Le Spectateur ou le Socrate moderne: LVI. Discours

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LVI. Discours

Zitat/Motto

Quantum à rerum turpitudine abes, tantum te à verborum libertate sejungas.
Cic.

Plus vous êtes éloigné du Vice, plus vous devez être retenu dans vos paroles.

Metatextualität

Portrait de la Medisance & de Madame Bleumanteau.

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C’est une marque certaine d’un mauvais Cœur d’avoir du penchant à la Médisance. Elle ne sauroit plaire à ceux qui ont le Cœur bon & honête ; aussi vient-elle toûjours de ce qu’on néglige ce qui est digne de notre estime, & qu’on a du chagrin de le voir dans un autre. Si cela n’étoit, pourquoi est-ce que la Vertu & la Beauté irriteroient un Médisant à un tel point, qu’il ne peut jamais soufrir qu’on en parle, sans lancer quelques traits qui vont à les noircir, ou à les extenuer ?

Allgemeine Erzählung

L’autre jour une Dame qui étoit en Visite, attaquée fort rudement par une autre, dont le Caractère n’est pas en trop bonne odeur, soutint ses injures avec beaucoup de calme, & lui répondit en ces termes :

Dialog

Ma bonne Dame, épargnez-moi, s’il vous plait ; je ne suis pas de votre force ; je ne dis mal de personne, & je ne suis pas accoutumée à m’en entendre dire.
Les petits Esprits croient que la Renommée consiste dans le nombre des voix qu’ils ont de leur côté parmi la Foule, au lieu qu’elle est inséparable des actions vertueuses. Elle suit le Mérite aussi naturellement que l’Ombre suit le Corps. Il est vrai que, si vous êtes environné d’une Foule de Gens, cette Ombre ne se voit pas, mais lors qu’ils s’éloignent de vous, elle paroit de nouveau. Les Paresseux, les Fainéans & les Hautains sont ceux qui aiment le plus ces petits Contes qui se sont par la Ville au desavantage du tiers & du quart. D’ailleurs, il y a une infinité de Personnes trop lâches pour sortir de leurs Maisons, & d’un trop mauvais naturel pour ouvrir la bouche en Compagnie, si le plaisir de médire ne les animoit.

Allgemeine Erzählung

Je vis l’autre jour une Dame qui me divertit bien : Occupée à lire une Lettre, qu’elle venoit de recevoir, & où il y avoit ces mots. Après tous les airs qu’elle se donnoit, on a fait quelques Contes au Monsieur, qui l’ont porté à rompre le Mariage ; elle s’arrêta ici tout court, & ordonna qu’on mit les Chevaux à son Carosse. Qu’une jeune Demoiselle de mérite eut manqué un bon Etablissement, c’étoit une nouvelle de trop grande conséquence, pour souffrir qu’une autre eût le plaisir malin de l’anoncer la premiere à sa Rivale ou à ses Envieuses.
L’aversion à recevoir des raports avantageux n’est pas moins inséparable d’un Médisant, que la promtitude à divulguer les mauvais. Mais peut-on rien voir de plus indigne & de plus bas que de se plaire à ce qui devroit causer de la douleur ? Un Naturel de cette trempe a toûjours été fort odieux aux Ames nobles & bien nées.

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Allgemeine Erzählung

Le Soldat Persan, qui s’amusoit à invectiver Alexandre le Grand, fut repris avec justice par son Officier, qui lui dit :

Dialog

Mon Ami, vous êtes païé pour combatre Alexandre, & non pas pour vous moquer de lui.
Ciceron, dans un de ses Plaidoïers, où il releve ceux qui calomnioient sa Partie, dit fort joliment & avec beaucoup de raison :

Zitat/Motto

Entre ceux qui ont aidé à répandre ces faux bruits, il y en a plusieurs qui ont embrassé les intérêts de la Partie adverse ; il y en a plusieurs qui sont les Ennemis déclarez de celui que je défends ; il y en a plusieurs qui ont un penchant naturel à la Calomnie, & qui ne peuvent soufrir qu’on dise aucun bien de personne : Car il n’y a rien de plus leger que la Médisance, rien qu’on hasarde plûtôt, rien qui soit reçu avec plus de satisfaction, rien qui se répande plus universellement. Si quelqu’un de ces bruits desavantageux est fondé, je ne souhaite pas que vous en détourniez la vûe, ni que vous l’extenuiïez : Mais si l’on avance quelque chose de cette nature, sans que Personne puisse dire de qui il la tient : ou si celui qui l’ateste l’a reçue d’un autre, dont il ait oublié le Nom, & qu’il ait cru si peu digne de soi, qu’il n’a pas jugé à propos de s’en souvenir, je ne doute pas que tous ces Témoignages ne vous paroissent trop frivoles pour les recevoir au préjudice de l’Honneur & de l’Innocence de votre Compatriote.
Lors qu’un mauvais bruit est suivi à la trace, il se perd souvent au milieu de cette espéce de Genies que l’Orateur vient de nous dépeindre. Ne faut-il donc pas avoir une bassesse lâche & indigne, pour se mettre en peine de ce qui se dit parmi des Gens de ce caractere ?

