Le Spectateur ou le Socrate moderne: LXVI. Discours

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Nivel 1

LXVI. Discours

Cita/Lema

Animum rege : qui, nisi paret,
Imperat,
Hor. L. I. Epist. II. 62

Rendez-vous maître de votre passion, autrement elle vous tyranniseroit.

Metatextualidad

Portrait de l’homme colere, du chagrin & du hargneux.

Nivel 2

C’est une expression assez commune de dire qu’un tel Homme est d’un fort bon naturel, quoi qu’il soit fort passionné. J’avouë que l’Expression est bien radoucie pour un Homme de cette trempe, qui, selon mes idées, mérite moins d’indulgence qu’aucun autre. Il est vrai que sa colere passe vite : c’est-à-dire qu’il expédie bientôt le mal qu’il fait ; ce qui ne me parôit pas un éloge trop favorable.

Retrato ajeno

J’ai connu un de ces Hommes emportez & d’un bon naturel, qui dans une Compagnie mêlée, disoit, à sa Femme ou à ses Enfans, des choses que le plus cruel des Ennemis n’auroit osé dire, ni même penser.
Il est certain que la sensibilité est inséparable d’un Esprit vif ; mais d’où vient que cet Esprit doué d’une si grande pénétration ne réunit pas toutes ses forces pour reprimer sa colere ? Un des plus grands Génies qu’il y ait en Europe, & des plus sujets naturellement à s’emporter, s’est si bien vaincu à cet égard, qu’on le cite aujourd’hui comme un Exemple de retenue & de moderation. S’occuper à domter ce Monstre, je veux dire un Esprit colérique, c’est le plus noble de tous les exercices. Lors qu’on y a fait quelque progrès, on a un souverain mépris pour ceux qui négligent cette étude. Chacun devroit s’y apliquer, s’il aime le repos & la douceur de la vie. Celui qui prend feu, à la moindre étincelle qui le touche, se rend la vie incommode à lui-même, & à tous ceux qui l’environnent.

Retrato ajeno

Hourague se conduit de la maniere du monde la plus ridicule & la plus impertinente ; il passe la vie à choquer ses Amis, & à leur en demander pardon. S’il arrive que son Valet retourne dans la Chambre sans aporter ce qu’il lui avoit dit,

Diálogo

ce gros Butor, s’écrie-t-il, Messieurs, je vous demande pardon ; mais aujourd’hui les Domestiques . . . . . 
On a mis sur la Table des assiettes qui ne lui plaisent pas ; il les jette au milieu de la Chambre ; sa Femme, qui le voit, est en peine pour lui ; il le remarque dans ses yeux, & il répond à ce qu’elle pense :

Diálogo

Que Diable, ajoute-t-il, veut dire tout cela ? Pourquoi n’avez-vous pas soin de donner les ordres qu’il faut ?
Les Conviez se rangent autour de la Table, sans avoir presque aucun apétit, malgré les bons mets, dont elle est couverte, de peur qu’il ne lui échape à tout moment quelque nouvelle incartade. En un mot, ceux qui rendent visite à Hourague, ou qui vont manger avec lui, doivent s’atendre à voir exhaler sa colere, demonter sa Famille, & mettre leur patience à l’épreuve.
N’est-ce pas quelque chose qui tient du prodige, que la honte & la confusion, que cet Homme voit sur le visage de tous ses Amis, ne soit pas capable de le faire un peu rentrer en lui-même, & de le ramener de son égarement ? N’est-ce pas abandonner la Raison de la maniere du monde la plus indigne ? Tout le bon naturel, qu’on lui atribue, se réduit à celui d’un gros Mâtin, qui est tranquille, pendant qu’on ne l’agace pas. Un de ces Furieux assemblera, dans un moment, une foule de traits satiriques, & d’allusions directes à des circonstances cachées, qui peuvent semer la discorde dans toutes les Familles qu’il connoit ; & avec tout cela, un quart d’Heure après, c’est le meilleur Homme du monde. Si vous voulez voir la Rage dépeinte au naturel, sans aucune étincelle de Raison, vous n’avez qu’à parcourir ce qu’un de nos Poëtes écervelez fait dire à un Heros furibond, je veux dire Nath. Lee à son Alexandre. Le voici mot pour mot :

