Le Spectateur ou le Socrate moderne: XX. Discours

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XX. Discours

Citação/Lema

–– –– Cui lecta potenter erit res,
Nec facundia deseret hunc, nec lucidus orde.
Hor. A. P. v. 40. Celui qui a bien médité son Sujet ne peut manquer de le traiter éloquemment, avec ordre & avec clarté.

Metatextualidade

La Methode est nécessaire dans la Conversation, aussi bien que dans les Livres.

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Metatextualidade

Entre les Discours que je donne tous les jours au Public, il y en a quelques-uns qui sont écrits avec ordre & méthode, & d’autres qui forment ces sortes de Compositions irregulieres qu’on nomme des Essais. A l’égard des premiers, j’ai tout mon Plan dans la tête avant que je le couche sur le Papier. A l’égard des autres, il me sufit d’avoir plusieurs pensées sur un Sujet, sans m’embarrasser de les ranger sous certains Chefs généraux, d’où elles paroissent naître les unes des autres. Seneque & Montaigne sont des Modèles dans ce dernier genre d’écrire, de même que Ciceron & Aristote excellent dans le premier. Lors que je lis un Auteur plein de génie qui écrit sans méthode, il me semble que je suis dans un Bois rempli de quantité de magnifiques Objets, qui s’élèvent l’un parmi l’autre dans la plus grande confusion du monde. Lors que je lis un Discours méthodique, je me trouve, pour ainsi dire, dans un Lieu planté d’Arbres en échiquier, où placé dans ses differens Centres je puis voir toutes les Lignes & les Allées qui en partent. Dans l’un on peut roder une journée entière, & découvrir à tout moment quelque chose de nouveau ; mais après avoir bien couru, il ne vous reste qu’une idée confuse du total : Dans l’autre, l’Oeui1 <sic> embrasse toute la Perspective, & vous en donne une idée si exacte, qu’il n’est pas facile d’en perdre le souvenir. L’irrégularité & le manque de Méthode ne sont pardonnables que dans les Hommes d’un grand savoir ou d’un beau génie, qui d’ordinaire abondent trop en pensées pour être exacts, & qui, à cause de cela même, aiment mieux jetter leurs perles à pleines mains devant un Lecteur que se donner la peine de les enfiler. La Méthode est avantageuse dans un Ouvrage, & pour l’Ecrivain & pour son Lecteur. A l’égard du premier, elle est d’un grand secours à son Invention. Lors qu’un Homme a formé le plan de son Discours, il trouve quantité de pensées qui naissent de chacun de ses Points capitaux, & qui ne s’étoient pas ofertes à son Esprit lors qu’il n’avoit examiné son Sujet qu’en gros. D’ailleurs ses pensées, mises dans tout leur jour & dans un ordre naturel, les unes à la suite des autres, en deviennent plus intelligibles, & découvrent mieux le but où elles tendent, que jettées au hasard sur le papier, sans ordre & sans liaison. Il y a toujours de l’obscurité dans la confusion, & la même Période, qui placée dans un endroit auroit servi à éclairer l’Esprit du Lecteur, l’embarrasse lors qu’elle est mise dans un autre. Il en est à peu près des Pensées dans un Discours méthodique comme des Figures d’un Tableau, qui reçoivent de nouvelles graces par la situation où elles se trouvent. En un mot, les avantages qui reviennent d’un tel Discours au Lecteur correspondent à ceux que l’Ecrivain en retire. Il conçoit aisément chaque chose, il y observe tout avec plaisir, & l’impression en est de longue durée. La Méthode n’est pas moins requise dans la Conversation ordinaire que dans un Écrit, lors qu’on veut parler pour se faire entendre. A l’ouïe de mille débats qu’il y a tous tes jours dans ces Caffez publics, je voi que mes Compatriotes auroient grand besoin de Méthode pour ranger leurs pensées. De dix questions qui se traitent dans ces Ecoles de Politique, il n’y en a pas une qui ne disparoisse au bout de trois ou quatre Périodes. Il en est de nos Disputeurs comme de la Séche qui, pour se garantir de quelque Poisson ennemi qui la serre de trop près, noircit toute l’eau qui l’environne, jusqu’à ce qu’elle devienne invisible. Celui qui ne sait pas mettre ses pensées en ordre a toujours, pour me servir de l’expression de la 1Pharmacopée qu’on attribue au Dr. Garth, une abondance stérile de mots ; c’est-à dire que le Fruit se perd au milieu de la quantité excessive des Feuilles.

Retrato alheio

Mr. Brollio est le plus irregulier Disputeur que j’aie vû de ma vie. Il a justement assez de lecture pour le rendre de la dernière impertinence ; il sait former des doutes mais il n’en résoud aucun. C’est dommage qu’il ait tant de savoir ou qu’il n’en ait pas beaucoup plus. Avec ces talens, il s’érige en Philosophe exemt de préjugez ; il trouve quantité de choses à blâmer dans le Gouvernement de son Païs, & il donne de justes soupçons qu’il ne croit pas une Vie à venir. En un mot, il est, un Athée aussi déterminé qu’il le puisse être par raport à son génie. Il a étudié une demi-douzaine de Lieux communs, sur lesquels il ne manque jamais de faire tomber la conversation, quelque éloignée qu’elle en soit : Par exemple, quoi qu’il s’agisse de Douai ou de Denain, il y a dix à parler contre un qu’il attaquera la Bigoterie du Peuple & la Friponerie des Prêtres. De là vient qu’il est admiré de tous ceux qui ont moins de sens que lui, & qu’il est méprisé de tous ceux qui en ont davantage.
Il n’y a personne en Ville que Mr. Brollio craigne tant que mon Ami Le Sage. Celui-ci, qui connoît sa manière d’argumenter & jusqu’où va sa Logique, ne le voit pas plutôt abandonner la Question, qu’il l’arrête tout court, & qu’il lui demande, Que s’ensuit- il de là ? Nous tombons d’accord de tout ce que vous venez d’avancer ; mais qu’est ce que cela fait à la question dont il s’agit ? J’ai vu quelquefois Mr. Brollio parler demi-heure de suite avec une merveilleuse éloquence & d’un air triomphant, lors que mon Ami Le Sage l’a rendu tout d’un coup muet, par la seule prière qu’il lui a faite de dire à la Compagnie quel étoit son but & ce qu’il vouloit prouver. En un mot,

Retrato alheio

Mr. Le Sage a l’Esprit net & méthodique ; mais il parle peu, & il a le même avantage sur Mr. Brollio qu’auroit un petit Corps de troupes réglées sur une Milice nombreuse qui n’est pas disciplinée.
C.

1Voïez la i. Note, qui est au bas de la page 183 du iii. Tome.