Le Spectateur ou le Socrate moderne: XLVII. Discours
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XLVII. Discours
Citazione/Motto
Quatenus hoc simile est
oculis, quod mente videmus.
Lucr. Lib. IV. 754.
Lucr. Lib. IV. 754.
Ce que nous voïons par les idées de l’Esprit est semblable à ce qui paroit dans les yeux.
Metatestualità
Des plaisirs que
l’Imagination reçoit de la Sculpture, de la Peinture, des
Descriptions & de la Musique.
Metatestualità
Des plaisirs que
l’Imagination reçoit de la Sculpture, de la Peinture, des
Descriptions & de la Musique.
Livello 2
J’ai d’abord distingué les Plaisirs de
l’Imagination en ceux qui naissent des Objets que nous voïons
actuellement, & en ceux qui nous viennent des Objets que
nous avons vû autrefois, & que l’Esprit se rappelle, soit
par la vertu qu’il a d’operer cet effet, ou à l’occasion de
quelque chose hors de nous, comme sont les Statues ou les
Descriptions. Après avoir examiné les premiers, ou les
primitifs ; il est tems de venir aux autres, ou aux dérivez ;
ainsi que je les ai nommez, pour les distinguer. Lors que je dis
que les idées qui nous viennent dans l’Esprit, à l’occasion, par
exemple d’une Statue, d’une Description, ou de quelque autre
Objet exterieur, sont les mêmes que nous y avons euës
autrefois ; cela ne veut pas dire que nous aïons actuellement vû
l’Endroit où une chose est arrivée, l’Action, ou la Personne,
qui est gravée ou décrite. Il suffit que nous aïons vû en
général des Lieux, des Personnes ou des Actions, qui ressemblent à ce que nous voïons representé, ou qui du
moins y ont quelque raport éloigné ; puis qu’il est au pouvoir
de l’imagination, lors qu’elle est une fois munie d’Idées
particuliers, de les étendre, composer, & diversifier, comme
il lui plait. Entre les différens Arts qui servent à representer
les Objets, il n’y en a point qui le fasse d’une maniere si
naturelle & si ressemblante que la Sculpture. Pour en donner
un exemple familier ; La Description est
bien plus éloignée que la Peinture des choses qu’elle
represente ; du moins celle-ci a quelque ressemblance avec son
Original, au lieu que des lettres & des syllabes n’y ont
aucun raport. Les Couleurs parlent toute sorte de Langues ; mais
chaque Langue n’est entendue que par une certaine Nation. De là
vient sans doute que l’Ecriture, quoi que les nécessitez des
Hommes les obligent bientôt à chercher une Langue pour se
communiquer leurs pensées, a été inventée plus tard que la
Peinture.
Mais il seroit bien plus étrange de representer des
objets visibles par des Sons auxquels on n’attache aucune idée,
& de faire en Musique quelque chose de semblable à une
Description. Avec tout cela il est certain qu’on peut exciter
des idées confuses de cette nature par une Composition
artificielle de Notes ; & nous voïons que les grands Maîtres
de l’Art-peuvent quelquefois engager leurs Auditeurs dans le feu
& le tumulte d’une Bataille, remplir leurs Esprits de Scènes
tragiques & de fraieurs mortelles, ou leur inspirer
d’agréables Rêves, qui ne leur ofrent que des Bocages & des
Champs Elisées. Dans tous ces Exemples, le Plaisir de
l’imagination, que j’apelle dérivé, vient de cet acte de
l’Esprit, qui compare les idées que les Objets originaux
excitent en nous, avec celle que nous recevons de la Statue, du
Tableau, de la Description, ou du Son qui les represente. Il
nous est impossible d’alléguer la cause physique & immédiate
qui fait que cette operation de l’Esprit est
accompagnée de tant de plaisir ; mais il est certain que cet
unique Principe nous fournit une grande variété de
divertissemens : Il ne se borne pas à nous donner du goût pour
la Sculpture, la Peinture & la Description ; il fait aussi
que nous nous plaisons à voir toutes les souplesses & les
grimaces des Mimes. C’est le même Principe qui nous rend
agréables les différentes sortes d’Esprit de bon aloi, qui
consiste dans le raport éloigné que diverses Idées ont ensemble,
1comme je
l’ai remarqué depuis long-tems. Je pourrois ajouter encore que
c’est cela même qui excite la petite satisfaction que nous
trouvons quelquefois dans les différentes sortes d’Esprit de
mauvais aloi, soit qu’il consiste dans la ressemblance de
quelques lettres, comme dans les Echos & les rimes de nôtre
méchante Poësie ; ou dans celle de mots entiers, comme dans les
Equivoques & les Quolibets ; ou dans celle d’un Poëme entier
à une paire d’Ailes ou à un Autel. Il semble d’ailleurs que la
Cause finale du Plaisir attaché à cette operation de l’Esprit
