Le Spectateur ou le Socrate moderne: XVI. Discours

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Nivel 1

XVI. Discours

Cita/Lema

Ἐν ἐλπίσιν χρὴ τοὺς σοφοὺς ἔχειν βίον.

Eurip. in Ione, & ap. Stob. Serm. ix.

Il faut que les Sages vivent dans l’esperance d’un meilleur sort.

Metatextualidad

Des affets de l’Esperance en général, & en particulier de celle qui est fondée sur la Pieté.

Nivel 2

Le tems présent ne fournit guéres assez d’occupation à l’Esprit humain. Les Objets qui causent de la peine ou du plaisir, qui excitent l’amour ou l’admiration, ne sont pas si fréquens dans la Vie qu’ils puissent tenir l’Ame dans une action continuelle, & donner un exercice immédiat à ses facultez. Pour remédier à ce défaut, en sorte que l’Esprit ne manque jamais d’occupation, & qu’il ait toujours de quoi penser, il est revêtu de certaines facultez qui peuvent rappeler le passé, & même anticiper sur l’avenir. Cette merveilleuse Faculté, qu’on nomme la Mémoire, regarde toujours en arrière, lorsqu’il n’y a point d’objet qui nous occupe l’Esprit. Elle est comme un de ces Réservoirs, où plusieurs Animaux laissent une partie de leurs vivres, & d’où ils les font remonter dans le gueule, pour les ruminer, lors qu’ils manquent de nouvelle pârure. Si la Mémoire sert à remplir le vuide où l’Esprit se trouve, & lui fournit des idées du passé afin qu’il ait toujours de quoi s’entretenir, nous avons d’autres facultez qui le remuent, & qui l’occupent de l’avenir, je veux dire l’Esperance & la Crainte. Par le moïen de ces deux Passions nous nous transportons dans l’avenir, & nous pensons actuellement à des choses qui sont envelopées dans les profondeurs impénétrables du tems le plus reculé. Nous souffrons le Mal, & nous jouïssons du Bonheur, avant qu’ils existent ; nous pouvons faire avancer le cours du Soleil & des Etoiles, ou les perdre de vûe en nous promenant dans les espaces immenses de l’Eternité, lors que le Ciel & la Terre ne seront plus. Qui peut s’imaginer, pour le dire en passant, que l’existence d’une Créature, dont les pensées vont au-delà du tems, soit renfermée dans des bornes si étroites ? Mais je ne raisonnerai dans ce Discours que fut l’Esperance. Les plaisirs que nous goûtons dans ce Monde sont en si petit nombre & si passagers, que l’Homme seroit la plus miserable de toutes les Creatures, s’il n’étoit doué de cette Passion, qui lui donne quelque avant-goût d’un Bonheur qui peut lui arriver un jour. Nous devrions esperer tout ce qui est bon, dit l’ancien Poëte Linus, parce qu’il n’y a rien qu’on puisse attendre, & que les Dieux ne soient en état de nous accorder. L’Esperance anime toute notre vie & tient l’Esprit éveille au milieu de sa plus grande indolence. Elle produit la serenité & la bonne Humeur. C’est une espece de chaleur vitale, qui recrée & réjouit l’Ame, sans qu’elle y fasse attention. Elle adoucit la peine & rend le travail agréable. Outre tous ces avantages qui naissent de l’Esperance, il y en a un autre qui n’est pas des moindres, je veux dire la vertu qu’elle a de nous empêcher de faire trop de cas du bonheur present.

Ejemplo

La Réponse de Cesar est connue de tout le monde. Lors qu’il eut distribué tout son bien à ses Amis, un d’eux lui demanda ce qu’il s’etoit reservé pour lui-même ; à quoi ce grand Homme répondit, en un seul mot, l’Esperance. Sa Magnanimité naturelle l’empêchoit d’estimer ce qu’il possedoit actuellement, & tournoit toutes ses pensées sur quelque chose de plus considérable qu’il avoit en vûe.

Metatextualidad

Je ne doute pas que mes Lecteurs ne tirent, de cet Exemple, une Leçon de Morale, & qu’ils ne s’en fassent l’aplication à eux-mêmes sans mon secours.

Fábula

L’ancienne Fable de la Boëte de Pandore, que plusieurs Savans croient avoir été formée sur la tradition de la Chute du premier Homme, fait voir que les Païens regardoient cette vie comme un triste & malheureux état sans l’Esperance. Ils nous disent donc, suivant leur Théologie, que Pandore ofrit une grande Boëte à notre premier Pere, qui me l’eut pas plûtôt ouverte, qu’il en sortit toutes les Calamitez & les Maladies, ausquelles les Hommes sont sujets depuis ce tems-là ; mais que l’Esperance s’attacha si bien au couvercle, qu’elle y fut de nouveau renfermée.

Metatextualidad

J’ajouterai ici deux Remarques.
L’une est qu’il n’y a point de Vie si heureuse que celle qui est pleine d’Esperance, sur tout lors que cette Esperance est bien fondée, & qu’elle regarde un Objet d’une nature sublime, capable de tendre heureuse la Personne qui en jouït. Cette Proportion doit être de la derniere évidence pour ceux qui considerent à quoi se bornent les plaisirs temporels de l’Homme du monde le plus heureux, & qu’ils ne sauroient jamais lui donner une satisfaction pleine & entiere. Ma seconde Remarque est qu’une Vie sainte & religieuse est celle qui abonde le plus en une Esperance bien fondée, qui roule sur des Objets capables de nous rendre parfaitement heureux. Cette Esperance, dans un Homme qui a de la pieté, est beaucoup plus ferme, & plus sûre que celle d’aucun Bien temporel, en ce qu’elle est soutenue non seulement par la Raison, mais aussi par la Foi. Elle a toujours les yeux fixez sur cet état, qui emporte, dans son idée, le Bonheur le plus entier & le plus exquis. J’ai déjà dit que l’Esperance en général adoucit les amertumes de la Vie, & qu’elle rend notre condition présente suportable, si ce n’est pas même agréable ; mais l’Esperance religieuse a bien d’autres avantages. Elle soutient non seulement l’Esprit au milieu des soufrances, mais elle fait qu’il en a de la joie, en ce qu’elles peuvent servir à lui procurer le but où il tend. L’Esperance religieuse a d’ailleurs cet avantage au-dessus de toutes les autres, en ce qu’elle peut ranimer pour ainsi dire, un Homme qui est entre les bras de la Mort, le remplir de joie & de consolation, & quelquefois même l’élever jusques à l’extase & au ravissement. Il triomphe dans son agonie, pendant que son Ame s’envole avec joie vers le grand Objet qu’elle a toujours eu en vûe, & qu’elle abandonne son Corps, dans l’atente d’une Resurrection glorieux, qui les réunira tous deux ensemble. Je conclurai cet Essai par les termes emphatiques du Psalmiste, animé d’une vive esperance, soit à l’égard de sa personne, ou de celui qu’il représentoit, au milieu des perils & des adversitez qui l’environnoient.

Cita/Lema

1J’ai toujours eu, dit-il, l’Eternel devant moi ; parce qu’il est à ma droite, je ne serai point ébranlé. A cause de cela, mon cœur s’est réjoui, ma Langue a témoigné ma joie, & ma chair reposera en esperance. Car tu ne laisseras point mon ame dans dans le sépulcre, & tu ne permettras pas que ton Saint éprouve la corruption. Tu me feras connoître le chemin de la vie : en ta presence il y a un rassasiement de joie, & à ta droite des plaisirs qui dureront toujours.
C.

1Psal. xvi 8. ii.