Selbstportrait
Il est impertinent &
déraisonnable de vouloir toûjours entretenir la Compagnie,
& de ne soufrir pas que chacun y parle à son tour.
Peut-être qu’on m’accusera moi-même de ce défaut, sous ombre
que j’entretiens tous les jours la Ville, & que je ne
donne pas occasion à tant d’habiles Ecrivains, qui s’en
aquiteroient mieux que moi, d’instruire le Public. En effet,
j’entendis l’autre jour un Homme qui se plaignoit de mes
Speculations à peu-près en ces termes :
Dialog
« Pourquoi ne roulent-elles jamais que sur les
Sciences & la Morale ? Pourquoi n’y voit-on que des
traits d’Esprit, de l’Enjoûment, & autres choses,
qui ne peuvent servir qu’aux Gens de Lettres & d’une
Education polie ? Je voudrois du moins qu’on y parlât de
tout ce qui peut être utile ou nécessaire à tous les
Membres de la Societé, & les Arts méchaniques y
eussent leur place aussi bien que les liberaux. Des
Maximes sur le Négoce, l’Economie, ou
l’Epargne serviroient à un plus grand nombre de
Personnes, que des Discours sur ce qui a été dit ou fait
par un tel Philosophe, un tel Heros, un tel Général ou
un tel Poëte. »
Je n’eus pas plûtôt entendu raisonner cet Homme sur mes
petits Exercices, que je pris une Minute de sa Critique, &
que je résolus d’abord de donner plus d’étendue à mon Dessein.
Pour en venir à bout, j’avertirai ici toute sorte de Gens, de
tout Ordre & de tout Sexe, que, s’ils veulent bien m’envoïer
quelques Discours, avec leurs Noms & celui des Lieux où ils
demeurent, afin que je puisse être sûr de l’authenticité de ces
Ecrits, je ne manquerai pas de les inserer dans mes Feuilles
volantes. Il sera de plus grande conséquence pour un Jeune
Aprenti de savoir par quels moïens & quelle industrie un tel
est devenu
1Sherif de Londres, que de voir un Homme de sa
Profession representé dans une Enseigne avec un Cœur de Lion à
chaque main. Il est vrai que les Exploits Romanesques &
incroïables frapent tout le monde, & qu’on néglige le chemin
batu qui conduit à l’abondance & à la prosperité dans les
affaires ordinaires de la Vie. Un jeune Homme pourroit-il mieux
emploïer son tems aujourd’hui, qu’à étudier l’histoire de nos
Fonds publics, & à découvrir par quels secrets
ressorts ils montent & baissent tout d’un coup du soir au
matin ? Pour devenir riche, qui est l’Article essentiel de la
Vie, pourroit-il avoir un meilleur Guide, qu’un Traité de
quelque habile Maître en cet Art logé dans l’Allée de la
Bourse ? Il n’y auroit sans doute rien de plus utile, que d’être
bien instruit à esperer ou à craindre avec raison ; à se défier
lors que les autres chantent victoire, & à pouvoir acheter
gaiement lors que les autres s’empressent à vendre. J’invite
donc tous ceux qui sont en état de donner quelque Information
avantageuse au Public, à venir occuper tour à tour ma Feuille
volante : Ils y seront les très-bien venus depuis le célebre
& dernier Inventeur des Longitudes jusques à l’humble
Apréteur des Cuirs propres à passer les Rasoirs. Si donner les
moïens de conduire les Vaisseaux à bon Port, si venir au secours
de ceux qui se trouvent batus de la tempête, sans connoitre le
parage où ils sont, si leur indiquer les Rochers qu’ils doivent
éviter, & la Côte où ils doivent se rendre dans un péril
extrême ; si tout cela, dis-je, est un Service des plus
signalez, & une Invention qui mérite une Statue ; il faut
avoüer en même tems que celui qui a trouvé le moïen d’afiler, ou
d’adoucir l’Instrument qui sert à polir notre Visage, à le
rendre moins hideux, & à donner ainsi bon air à toute la
Personne, est digne de quelque espéce de bonne reception : Si
les choses de la derniere conséquence sont fort
aplaudies, celles qui n’importent pas beaucoup, puis qu’elles
importent toûjours un peu, ne doivent pas être méprisées. Afin
donc qu’aucun Mérite ne demeure enseveli, & qu’aucun Art ne
soit négligé, je le repéte de nouveau, j’apelle tous les
Artistes, aussi bien que les Philosophes, à mon assistance, pour
servir le Public. Il seroit d’une grande utilité, si nous avions
une histoire exacte du succès qu’ont eu toutes les bonnes
Boutiques qui se trouvent dans l’enceinte de la Ville, & un
plan des autres qu’un Fermier, ou qu’un Jardinier a aquises par
le soin continuel qu’il a pris d’une Allée de trente piez. Si
l’on y joignoit l’histoire de ceux qui paroissent aujourd’hui en
bel équipage, & qui doivent leur éclat à l’economie & à
l’habilité de leurs Ancêtres dans le Commerce, de telles
Relations exciteroient les autres à la poursuite des mêmes
biens, & les détourneroient du Luxe & de la débauche.
