Cita bibliográfica: Anonym (Ed.): "XLIX. Discours", en: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.4\049 (1720), pp. 293-299, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1347 [consultado el: ].


Nivel 1►

XLIX. Discours

Cita/Lema► ferat & rubus asper amomum.
Virg. Eclog. III. 89

Puissiez-vous cueillir l’Amome odoriferant des Ronces couvertes d’épines. ◀Cita/Lema

Metatextualidad► Sur les Descriptions qui plaisent à l’Imagination. ◀Metatextualidad

Nivel 2► Les plaisirs dérivez de l’imagination sont plus étendus & plus universels que les primitifs ; car non seulement ce qui est grand, extraordinaire ou beau, mais tout ce qui est desagréable à voir, nous plait lorsqu’il est décrit d’une maniere exacte. Le principe de ce plaisir n’est autre chose que l’action de l’Esprit, qui compare les Idées que les [294] Mots y font naître, avec celles qui lui viennent dans la presence même des Objets ; & nous avons déjà vû pour quelle raison cet acte de l’Esprit est accompagné de tant de plaisir. De là vient que la Description d’un Fumier, conçue en des termes propres & significatifs, plait à l’Imagination, ou plûtôt à l’Entendement ; puis que ce n’est pas la chose même décrite qui nous plait, mais l’exactitude & la proprieté des Mots qui servent à la dépeindre.

Mais si la Description de ce qui est petit, commun ou diforme, est agréable à l’Imagination, la Description de ce qui est grand, extraordinaire ou beau, l’est infiniment davantage : parce qu’alors ce n’est pas la seule comparaison de la Peinture avec l’Original qui nous plaît ; mais nous sommes aussi ravis de l’Original même. Je croi que la plûpart de mes Lecteurs sont plus charmez de la Description que Milton fait du Paradis, que de celle qu’il donne de l’Enfer ; peut-être qu’elles sont toutes deux également parfaites dans leur genre ; mais dans l’une le Feu & le Souphre ne plaisent pas tant à l’Imagination, que les Parterres de Fleurs & les Bocages odoriferans dans l’autre.

Il y a une circonstance qui releve une Description plus que tout le reste, je veux dire lors qu’elle nous represente des Objets capables d’exciter une secrete émotion dans l’Esprit du Lecteur, & de mettre en jeu ses Passions. Alors nous sommes animez [295] & instruits tout-à-la-fois ; de sorte que le plaisir devient plus universel, & que nous pouvons y être sensibles à divers égards. C’est ainsi que, dans la Peinture, on se plait à regarder un visage qui ressemble bien à l’Original ; mais le plaisir augmente, si le Visage representé est beau ; & il redouble encore, si la beauté en est accompagnée d’un air triste & mélancholique. Les deux Passions dominantes, que les Ouvrages les plus serieux de la Poësie tâchent d’exciter en nous, sont la Terreur & la Pitié. Ce qu’il y a de singulier en ceci est que les mêmes Passions, qui nous sont très-desagréables en tout autre tems, viennent à nous plaire lors que de belles & vives Descriptions les élevent dans nos cœurs. Il n’est pas surprenant que nous trouvions du plaisir à de certains endroits capables d’exciter en nous l’Esperance, la Joie, l’Admiration, ou de telles autres Emotions, parce qu’elles sont toûjours accompagnées d’un plaisir secret. Mais d’où vient que nous nous plaisons à être épouvantez ou afligez par une Description, lors que nous sentons une si grand inquiétude dans la Crainte & la Douleur qui nous viennent d’une tout autre cause ?

Si nous considerons bien la nature de ce Plaisir, nous trouverons qu’il ne vient pas tant de la Description de ce qui est terrible, que de la reflexion que nous faisons sur nous-mêmes en la lisant. Lors que nous envisageons des Objets si hideux, nous [296] sommes ravis de nous voir à l’abri de tout le danger qu’il y auroit à craindre de leur part. Si d’un côté ils nous paroissent terribles, nous savons de l’autre qu’ils sont hors d’état de nous nuire : de sorte que plus leur aspect est éfraïant, plus nous goûtons de plaisir à n’avoir rien à craindre de leurs insultes. En un mot, nous regardons les terreurs qu’une Description nous imprime, avec la même curiosité & le même plaisir que nous trouvons à contempler un Monstre mort. C’est ainsi que Virgile décrit la vûe de Cacus, qu’Hercule venoit de tuer. Cita/Lema► Son énorme Cadavre, dit-il, est traîné par les pioz. Les Spectateurs ne peuvent se lasser de regarder les yeux qui étoient si terribles, son visage affreux, son corps vélu comme celui d’une Bête, & sa guele éteinte, qui ne vomit plus ni flammes ni fumée.

