Le Spectateur ou le Socrate moderne: LI. Discours
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Nivel 1
LI. Discours
Cita/Lema
Et quocumque volent,
animum auditoris agunto.
Hor. A. P. V. 100.
Hor. A. P. V. 100.
Il faut qu’ils fassent nature, dans l’ame de ceux qui les entendent, toutes les passions que le Poëte y veut exciter.
Metatextualidad
Auteurs dont les Ecrits
plaisent à l’imagination.
Metatextualidad
Auteurs dont les Ecrits
plaisent à l’imagination.
Nivel 2
Comme les Poëtes & les Ecrivains
de Fables empruntent les divers materiaux, dont ils se servent,
des Objets exterieurs, & qu’ils les joignent ensemble à leur
fantaisie, il y en a d’autres qui sont obligez de suivre la
Nature de plus-près, & d’en tirer des Scènes entieres. Tels
sont les Historiens, les Physiciens, les Voïageurs, les
Géographes, &, en un mot, tous ceux qui décrivent des Objets
visibles qui ont une existence réelle. Le plus agréable talent
d’un Historien est de pouvoir ranger ses Armées en bataille
& les mettre aux prises, en termes de l’Art ; d’exposer à
nos yeux les Divisions, les Cabales & les Jalousies des
Grands, & de nous conduire, pas à pas, dans les différentes
Actions & tous les Evenemens de son Histoire. Nous aimons à
voir le Sujet se developer peu à peu, nous tenir l’Esprit dans
une agréable incertitude, animer nos esperances,
& nous donner le tems d’embrasser un des Partis intéressez
dans son Recit. J’avouë que tout cela marque plûtôt l’adresse
que la bonne foi de l’Historien ; mais je n’en parle ici qu’en
ce qu’il a des qualitez qui le mettent en état de plaire à
l’Imagination. Mais entre les Ecrivains de
cette Classe, il n’y en a point qui contribuent davantage à
plaire & à donner de l’étendue à l’Imagination que les
Auteurs de la nouvelle Philosophie, soit que nous aïons égard à
leurs Théories de la Terre ou du Ciel, aux Découvertes qu’ils
ont faites par le moïen des Lunettes & des Microscopes, ou à
toute autre de leurs Speculations sur la Nature. Ce n’est pas un
petit plaisir pour nous de trouver que chaque feuille verte est
broutée par des millions d’Animaux, qui échapent à nôtre vûe,
lors même qu’ils sont parvenus à leur entiere grosseur. Il y a
quelque chose de fort engageant pour l’Imagination, aussi bien
que pour la Raison, dans les Traitez des Métaux, des Mineraux, des Plantes & des Météores. Lors que nous
contemplons toute la Terre, & les différentes Planetes qui
roulent dans son voisinage, nous sommes remplis d’admiration de
voir tant de Mondes suspendus les uns au-dessus des autres,
& tourner sur leurs Axes, avec tant de pompe & de
regularaité. Si nous venons ensuite à reflechir sur ces vastes
Campagnes d’Ether, qui s étendent depuis Saturne jusque aux
Etoiles fixes, & qui parcourent des espaces presque infinis,
notre imagination se trouve engloutie de cet Objet immense,
& redouble les éforts pour le concevoir. Mais si nous nous
élevons encore plus haut, & que nous envisagions les Etoiles
fixes comme autant de vastes Océans de lumiere, dont chacune est
accompagnée de ses Satellites, ou de ses Planetes; si nous
poussons plus loin, & que nous découvrions toujours de
nouveaux Firmamens & d’autres Luminaires, engagez plus avant
dans ces abîmes impénétrable de l’Ether, où nos meilleurs
Telescopes ne sauroient atteindre, nous nous perdons dans ce
Labyrinthe de Soleils & de Mondes, & nous sommes
confondus par l’immensité & la magnificence de la Nature. Il
n’y a rien de plus agréable à l’imagination que de s’étendre
elle-même, & de remarquer les différentes proportions qu’il
y a entre ses divers Objets, lors qu’elle compare le Corps de
l’Homme à toute la masse de la Terre, celle-ci au Cercle
qu’elle décrit autour du Soleil, ce Cercle à
la Sphere des Etoiles fixes, cette Sphère à la Circonference de
tout l’Univers, & cette Circonférence à l’Espace infini qui
