Le Spectateur ou le Socrate moderne: LVIII. Discours

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Niveau 1

LVIII. Discours

Citation/Devise

populumque falsis
Dedocet uti
Vocibus;
Hor. L. II. Ode II. 20.

La Vertu aprend au Peuple à parler juste.

Metatextualité

Caractères de diverses Personnes, qui méritent d’être logées dans l’Infirmerie, dont il est parlé dans le LIV. Discours.

Niveau 2

« Après vous avoir rendu compte d’une troupe de bons Amis, qui étoient allez à la Campagne, il est juste de vous dire que j’en ai eu des nouvelles. On m’écrit que l’établissement de l’Infirmerie pour ceux qui seroient de mauvaise humeur y avoit produit un très-bon effet. Il y a quatre ou cinq Personnes qui ont eu la prudence de s’y retirer d’elles-mêmes, & qui ont envoïé leurs Memoires à la Compagnie pour l’en avertir, & lui en marquer leurs raisons. Les voici les uns & les autres, tels que je les ai reçus. Le I. de ces Memoires est de Mademoiselle Jeanne de Fourbin, qui n’est point mariée. Elle y represente, en toute humilité, ce qui suit :

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Hétéroportrait

Que convaincue de son manque de mérite, & de la vanité qu’elle a de vouloir être admirée de tout le monde, elle s’étoit rendue, de son propre mouvement, à l’Infirmerie ? Qu’elle sent bien qu’une Personne vaine est la plus insuportable Créature qu’il y puisse avoir dans une Société de Gens pôlis & bien élevez ; Qu’avant qu’elle paroisse de nouveau en public, elle voudroit bien être assûrée qu’on ne lui feroit pas plus la Cour qu’à toute autre de la Compagnie, quoi qu’on pût lui trouver quelque beauté ; Qu’une Personne qui entreprenoit d’en louer une autre lui sembloit de se donner par-là une espèce de superiorité ; Qu’enfin elle s’étoit mise dans l’Infirmerie, pour éviter un certain Gentilhomme qui s’étoit déclaré son Admirateur ; Qu’ainsi elle suplioit très-humblement la Compagnie de vouloir déclarer que tout Eloge hors de saison seroit tenu pour une Injure, & puni avec la même rigueur que la Médisance, puis que celle-ci ne faisoit que taxer les Gens d’être vicieux, au lieu que l’autre les rendoit tels.
Malgré la délicatesse & la bonne foi qui paroissent dans ce Mémoire, on m’écrit que les allégations en furent trouvées sans fondement, que la prétendue aversion de cette Demoiselle pour les Eloges fut regardée comme une véritable ruse afin de se les mieux attirer, & que c’est à cause de cela même qu’on ne répondit pas à son Memoire, qui a resté sur la Table. Le II. est de Madame Lydie de St. Leger, qui represente à tous les Membres de la Compagnie,

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Hétéroportrait

Qu’elle est une Femme de qualité, mariée à un simple Gentilhomme, Qu’elle ne se trouve ni bien ni mal, Que son Mari est un vrai Païsan ; Qu’elle ne sauroit voir Compagnie ; Qu’elle souhaite une place dans l’Infirmerie, pendant son séjour à la Camapagne ; Qu’il plaise aux vénérables Membres de se divertir & badiner avec leur égaux ; Que Mr. de St. Leger peut rester avec eux, s’il le trouve bon.
Il fut aussitôt conclu que la Dame Lydie étoit encore à Londres. Le III. est de Mr. Thomas Subtil, Ecuïer & Membre de la Société des Avocats du 1Temple interieur : Il y represente fort humblement,

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Hétéroportrait

Qu’il est trop adonné à l’Argumentation ; Qu’il parle fort haut en Compagnie ; Qu’il a un penchant insurmontable à croire que tout doit être sujet à la Dispute ; Qu’il resta le dernier dans la Sale d’Westminsther, lors que le Toit en fut ébranlé, parce qu’il y avoit des Gens qui soutenoient qu’il alloit s’abatre : Qu’il lui est impossible de convenir jamais de quoi que ce soit ; Qu’il s’est logé dans l’Infirmerie pour s’oublier lui-même ; Qu’aussitôt qu’il en sera venu à bout, il se rendra auprès des membres de la Société.
On jugea là-dessus que son Indisposition le devoit sequestrer de la Compagnie. Le IV. Memoire est de Mr. François Jolly, qui avoüe de bonne foi,

