Référence bibliographique: Anonym (Éd.): "LXIII. Discours", dans: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.4\063 (1720), pp. 377-383, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1361 [consulté le: ].


Niveau 1►

LXIII. Discours

Citation/Devise► Quales Threiciae cùm flumina Thermodoentis
Pulsant, & pictis bellantur Amazones armis :
Seu circum Hippolyten, seu cum se Martia curru
Penthesilea refert, magnóque ululante tumultu
Fœminea exultant lunatis agmina peltis.
Virg. Æneid. XI. 659.

C’est ainsi que les Amazones frapent des piez sur les bords du Thermodoon Fleuve de la Thrace, & qu’elles se batent avec leurs armes peintes de diverses couleurs : C’est ainsi qu’elles se rendent en foule, avec de grands cris & leurs Boucliers faits en croissant, autour de leur Reine Hippolyte, ou de la belliqueuse Penthesilée, lors que montée sur son char, elle poursuit les Ennemis. ◀Citation/Devise

Metatextualité► Autres particularitez à l’égard des Amazones & du Peuple d’hommes qui étoient leurs voisins. ◀Metatextualité

Niveau 2► Après avoir examiné le Manuscrit, dont j’ai parlé dans mon dernier Discours, & vû ce qu’il y a sur la République des Femmes ; j’y ai trouvé diverses particularitez qui méritent bien l’atention de mes Lecteurs.

[378] Niveau 3► Récit général► Allegorie► 1 Les Filles de qualité, depuis l’âge de six ans jusques à douze, y étoient mises dans des écoles, où elles aprenoient à se battre à coups de poing & de tricot, avec plusieurs autres Exercices de la même nature ; en sorte qu’il n’y avoit rien de plus ordinaire que de voir une jeune Fille retourner le soir chez elle avec la tête fracassée, ou deux ou trois dents de moins. On leur aprenoit ensuite & monter à Cheval, à tirer de l’Arc, à darder un Javelot, ou à fronder, & l’on en formoit diverses Compagnies pour les perfectionner dans les Exercices militaires. Aucune Fille ne pouvoit être mariée, qu’elle n’eût tué son Homme. Les Dames de qualité, au lieu de badiner avec de petits Chiens, jouoient [379] avec des Lionceaux ; & lors qu’elles faisoient quelque Partie de plaisir, au lieu de se divertir au Jeu de l’Ombre ou au Piquer, elles s’exerçoient, tous un après midi, à la Lute, ou à qui jetteroit plus loin une Barre avec le pié. On n’a jamais vû monter la rougeur au visage, ni entendu pousser le moindre soupir à qui que ce soit dans la République. Les Femmes ne s’habilloient jamais que pour se rendre terribles ; c’est à cause de cela même qu’après une Bataille, elles se peignoient quelquefois les joues avec le sang de leurs Ennemis. De là vient aussi que le visage le plus balafré passoit pour le plus beau. Si elles trouvoient de la Dentelle, des Joïaux, des Rubans, ou autres parures d’Oc ou d’Argent, parmi le butin qu’elles faisoient, le harnois de leurs Chevaux en étoit enrichi sans qu’il leur vint dans l’Esprit de s’en ajuster elles-mêmes. On accordoit certains Droits & Privileges à toute Mere qui avoit trois Filles. Le Senat étoit composé de vieilles Femmes, &, par les Loix du Païs, il étoit défendu d’y en admettre aucune à moins qu’elle ne fût plus en âge d’avoir des Enfans. Elles prétendoient que leur République avoit subsisté quatre mille ans ; mais cela n’est point du tout probable, si l’on ne supose qu’elles mesuroient le Tems par des Années Lunaires ; ce qui pourroit bien être vrai.

Il y eut, dans cette République de Femmes, une grande Révolution, causée par [380] un Roi du voisinage, qui, après leur avoir fait la guerre plusieurs années de suite avec différens succès, les batit enfin à plate couture dans une sanglante Bataille. On atribue leur défaite à diverses causes : Les uns prétendent que Madame la Secretaire d’Etat, sujette aux vapeurs de la rate, dont elle venoit de ressentir les effets, commit quelques lourdes bévûes dans les Ordres qu’elle avoit expediez vers ce tems-là ; D’autres disent que la Gouvernante en chef étoit alors enceinte, & que ce fut ce qui 1’empêcha de veiller aux affaires publiques , & d’en avoir tout le soin que l’exigence du Cas le requeroit ; mais je ne saurois y ajouter foi, puis que cela ne s’accorde pas avec une des Maximes fondamentales de leur Etat, dont j’ai parle à la fin de 1’Article précedent. Mon Auteur allégue une raison beaucoup plus probable de ce désastre ; il soutient que Madame la Générale mit un Enfant au monde, ou que du moins elle eut une fausse couche, la veille même du Combat. Quoi qu’il en soit, cette insigne déroute les obligea d’apeller à leur secours les Hommes de la Nation voisine, leurs bons Amis & Alliez ; mais, malgré tous leurs éforts réunis, la Guerre dura plusieurs années, avant qu’on pût 1’amener à une heureuse fin.