l’environne de toutes parts ; ou bien lors qu’elle déscend du
Corps Humain à un Animal cent fois plus petit qu’une Mite,
qu’elle en épluche tous les membres, les differens ressorts qui
les font remuer, les esprits animaux qui mettent ces ressorts en
jeu, & la petitesse inconcevable de toutes ces parties,
avant qu’elles soient arrivées à leur perfection. Mais si, après
tout cela, nous prenons la moindre particule de ces esprits
animaux, & que nous venions à penser qu’elle est capable de
servir de matiere à un Monde, qui renfermera, dans ses bornes
étroites, un Ciel & une Terre, des Etoiles & des
Planettes, & toutes les différentes Espèces de Créatures
vivantes, qui auront la même analogie entre elles qu’elles ont
les unes avec les autres dans cet Univers ; cette Speculation
devient si fine & si déliée, qu’elle paroit tout-à-fait
ridicule à ceux qui n’ont pas tourné leurs pensées de ce
côté-là, quoi qu’elle soit de la derniere évidence & qu’on
la puisse démontrer. Que dis-je ? dans la plus petite particule
de ce petit Monde, nous pourrions découvrir un fonds inépuisable
de matiere, qui serviroit à former un autre Univers. J’ai
insisté d’autant plus sur ce sujet, qu’il peut nous faire voir à
ce que je croi, les justes bornes, aussi bien que le défaut de notre imagination ; qu’elle est confinée à un
très-petit espace, & arrêtée dans ses operations, d’abord
qu’elle tâche d’embrasser tout ce qui est d’une grandeur, ou
d’une petitesse excessive. Qu’un Homme essaïe de concevoir la
différente grosseur de deux Animaux, l’un vingt fois, &
l’autre cent fois plus petit qu’une Mite ; ou de comparer, dans
son Esprit, une longueur de mille Diametres de la Terre, avec
une autre d’un million de ces Diametres, & il verra bientôt
qu’il n’a pas une idée exacte de ces propositions, pour les
ajuster à une petitesse ou à une grandeur si extraordinaire. Il
est vrai que l’Entendement nous ouvre une Espace infini de tous
cotez ; mais l’imagination, après quelques foibles éforts, est
aussitôt en échec, & se trouve engloutie dans le Vuide
immense qui l’environne : notre Raison peut suivre une particule
de matiere à travers une infinité de Divisions ; mais
l’imagination la perd bientôt de vûe, & sent en elle-même
une espèce de Vuide, qu’il faudroit remplir d’une matiere plus
sensible. Nous ne saurions étendre ni resserrer la Faculté d’une
maniere proportionnée aux dimensions de ces deux Extrêmes :
L’Objet est trop vaste pour notre Capacité, lors que nous
voulons concevoir la circonference du Monde ; mais il nous
échape & se réduit à rien, lors que nous voulons nous former
l’idée d’un Atome. Peut-être que ce défaut de l’imagination n’est dans l’Ame, que parce qu’elle est unie &
qu’elle agit avec le Corps. Peut-être qu’il n’y a pas de place
dans le Cerveau pour une si grande variété d’impressions, ou que
les esprits animaux sont incapables de les y tracer comme il
faudroit, pour y exciter des idées si vastes & si déliées.
Quoi qu’il en soit, nous pouvons bien suposer qu’il y a des
Etres d’une nature plus excellente qui nous surpassent de
beaucoup à cet égard ; de même qu’il est fort probable que l’Ame
sera infiniment plus parfaite à tous égards dans la Vie à
venir ; en sorte que l’imagination sera peut-être en état
d’aller du pair avec l’Entendement, & de se former des idées
distinctes de toutes les différentes modifications &
quantitez de l’Espace. O.
Ejemplo
Peut-être qu’à cet
égard Tite Live a surpassé tous ceux qui l’ont précedé, ou
qui l’ont suivi. Il décrit tout ce qu’il manie avec des
couleurs si vives, que toute son Histoire ressemble à une
belle Peinture ; & il releve si bien les circonstances
qu’il faut dans chaque Evenement, que ses Lecteurs en
deviennent une espèce de Témoins oculaires, & qu’ils
sentent toutes les passions, qui répondent aux différentes
parties de son Recit.