Pour diversifier ces Avis salutaires, on n’y doit pas oublier la
conduite des Femmes : Celle, dont les Vertus domestiques font
que tout le monde respecte son Mari, doit recevoir les éloges
qu’elle mérite, & celle qui a dissipé tout le fruit des
travaux du sien doit être regardée avec indignation. Lors qu’on
en seroit venu de cette manière à la Vie domestique, pour
exciter les Hommes à veiller au Point essentiel & à ne le
perdre jamais de vûe, il ne seroit pas mal à propos
de leur faire envisager une Catastrophe, le plus triste & le
plus déplorable de tous les Etats, je veux dire une Banqueroute,
qui change ; en un clin d’œuil, l’abondance, le crédit, la
gaieté & de belles esperances, en pauvreté, en défiance, en
chagrin & en misere, & qui réduit un Homme, qui pouvoit,
le jour précedent, fournir aux nécessitez des autres, à se voir
abandonné, le lendemain, par le meilleur de ses Amis. Quelle
justice n’y auroit-il pas à blâmer le Prodigue & le
Négligent ; qui s’est attiré cette disgrace, & à plaindre le
bon Ménager & l’Industrieux ? Un Ecrit dressé par un
Marchand pourroit donner à cette Isle une juste idée du mérite
& de l’importance de son Caractere : On verroit bien par-là
qu’un Soldat qui monte à la brêche ne hasarde pas davantage pour
l’honneur de sa Patrie, qu’un Négociant pour y attirer des
richesses. Dans l’un & l’autre de ces deux Cas, les
Avanturiers y trouvent leur profit ; mais je n’en connois point,
où tous les autres Membres de la Societé aient quelque part au
fruit qui peut venir de la réuissite. Ceux qui lisent l’Histoire
se plaignent de ce que la description des Batailles y est
presque inintelligible. Ce défaut vient sans doute de
l’Ignorance des Historiens, qui ne savent pas de quelle maniere
on doit ranger une Armée, faire les évolutions, se battre en
retraite, ou venir à la charge, & qui n’entendent point
l’Art militaire. Mais il est à craindre que mes
nouveaux Correspondans ne tombent dans un autre excès, &
qu’ils n’emploient trop de termes de l’Art qui leur sont
familiers, & que la plûpart des Lecteurs ignorent : Ainsi je
les prie de vouloir bien s’en abstenir & d’user d’un Langage
connu de tout le monde. Je me promets d’ailleurs une abondante
Moison de ce nouveau Plan, & d’enrichir le Public d’une
infinité de nouvelles découvertes dans les choses les plus
ordinaires de la Vie. Ce sera le moïen de se former une vive
image de l’enchaînure & de la dépendance mutuelle où sont
tous les Membres de la Société, de bannir mille Préjugez
ridicules, de donner de l’étendue à l’Esprit de ceux qui le
bornent à leur unique situation, & à produire, en un mot, de
nouvelles Scènes, plus instructives & plus agréables que
tout ce qui a paru jusques-ici ; suposé du moins que les Experts
dans les Arts, les Professions & les Métiers y veuillent
emploïer tout leur genie. T.