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Hétéroportrait

Qu’il s’est mis dans l’Infirmerie, parce qu’il se trouve sujet à une certaine joie rustique, qui le rend incapable de la conversation des Gens polis & bien élevez ; Qu’il a dessein de se préparer, par l’abstinence & une bonne diète, à devenir un de leurs Membres ; Qu’il entre aujourd’hui dans une Assemblée comme un Messager qui vient d’arriver, & qui porte de grandes nouvelles ; Qu’il a pris un Apartement avec une Anti-Chambre natée, pour s’y exercer à marcher & à se mouvoir sans que personne l’entende ; Qu’il fait la reverence, parle, boit, mange, & se sert à table devant un Miroir, pour s’accoutumer à prendre un air modeste & retenu ; Qu’il a tant de feu & de vivacité, qu’il devient incommode aux Personnes d’un temperament calme & tranquille ; Qu’il tâche d’oublier l’Interjection Fi, Fi ; Qu’il met tout en œuvre pour n’avoir plus besoin de sa Cane ; Qu’il n’en sera pas plûtôt sevré, qu’il ira voir la Compagnie, &c.
Le V. Mémoire est de Mr. Jean Purgon, Ecuïer, qui s’y énonce en ces termes ;

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Hétéroportrait

Qu’il s’est retiré dans l’Infirmerie, quoi qu’il soit en parfaite santé ; mais que, par un long usage & le manque d’entretien, il avoit pris l’habitude de se plaindre toûjours, & de dire qu’il est malade ; Qu’il n’a besoin d’autre chose au monde que d’avoir de quoi parler ; & que cet unique défaut lui a causé cette malheureuse indisposition ; Que, de son propre aveu, il n’est bon qu’à rester dans l’Infirmerie, & cet unique défaut lui a causé cette malheureuse indisposition Que, de son propre aveu, il n’est bon qu’à rester dans l’Infirmerie, & que c’est pour cela même qu’il n’avoit pas atendu qu’on l’y condamnât ; Qu’il n’y a rien de plus indécent qu’une plainte de cette nature en bonne Compagnie, puis qu’on le croie malade ou non, & que le Plaintif ne peut faire qu’une triste figure, soit qu’on le plaigne ou qu’on se moque de lui. Qu’il vous plaise enfin lui donner du tems pour savoir comment il se porte, & il tâchera de se disposer bientôt à vous aller joindre, &c.
On excusa d’abord ce Valetudinaire. D’un autre côté, les Associez résolus, non seulement de jouïr en paix de cette agréable Saison de l’Année, mais aussi de se former des habitudes qui leur puissent être utiles dans la suite, se rendent quelquefois incapables d’observer leurs Régles, pour se donner de l’exercice, & n’avoir parmi eux ni Bourru, ni Homme vain, ni Impertinent, ni Fat qui vienne trembler leur Bonheur. Les grands Calamitez sont si rares, qu’elle n’interrompent guéres la bonne Compagnie ; mais l’indulgence qu’on a pour certaines Fantaisies musquées nous enleve la moitié de notre tems, & nous cause des maux réels. Entre les divers Reglemens de cette Societé on y a pris un soin tout extraordinaire pour en bannir les Familiaritez desagréables. Il est défendu à toute Personne de paroitre en deshabillé dans les Chambres communes, & de se glisser tout d’un coup dans l’Apartement d’un autre, sans l’en avoir fait avertir. Jusques-ici tout le monde en a si bien usé, qu’en dix jours de tems, on n’a condamné qu’un seul Homme à l’Infirmerie, & cela pour avoir jetté ses Cartes en jouant à Whisk. Il s’apelle Geofroi de Bouillon, & il a présenté une Requête fort soumise conçue en ces termes :

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Hétéroportrait

Quoi que le Supliant ait juré, frapé des piez, & jetté ses Cartes, il a tout le respect imaginable pour les Dames & pour toute la Compagnie. Il la prie très-humblement de vouloir considerer que dans le Jeu il y a divers motifs qui peuvent irriter l’Homme le plus flegmatique ; Que le desir du Gain & celui de la Victoire sont tous deux croisez par la Perte ; Que toutes les Societez du Monde ont de l’indulgence dans ce Cas pour l’Infirmité humaine ; Il demande ainsi, en toute humilité, qu’il lui soit permis de rejoindre la Compagnie, dans l’esperance qu’à l’avenir, il soutiendra mieux la bonne & la mauvaise fortune, ou que du moins, s’il gagne, il n’aura que de la gaité, & s’il perd, qu’il n’ira pas au-delà du sérieux. »
T.

1Voïez, dans le I. Tome, la premiere Note qui est au bas la p.10.