soit de nous animer à la recherche de la Verité : puis que, pour
distinguer une chose d’une autre, & faire un discernement
exact entre nos Idées, il faut les comparer les unes avec les
autres & observer le raport ou l’opposition qu’il y a entre les différens Ouvrages de la Nature. Mais
je me bornerai ici aux seuls Plaisirs de l’Imagination, qui
viennent des Idées que les Mots excitent dans l’Esprit, parce
que la plûpart des remarques qui conviennent aux Descriptions se
peuvent apliquer aussi à la Peinture & à la Sculpture. Lors
que les Mots sont bien choisis, ils ont tant de force, qu’une
Description nous donne souvent des idées plus vives que la vûe
même des choses. On trouve qu’une Scène est représentée à
l’Imagination avec des couleurs plus fortes & plus au
naturel, par le secours des Mots, que par l’inspection actuelle
de la Scène qu’ils décrivent. Il semble qu’en ce cas le Poëte
encherit sur la Nature ; il est vrai qu’il imite son Plan, ou
son Païsage ; mais il en donne des traits plus vigoureux, il en
releve la beauté, & il anime si bien toute la Pièce, que les
images qui viennent des Objets mêmes paroissent foibles, lors
qu’on les compare avec celle qui viennent des Expressions. La
cause en est peut-être de ce qu’à la vûe de quelque Objet, il ne
s’en peint dans l’Imagination que ce qui entre par les yeux ; au
lieu que, dans sa Description, le Poëte nous en donne une vûe
aussi distincte qu’il lui plait, & qu’il nous en découvre
diverses parties, auxquelles nous n’avions pas d’abord pris
garde, ou qui nous étoient cachées lors que nous l’avons
examiné. Toutes les fois que nous voïons un Objet,
il ne s’en forme peut-être dans l’Esprit qu’une Idée composée de
deux ou trois autres ; mais lors que le Poëte nous le dépeint,
il peut nous en donner une idée plus composée, ou n’exciter en
nous que les idées les plus propres à fraper l’Imagination. Il
ne sera peut-être pas inutile d’examiner ici, d’où vient que
plusieurs Lecteurs qui entendent tous la même Langue, & le
sens des Mots qu’ils lisent, ont avec tout cela différentes
idées de la même Description. L’un est charmé d’un Passage, que
l’autre lit avec froideur ; ou bien l’un trouve un Portrait fort
naturel, où l’autre ne voit aucune ressemblance. Un goût si
opposé ne peut venir que de ce que l’Imagination de l’un est
plus juste que celle de l’autre, ou de ce qu’ils attachent
différentes idées aux mêmes Mots. Pour avoir le bon Goût, &
former un jugement exact d’une Description, il faut être doué
d’une Imagination heureuse, & avoir si bien pesé la force
& l’énergie des termes d’une Langue, que l’on puisse
distinguer ceux qui font les plus expressifs, & quel nouveau
dégré de force ou de beauté ils peuvent recevoir en les
associant avec d’autres. Un Homme qui est défectueux à l’un ou à
l’autre de ces égards, quoi qu’il puisse recevoir les idées
générales d’une Description, ne sauroit jamais en découvrir
toutes les beautez particulieres. C’est ainsi qu’une Personne
qui a la vûe foible peut bien se former une idée confuse d’un
excellent Tableau qu’elle a devant les yeux ; mais elle n’en
observera pas les differens traits, & n’y discernera point
ni la beauté du Coloris, ni la délicatesse du Pinceau. O.
Esempio
Qu’un homme
né aveugle prenne une Statue, qu’il en parcoure, avec les
doigts, tous les membres, tous les enfoncemens & les
reliefs, tous les coups du Ciseau, il est certain qu’il
concevra d’abord qu’on peut representer ainsi la figure d’un
Homme & d’une Bête ; mais s’il venoit à passer la main
sur un tableau, où tout est égal & uni, il ne pourroit
jamais s’imaginer qu’on pût representer sur du Canevas les
différentes parties de nos Corps.
Livello 3
Racconto generale
En effet, on nous
dit que dans l’Amerique, lors que les Espagnols y
arriverent, on envoïoit des Exprès à l’Empereur du
Mexique sur une toile peinte, & que les nouvelles du
Païs y étoient marquées par les traits du Pinceau ; ce
qui étoit un moïen plus naturel de les exprimer que
celui de l’Ecriture, quoi qu’en même tems beaucoup plus
imparfait, en ce qu’il est impossible de tracer les
petites connexions du Discours, ou de donner la figure
d’une Conjonction ou d’un Adverbe.
Allegoria
L’Imagination doit être chaude, pour retenir l’empreinte des
Images qu’elle reçoit des Objets extérieurs ; & il faut
du Discernement pour connoitre les termes qui sont les plus
propres à les énoncer & à leur donner le plus de relief.
1Voïez Tome I page 317. & 318