1Les Filles de qualité,
depuis l’âge de six ans jusques à douze, y étoient
mises dans des écoles, où elles aprenoient à se
battre à coups de poing & de tricot, avec
plusieurs autres Exercices de la même nature ; en
sorte qu’il n’y avoit rien de plus ordinaire que de
voir une jeune Fille retourner le soir chez elle
avec la tête fracassée, ou deux ou trois dents de
moins. On leur aprenoit ensuite & monter à
Cheval, à tirer de l’Arc, à darder un Javelot, ou à
fronder, & l’on en formoit diverses Compagnies
pour les perfectionner dans les Exercices
militaires. Aucune Fille ne pouvoit être mariée,
qu’elle n’eût tué son Homme. Les Dames de qualité,
au lieu de badiner avec de petits Chiens, jouoient
avec des Lionceaux ; & lors
qu’elles faisoient quelque Partie de plaisir, au
lieu de se divertir au Jeu de l’Ombre ou au Piquer,
elles s’exerçoient, tous un après midi, à la Lute,
ou à qui jetteroit plus loin une Barre avec le pié.
On n’a jamais vû monter la rougeur au visage, ni
entendu pousser le moindre soupir à qui que ce soit
dans la République. Les Femmes ne s’habilloient
jamais que pour se rendre terribles ; c’est à cause
de cela même qu’après une Bataille, elles se
peignoient quelquefois les joues avec le sang de
leurs Ennemis. De là vient aussi que le visage le
plus balafré passoit pour le plus beau. Si elles
trouvoient de la Dentelle, des Joïaux, des Rubans,
ou autres parures d’Oc ou d’Argent, parmi le butin
qu’elles faisoient, le harnois de leurs Chevaux en
étoit enrichi sans qu’il leur vint dans l’Esprit de
s’en ajuster elles-mêmes. On accordoit certains
Droits & Privileges à toute Mere qui avoit trois
Filles. Le Senat étoit composé de vieilles Femmes,
&, par les Loix du Païs, il étoit défendu d’y en
admettre aucune à moins qu’elle ne fût plus en âge
d’avoir des Enfans. Elles prétendoient que leur
République avoit subsisté quatre mille ans ; mais
cela n’est point du tout probable, si l’on ne supose
qu’elles mesuroient le Tems par des Années
Lunaires ; ce qui pourroit bien être vrai. Il y eut,
dans cette République de Femmes, une grande
Révolution, causée par un Roi du
voisinage, qui, après leur avoir fait la guerre
plusieurs années de suite avec différens succès, les
batit enfin à plate couture dans une sanglante
Bataille. On atribue leur défaite à diverses
causes : Les uns prétendent que Madame la Secretaire
d’Etat, sujette aux vapeurs de la rate, dont elle
venoit de ressentir les effets, commit quelques
lourdes bévûes dans les Ordres qu’elle avoit
expediez vers ce tems-là ; D’autres disent que la
Gouvernante en chef étoit alors enceinte, & que
ce fut ce qui 1’empêcha de veiller aux affaires
publiques , & d’en avoir tout le soin que
l’exigence du Cas le requeroit ; mais je ne saurois
y ajouter foi, puis que cela ne s’accorde pas avec
une des Maximes fondamentales de leur Etat, dont
j’ai parle à la fin de 1’Article précedent. Mon
Auteur allégue une raison beaucoup plus probable de
ce désastre ; il soutient que Madame la Générale mit
un Enfant au monde, ou que du moins elle eut une
fausse couche, la veille même du Combat. Quoi qu’il
en soit, cette insigne déroute les obligea d’apeller
à leur secours les Hommes de la Nation voisine,
leurs bons Amis & Alliez ; mais, malgré tous
leurs éforts réunis, la Guerre dura plusieurs
années, avant qu’on pût 1’amener à une heureuse fin.
Les Campagnes, que les deux Sexes firent ensemble,
les familiarisent si bien 1’un avec 1’autre, qu’à la
fin de la Guerre, ils n’eurent pas envie de se
desunir. Lors qu’ils l’entreprirent de
concert, chacun d’eux avoit son Camp à part, mais
dans la suite devenus plus familiers, ils dresserent
leurs Tentes pêle-mêle, sans aucune distinction.
Depuis cet heureux moment, les deux Sexes polirent
de jour en jour. Les Hommes invitoient les Femmes ou
les Filles dans leurs Quartiers, & ils ornoient
leurs Tentes de fleurs & de branches d’Arbres,
pour les recevoir. S’ils en trouvoient une plus à
leur gré qu’une autre, ils gravoient son Nom sur la
Table, ou ils traçoient sa Figure avec de la craie
sur une muraille, ou ils parloient d’elle en des
termes pleins d’une espèce d’Enthousiasme, qu’ils
convertirent peu à peu en Vers & en Sonnets. Ce
fut ainsi la premiere Ebauche de l’Architecture, de
la Peinture & de la Poësie au milieu de ce
Peuple grossier. Lors que les deux Sexes avoient
remporté quelque avantage sur l’Ennemi, pour en
marquer leur joie, ils gambadoient ensemble, &
faisoient un grand cliquetis de leurs Epèes, &
de leurs Boucliers ; ce qui, au bout de quelques
années, produisit de jolies Chansons & des
Danses regulieres. Les Femmes, accoûtumées dans ces
occasions à folâtrer avec les Hommes, se plaignirent
de l’épaisseur exorbitante de leurs Barbes, & de
la furieuse longueur de leurs Ongles ; de sorte
qu’animez par cet avis, ils eurent soin de se
délivrer de toutes ces superfluitez, & de se
rendre aussi agréables qu’ils pûrent à
leurs bonnes Amies & Alliées. Si les deux Sexes
avoient fait quelque butin sur l’Ennemi, les Hommes
donnoient aux Femmes qu’ils admiraient le plus tout
ce qu’il y avoit de beau ou de riche, & ils
ornoient souvent le cou, la tête ou les bras de
leurs Maïtresses de tout ce qui leur paroissoit joli
ou galant. Les Femmes, convaincues que les Hommes se
plaisoient à les regarder lors qu’elles étoient
embellies de tous ces Colifichets, mirent tout en
œuvre pour inventer de nouvelles Modes, &
briller les uns au dessus des autres dans les
Conseils de Guerre & dans toutes les Assemblées
publiques. D’un autre côté, les Hommes n’eurent pas
plûtôt observé que les Femmes recherchoient la
parure avec ardeur, qu’ils travaillerent à s’ajuster
eux-mêmes, & à gagner leurs bonnes grâces autant
qu’il leur fut possible. En un mot, après quelques
années de conversation entre les deux Sexes, les
Femmes se hasarderent à sourire, & les Hommes à
lorgner, les Femmes sentirent de la tendresse &
les Hommes de la vivacité. Lors qu’ils furent polis
insensiblement l’un & 1’autre, à la fin de la
Guerre, qui se termina par la ruine totale de leur
Ennemi, les Colonels d’une Armée épouserent les
Colonelles de l’autre, les Capitaines en userent de
même, & tous les Soldats suivirent l’exemple de
leurs Officiers. Ainsi les deux
Républiques ne formerent qu’un seul Corps, &
devinrent l’Etat le plus florissant & le mieux
policé qu’il y eut dans toute cette Partie du Monde
habitable.