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Allgemeine Erzählung

Il y a, dans la Province de Warwick, une Ville assez considerable, qui étoit célebre autrefois par les animositez & les divisions qui regnoient entre ses Habitans : Mais les principales Familles ont renoncé à toute la Médisance, l’Envie, la Malice & à tous les faux raports qui les déchiroient, & vivent aujourd’hui de si bonne intelligence, qu’elles ne pensent qu’à se divertir, à l’occasion d’une vieille Dame chagrine, qu’on apelle Madame de Bleumanteau. Depuis bien des années, cette Héroine a surpassé tout ce qu’il y a de plus habiles Causeuses, soit pour l’invention, la facilité de s’exprimer, ou la malice noire. Elle est d’un temperament robuste & vigoureux, quoi que la vûe commence à lui manquer, & qu’elle soit impotente de ses piez. A cause de cela même, plus attentive d’un côté, & obligée de l’autre à garder la Maison, sa Chambre est devenue le receptacle de tout ce qui se passe dans la Ville, bon ou mauvais ; avec cette difference, que sa Memoire est plus fidéle á retenir le dernier. Elle a d’ailleurs le défaut de la plûpart des vielles Gens, c’est-á-dire qu’elle se souvient mieux de ce qu’elle avoit apris dans sa jeunesse, que de ce qui est arrivé depuis quelques années. Ajoutez à ceci que non seulement elle n’aime Personne, mais qu’elle hait tout le monde. Pasquin ne sert pas la moité si bien à éventer la Malice des Particuliers à Rome, que cette vieille Dame contribue ici à la faire échouer. Elle ne connoit pas un seul Auteur de tout ce qui lui est dit, quoi qu’elle puisse le repéter mot pour mot, & mettre ainsi en jeu toute la Ville, sans choquer ses Habitans. Elle est d’une humeur si inquiéte & si bourrue, qu’elle gronde tous ceux qui l’environnent, & que saisie quelquefois d’une boutade, elle veut changer tout-d’un coup de Logis. Pour la satisfaire, on la promene autour de la maison où elle demeure, & les Personnes, chez qui elle doit aller, d’intelligence avec les autres, se trouvent prêtes à la recevoir dans sa même Chambre. En certain tems reglez, l’Hôtesse, chez qui elle se croit alors, est mandée pour venir se quéreller avec elle, suivant son ancienne coûtume : Lors qu’on veut pousser la raillerie jusques au bout, on l’anime à un tel point, qu’elle est résolue d’aller vivre sur l’heure dans une Famille où elle n’a jamais été, & de leur dire tous les raports que les autres en font. C’est ainsi qu’elle a démeuré dans toutes les Maisons de la Ville, sans presque sortir de sa Chambre ; & que tous les Contes que chacun lui fait, pour la tromper à cet égard, la rendent un Bureau d’adresse général, & la Nouvelliste banale de toutes les médisances, dont une Femme peut noircir la réputation d’une autre. Mais c’est par-là que les Contes en l’air s’évanoüissent ; & qu’on étoufe aussi quelquefois des Veritez : Lors qu’on veut décrediter un bruit, on n’a qu’à dire, Oh ! cela se trouve dans les Memoires de Madame Bleumanteau.
Quiconque reçoit des impressions desavantageuses d’un autre sans examen, ne mérite pas plus de créance que cette bonne Dame, qui ne peut juger de ce qu’on lui dit que par les oreilles, dont elle est souvent la Dupe. Ajoutez à ceci que d’autres Personnes médisantes suspendent l’usage des Facultez qu’elle a perdues, plûtôt que de les emploïer à rendre justice à leur Prochain ; & je me crois obligé d’avertir le beau Sexe, que, dans toutes les Maisons de la Ville, il y a une Dame Bleumanteau volontaire. T.