Cita/Lema

Arriere, loin d’ici, fuïez mon Tourbillon ;
ou je vous soufle ne l’air tous comme un Papillon :
La Fureur me saisit, m’entraîne & me tourmente ;
Plus je rendrois guéris, & plus mon mal augmente,
O Vangeance ! ô Discorde ! ô Rage ! ô Desespoir !
Déchirez-moi le sein, redoublez mon pouvoir !
Laissez partir le feu qui brûle dans mes veines, qui trouble mon cerveau, sans terminer mes peines ;
Mon cœur prêt à crever, va produire un tel vent, que les Astres du Ciel cherront en un moment.
Il n’y a point d’Homme passionné dans la Ville, qui n’emploie la moitié du jour à discourir d’une maniere aussi ridicule, & qui ne s’échape en ménaces qu’il n’est guère plus en état d’executer. Celui qui tient le second rang après l’Homme colére, & qui n’est pas moins desagréable en Compagnie, est celui qu’on apelle chagrin & bourru. Il peut avoir quelque raison pour être de mauvaise humeur, ou il hait naturellement toute sorte de plaisir : C’est à cause de cela qu’il reçoit, d’un air dédaigneux, tout ce qui se dit, ou qui se fait en sa presence ; qu’il le condamne du Bonnet, & qu’il ne veut pas que les autres soient plus heureux que lui-même. On devrait mêler de l’absinthe dans tout ce qu’un tel Homme boit ou mange en bonne compagnie. Ce qu’il y a de singulier est que cette Humeur chagrine passe quelquefois pour une délicatesse de Goût, difficile à contenter ; mais il n’y a que ceux qui portent la Livrée d’un tel Homme, ou qui mangent son pain, qui soient obligez de soufrir ses brusqueries. Entre les Personnes de bon sens & qui savent vivre, tout doit ceder aux lumieres de la Raison, & aux regles de la Bienséance. Le troisième Caractère de cette espèce est celui du Hargneux, qui se plait à l’Ironie & qui se découvre sur tout lors qu’il parle à ses Inferieurs ou à ses Domestiques.

Diálogo

Cela vous sied bien, dit-il à l’un ; vous êtes un fort joli Garçon ; tu as la tête la mieux timbrée du monde ;
& autres expressions de cette nature. Qui ne croiroit que ces différens Génies travailleroient à se corriger au plutôt, convaincus qu’ils ont besoin d’une grande tolerance & d’être souvent pardonnez ?

Nivel 3

Relato general

J’en étois ici, lors que j’entendis quelque bruit chez un Libraire François de mon voisinage, ou il y eut la plus plaisante Scène, qu’on ait jamais vûe & qui quadre à merveille avec mon sujet. Un de nos Savons du premier ordre d’un air grave & empesé, qui, malgré tous ses beaux talens, a la conception fort dure lors qu’on en veut à sa Bourse, y étoit aux prises avec le Libraire. Le flegme de l’un qui avoit tort, & l’agitation de l’autre, qui avoit le droit de son côté, formoient le contraste le plus singulier du monde. Après que le Savant eut feuilleté plusieurs Volumes, le Libraire lui dit,

Diálogo

Monsieur, vous ignorez pas que je vous ai prêté depuis long-tems un Volume de Sermons François & que vous ne me l’avez pas rendu jusques-ici. « Cela est vrai », repliqua l’Homme de Lettres, « je l’ai même cherché bien des fois, sans l’avoir pû trouver ; il faut que je l’aie prêté à quelcun, qui n’a pas eu soin de me le rendre ; mais il y a tant d’années, que je ne sai plus à qui je l’ai donné. » Le Libr. Vous n’avez donc, Monsieur, qu’à prendre l’autre Volume, ou je t’envoïerai chez vous, & vous la bonté de me les païer tous deux. Le Sav. « Quoi ! mon Ami, croïez-vous que ce Livre ne sera pas aussi imparfait dans ma Bibliotheque, qu’il le peut être dans votre Boutique ? » Le Libr. Sans doute, Mr. je le croi ; mais c’est vous qui avez perdu le premier Volume, & il faut que vous me païez l’un & l’autre. Le Sav. « Vous êtes encore jeune, mon Ami ; votre Livre est perdu, & cela vous doit apprendre à soutenir de plus grandes pertes, qui pourroient bien vous arriver quelque jour. » Le Libr. Monsieur, je les suporterai, quand il le faudra ; mais ce n’est pas là de quoi il s’agit à present ; je vous ai donné mon Livre, & c’est vous qui devez me le païer. Le Sav. «  Vous vous échaufez, mon Ami, je vous dis que votre Livre est perdu, & si cette bagatelle est capable de vous mettre hors des gonds, je prévois qu’il vous arrivera des malheurs qui vous feront enrager, puis que la vie la plus heureuse est toûjours accompagnée de quelque revers. » Le Libr. Il ne s’agit ici, Monsieur, ni de revers ni de patience : vous avez mon Livre, & vous êtes mon Débiteur. Le Sav. «  Je vous dis, Mr, que je n’ai pas votre Livre ; mais la colere vous aveugle à un tel point, que vous ne faites aucune atention à ce que l’on vous dit. Aprenez à soutenir les disgraces de cette vie sans murmure & sans chagrin, vous êtes d’un esprit impatient ; il est de mon devoir de vous en avertir, & de vous dire que l’impatience expose toûjours à quelque calamité. » Le Libr. A-t-on jamais rien vû de pareil ? Le Sav. « Oui, Monsieur, il est arrivé bien des choses de cette nature. Votre perte ne vaut pas la peine d’être mise en ligne de compte ; mais vous êtes d’un esprit violent & emporté, incapable de soufrir la moindre disgrace : Ne trouvez donc pas mauvais que je vous exhorte à la patience ; quoi que le Livre soit perdu, cela ne vous oblige pas à vous perdre vous-même. »
T.