres des Modes, rangées, dans le même ordre que les Livres d’une Bibliothèque & qu’on fermeroit avec des portes à deux batans. D’ailleurs on y vetroit des Poupées sur des Piédestaux, habillées selon les différentes Modes qui ont été en vogue, & sur chaque Piédestal on marqueroit le tems auquel chaque Mode a fleuri. D’un autre côté, toute Personne qui inventerait une Mode apporteroit, dans ce Magasin public, sa Boëte, enrichie au frontispice, soit en relief ou en peinture, d’une Devise amoureuse ou enjouée, afin d’attirer plûtôt les yeux des Spectateurs, comme les Livres dorez sur tranche & sur le dos. Mais pour avoir soin de toutes ces choses, il faudroit établir un Garde-Magasin qui fût un Gentilhomme expert dans la maniere de se mettre ; & cet Emploi donneroit une subsistance honorable à quelque Damoiseau qui auroit dépensé tout son bien à suivre les Modes.

Metatestualità

Les raisons, qui nous faisoient esperer d’obtenir l’aprobation du Public étoient

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i. Que toute Personne d’un rang assez distingué pour introduire une Mode, & qui a quelque défaut, soit naturel ou accidentel, que les Habits ou les Ornemens peuvent cacher, peut trouver, dans ce Magasin, de quoi y remédier de la manière la plus agréable ; & que tous ceux qui ont quelque trait de beauté dans le visage ou le corps d’une belle tournure, peuvent y être fournis de tout ce qui peut leur donner du relief. ii. Que la plûpart de nos jeunes Gens ne vont dans les Païs étrangers que pour se former le goût aux belles manieres & à l’art de se bien mettre, que 1 établissement de notre Magasin les retiendroit chez nous, & nous épargneroit de bonnes Sommes d’argent qui sortent du Roïaume. Peut-être même que la Balance de la Mode en Europe, qui panche aujourd’hui du côté de la France, inclinerait de notre côté à l’avenir, & qu’il seroit aussi naturel aux François de passer en Angleterre, pour y mettre la derniere main à leur Education, qu’il l’a été aux Anglois d’aller en France dans cette vûe. iii. Au lieu que plusieurs Savans, qui auroient pû rendre de grands services au Public, ont emploïe de longues & pénibles recherches, avec une profonde litterature, à nous expliquer & à décrire les Habillemens des Anciens sur quelques passages obscurs, ils seront délivrez à l’avenir de cet embarras, & le monde ne gémira plus sous le poids de leurs gros & inutiles Volumes. En éfet notre Magasin sera une espece d’Archives, qu’on pourra consulter pour l’intelligence de ces endroits obscurs, & l’on ne s’en fiera plus aux Etymologies savantes, qui pourroient insinuer à ceux qui viendront après nous que le Vertugadin n’étoit en usage que parmi les Dames vertueuses, & que le Falbala ne servoit qu’à la Danse & au Bal. iv. Puis que les Personnes fort âgées critiquent d’ordinaire l’extravagance des Modes qui regnent à la fin de leurs jours & qu’elles grondent leurs Enfans de ce qu’ils les suivent, on peut se flater qu’elles reviendront de cette humeur chagrine, lors qu’on pourra tirer de notre Magasin les Modes qui étoient en vogue dans leur jeunesse, les produire pour notre justification, & leur faire voir qu’il n’en coûtoit pas moins, sous la Reine Elizabeth pour blanchir & goderonner une Fraise, qu’il en coûte aujourd’hui pour nos Cravates ou pour nos Fichus.
Résolus d’avoir des égards tout extraordinaires pout les Etrangers, & de les animer à venir se perfectionner chez nous dans une Science qui fait le talent propre des beaux Messieurs, nous avertirons ici le Public que l’Inscription, qu’on doit placer sur le frontispice de notre Magasin, sera conçue en termes d’une langue savant. Il y aura d’ailleurs un Tableau sur la Porte, au milieu duquel on verra un Mi-roir de Toilette & un Fauteuil. A l’un des côtez du Miroir, on representera des Boëtes à mouches, des Pelotes & de petites Bouteilles ; à l’autre, des Sachets à poudre, des Houpes, des Peignes & des Brosses : Au-delà de ces Objets, on découvrira des Epées, dont les bouts seront cachez, avec de beaux Nœuds de Ruban d’or ; Aux deux côtez du Tableau, il y aura des Eventails à demi ouverts, l’un à la suite de l’autre, jusqu’à ce qu’ils se rencontrent au sommet & qu’ils forment une espece d’Arcade au-dessus de tout le reste : Enfin on mettra cette jolie Inscription au bas :

Citazione/Motto

Adeste, ô quotquot sunt, Veneres, Gratie, cupidines, En vobis adsunt in promptu.
Faces, Vincula, Spicula ;
Hinc eligite, sumite, regite. C’est à-dire, « Venez ici, tout ce qu’il y a de Beautez, de Graces & d’Amours ; vous y trouverez des Flambeaux, des Liens & des Traits ; vous n’avez qu’à choisir, à les prendre & à gouverner le Monde »
Je suis, &c. A. B.
Je ne puis regarder le Projet de mon Ami que comme un bon moïen de mettre dans tout leur jour les Personnes ambitieuses de faire valoir le talent qu’elles ont pour les Bagatelles. Afin même de l’exécuter avec succès, je voudrais qu’il y eut des Directeurs de la Compagnie qu’on établiroit pour les Modes ; mais leur choix me paroit de si grande importance, que je n’oserois en décider tout seul ; ainsi mes Correspondans m’obligeroient beaucoup s’ils vouloient m’envoïer une Liste de ceux qu’ils jugent capables d’un si haut Emploi. Si chacun des principaux Caffez de la Ville me nommoit deux ou trois de tous les Orateurs, qu’on y admire, je leur promets de les insérer de bonne foi dans ma Liste. Mais je les avertirai ici qu’on doit préférer les vieux Damoiseaux, quoi qu’on les suive si peu aujourd’hui à l’égard de la manière de se mettre ; qu’il est d’une absolue nécessité de leur joindre tous ceux qui s’accommodent au tems & qui, sans aucune persuasion, ou vûe d’intérêt, changent avec la foule, dans la seule crainte de n’être pas à la Mode. Tous ceux qui, d’une humeur trop facile & trop complaisante, s’abandonnent au Vice à contrecœur, & qui, manque de courage pour suivre leurs propres lumières, se laissent conduire à des Guides qu’ils desaprouvent, tous ceux-là, dis-je, sont capables de ce bel Emploi. Ceux qui ont de la répugnance à vieillir, ou qui seroient tout ce qui est opposé au cours & à l’ordre des choses, pour s’attacher à la Mode, ont aussi droit d’y aspirer. En un mot, ceux qui, sans aucun mérite apparent, deviennent esclaves de la Mode, ne peuvent qu’avoir des talens cachez, qui brilleroient peut-être s’ils étoient élevez à un tel Poste ; il faut donc qu’on y ait égard dans la Liste qu’on dressera. Enfin toute Personne qui aura la bonté de m’envoïer une Liste de Gens de ce Caractere, ou de tout autre qui en aproche, est priée de vouloir me l’expedier d’aujourd’hui en quinze, & je leur en serai fort redevable. Au reste, il est bon d’avertir le Public que la Place du Medecin de la. Compagnie, qui doit avoir inspection sur les Modes, est déjà retenue en faveur d’un Sujet très digne, & qui a toutes les qualités requises.
T.

1Il est taille dans le Roc, & il a 26 pieds de haut