Les Campagnes, que les deux Sexes firent ensemble, les familiarisent si bien 1’un avec 1’autre, qu’à la fin de la Guerre, ils n’eurent pas envie de se desunir. Lors [381] qu’ils l’entreprirent de concert, chacun d’eux avoit son Camp à part, mais dans la suite devenus plus familiers, ils dresserent leurs Tentes pêle-mêle, sans aucune distinction.

Depuis cet heureux moment, les deux Sexes polirent de jour en jour. Les Hommes invitoient les Femmes ou les Filles dans leurs Quartiers, & ils ornoient leurs Tentes de fleurs & de branches d’Arbres, pour les recevoir. S’ils en trouvoient une plus à leur gré qu’une autre, ils gravoient son Nom sur la Table, ou ils traçoient sa Figure avec de la craie sur une muraille, ou ils parloient d’elle en des termes pleins d’une espèce d’Enthousiasme, qu’ils convertirent peu à peu en Vers & en Sonnets. Ce fut ainsi la premiere Ebauche de l’Architecture, de la Peinture & de la Poësie au milieu de ce Peuple grossier. Lors que les deux Sexes avoient remporté quelque avantage sur l’Ennemi, pour en marquer leur joie, ils gambadoient ensemble, & faisoient un grand cliquetis de leurs Epèes, & de leurs Boucliers ; ce qui, au bout de quelques années, produisit de jolies Chansons & des Danses regulieres.

Les Femmes, accoûtumées dans ces occasions à folâtrer avec les Hommes, se plaignirent de l’épaisseur exorbitante de leurs Barbes, & de la furieuse longueur de leurs Ongles ; de sorte qu’animez par cet avis, ils eurent soin de se délivrer de toutes ces superfluitez, & de se rendre aussi [382] agréables qu’ils pûrent à leurs bonnes Amies & Alliées.

Si les deux Sexes avoient fait quelque butin sur l’Ennemi, les Hommes donnoient aux Femmes qu’ils admiraient le plus tout ce qu’il y avoit de beau ou de riche, & ils ornoient souvent le cou, la tête ou les bras de leurs Maïtresses de tout ce qui leur paroissoit joli ou galant. Les Femmes, convaincues que les Hommes se plaisoient à les regarder lors qu’elles étoient embellies de tous ces Colifichets, mirent tout en œuvre pour inventer de nouvelles Modes, & briller les uns au dessus des autres dans les Conseils de Guerre & dans toutes les Assemblées publiques. D’un autre côté, les Hommes n’eurent pas plûtôt observé que les Femmes recherchoient la parure avec ardeur, qu’ils travaillerent à s’ajuster eux-mêmes, & à gagner leurs bonnes grâces autant qu’il leur fut possible. En un mot, après quelques années de conversation entre les deux Sexes, les Femmes se hasarderent à sourire, & les Hommes à lorgner, les Femmes sentirent de la tendresse & les Hommes de la vivacité.

Lors qu’ils furent polis insensiblement l’un & 1’autre, à la fin de la Guerre, qui se termina par la ruine totale de leur Ennemi, les Colonels d’une Armée épouserent les Colonelles de l’autre, les Capitaines en userent de même, & tous les Soldats suivirent l’exemple de leurs Officiers. Ainsi [383] les deux Républiques ne formerent qu’un seul Corps, & devinrent l’Etat le plus florissant & le mieux policé qu’il y eut dans toute cette Partie du Monde habitable. ◀Allegorie ◀Récit général ◀Niveau 3

C. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1

1Il n’y nul doute que ce Discours ne soit une espèce d’Allégorie ; mais je n’oserois décider quel en est le bon. Il semble qu’on pourroit l’apliquer aux Torys & aux Whigs, qui se croisérent toûjours sous le Roi Guillaume : aux tristes effets de leur desunion, pendant la Guerre qu’on eut alors avec la France, & aux suites heureuses de l’union de ces deux Partis, du moins de ceux qui étoient moderez de l’un & de l’autre côté, sous la Reine Anne. Peut-être aussi que l’Auteur a en vûe l’union des Anglois avec les Hollandois, ou celle des Roïaumes d’Angleterre & d’Ecosse en un seul, ou quelque autre chose de cette nature ; mais, dans ces trois Cas suposez, la Conclusion est plûtôt une espèce de Prédiction de ce qu’on avoit sujet d’atendre, que le recit d’un événement déjà passé. Peut-être même que l’auteur n’en veut ici qu’aux Dames Angloises, qui marquoient trop de zèle pour les Wighs ou les Toris. D’ailleurs, peu de gens ignorent qu’on ne doit jamais trop presser les termes d’une Allégorie, & qu’il sufit que les choses y quadrent en gros.