1 Pedibúsque informe endaver Protrahitur. Nequeunt expleri corda tuende Terribiles oculos, vultum, villosáque setis Pectora semiferi, arque exstinctos faucibus ignes. ◀Cita/Lema

C’est pour cela même que nous nous plaisons à reflechir sur les dangers passez, ou à regarder sur les dangers passez, ou à regarder un Précipice de loin, qui nous rempliroit d’une toute autre espece d’horreur, si nous le voïons pendre sur nos têtes.

[297] Ainsi lors que nous lisons quelque Histoire où il s’agit de Tourmes, de Blessures, de Morts, & de pareils Desastres, le plaisir que nous y trouvons ne vient pas tant de la douleur qu’un si triste recit nous cause, que d’une secrete comparaison que nous faisons entre nous-mêmes & la Personne qui souffre. De telles Representations nous enseignent à nous former une juste idée de nôtre état, & à nous estimer bien-heureux d’être exemts de si grandes calamitez. Avec tout cela, c’est une sorte de plaisir que nous sommes incapables de recevoir, lors que nous voïons une Personne actuellement sous la Torture ; parce que l’Objet frape alors nos Sens de trop près, & qu’il nous cause une telle émotion, qu’il ne nous donne pas le loisir de reflechir sur nous-mêmes. Nôtre Esprit est si occupé des souffrances du Patient, qu’il ne sauroit penser à notre propre Bonheur. Tout-au-contraire nous envisageons les Malheurs, dont nous lisons le recit dans les Historiens ou les Poëtes, comme déjà passez, ou comme feints ; de sorte que la reflexion sur nous-mêmes s’éleve insensiblement, & surmonte la douleur que nous concevrons pour les souffrances des Affligez.

Mais parce que l’Esprit de l’Homme demande quelque chose de plus parfait dans la Matiere, qu’il n’y trouve, & qu’il ne peut jamais trouver dans la Nature aucun Objet qui réponde bien aux plus hautes [298] idées qu’il y a de l’Agrément ; ou, pour me servir d’autres termes, parce que l’Imagination peut se representer à elle-même des choses plus grandes, plus extraordinaires & plus belles qu’aucunes que l’œuil ait jamais vûes, & qu’elle aperçoit toûjours quelque défaut dans tout ce qu’il a vû ; c’est à cause de cela même qu’un Poëte doit donner l’effort à son imagination dans les idées qu’elle se forme ; je veux dire qu’il doit corriger & perfectionner la Nature lors qu’il décrit une Réalité, & qu’il doit accumuler de plus grandes beautez qu’il ne s’en trouve ensemble dans la Nature, lors qu’il décrit une Fiction.

Il n’est pas obligé de suivre la Nature dans les progressions lentes qui la font passer d’une Saison à l’autre, ni d’observer sa conduite dans la production successive des Plantes & des Fleurs. Il peut renfermer dans sa Description toutes les beautez du Printems & de l’Automne, & engager l’Année entiere à contribuer quelque chose pour la rendre plus agréable : Ses Rosiers, ses Chevre-feuilles, & ses Jasmins peuvent fleurir tous ensemble, & ses Couches peuvent être ornées en même tems de Lis, de violettes & d’Amaranthes. Son terroir n’est pas borné à un certain ordre particulier de Plantes ; mais il est propre à nourrir ou des Chênes ou des Martyrs, & il favorise le produit de tous les Climats. Les Oranges y peuvent croître dans les Bois ; on y peut trouver de la Myrthe sur toutes les Haies, [299] & s’il lui plait d’y avoir un Bocage d’Aromates, il lui est permis d’engager le Soleil à l’y exciter par sa chaleur. Si tout cela n’est pas capable de fournir une agréable Scene, il peut élever plusieurs nouvelles Especes de Fleurs, enrichies d’odeurs plus exquises & de couleurs plus vives, qu’aucune de celles qui croissent dans les Jardins de la Nature. Les Concerts de ses Oiseaux peuvent être aussi pleins & harmonieux, & les Forêts peuvent être aussi épaisses & aussi sombres qu’il lui plait. Il ne lui en coûte pas davantage pour une Perspective d’une longue étendue, que pour une fort bornée, & il peut aussi aisément faire tomber ses Cascades d’un Précipice d’un demi-Mille, que de la hauteur de vingt Aunes. Il a les Vents à ses ordres, & il peut tourner le cours des Rivieres dans tous les Méandres qui peuvent être les plus agréables à l’Imagination des Lecteurs. En un mot, il a toute l’économie de la Nature entre ses mains, & il peut lui donner les charmes qu’il lui plait, pourvû qu’il ne la réforme pas trop, & que pour vouloir exceller, il ne s’engage pas dans des absurditez.

O. ◀Nivel 2 ◀Nivel 1

1Æneid. Lib. VIII. 264.