Zitiervorschlag: Anonym (Hrsg.): "XLI. Discours", in: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.4\041 (1720), S. 241-247, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1339 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

XLI. Discours

Zitat/Motto► Museo contingens cuncta lepore.
Lucr. L. I. 933
Je manie tout ce que je traite avec la délicatesse des Muses. ◀Zitat/Motto

Metatextualität►

De la délicatesse de Goût, & des moiens de l’aquerir, ou plûtôt de la cultiver.

◀Metatextualität

Ebene 2► Gracian recommande en divers endroits la délicatesse du Gout comme la plus haute perfection d’un Homme accompli. D’ailleurs, il est si ordinaire à ceux qui se piquent d’être polis d’en parler en conservation, que je tâcherai d’en donner ici quelque idée, & de poser certaines regles qui nous serviront à connoitre si nous la possedons, & à trouver les moïens de l’aquerir.

La plûpart des Langues emploient cette Métaphore pour exprimer cette Faculté de l’Ame, qui sert à découvrir les defauts les plus cachez & les beautes les plus délicates dans les Ouvrages d’Esprit. Nous pouvons bien être sûrs que cette Métaphore ne seroit pas si générale, s’il n’y avoit une grande conformité entre le Goût intellectuel, qui doit faire le sujet de ce Discours, & celui qui nous donne une sensation de toutes les différentes saveurs qui afectent le palais. On voit aussi qu’il y a les mêmes dégrez de finesse dans l’un que dans l’autre.

[242] Ebene 3► Allgemeine Erzählung► J’ai connu une Personne qui avoit le palais si délicat, qu’après avoir éprouvé dix sortes de Thé, il pouvoit distinguer celle qu’on lui ofroit, sans qu’il en vît la couleur : Bien plus, si on lui en faisoit boire de deux sortes mêlées ensemble dans une égale proportion, il les discernoit toutes deux. Il a même poussé l’experience si loin, qu’après avoir bû d’un melange de trois sortes, il les a d’abord reconnues. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3 C’est ainsi qu’un Homme, qui a le goût fin & délicat pour les Ouvrages d’Esprit, ne découvre pas seulement en general les Beautez & les Imperfections d’un Auteur, mais ses differentes manieres de penser & de s’exprimer, qui le distinguent de tous les autres Ecrivains, avec toutes celles qui ne sont pas de son crû & les sources où il les a puisées.

Il me semble donc qu’on pourroit définir ce Goût par la faculté de l’Ame, qui discerne les beautez d’un Auteur avec plaisir, & ses imperfections avec quelque rebut. Celui qui veut examiner s’il le possede, n’a qu’à lire les Ouvrages les plus célébres des Anciens, qui ont soutenu l’épreuve de tant de siécles, & de tant de Nations, ou ceux des Modernes, que les plus polis de nos Contemporains estiment. Si, au lieu de goûter un plaisir extraordinaire à la lecture de ces Ecrits, il se trouve glacé & n’a que de l’indifférence pour les passages les plus admirez de ces Auteurs, il en doit conclure, non pas que ces beautez leur sont attribuées mal-à-propos ; ce qui n’arrive que [243] trop à ceux qui manqent de goût ; mais qu’il est privé lui-même de la Faculté requise pour les découvrir.

En deuxiéme lieu, il devroit bien observer s’il goûte les Perfections qui sont particulieres à l’Auteur qu’il lit, ou ses Qualitez specifiques, s’il m’est permis de les nommer ainsi : Par exemple, s’il est charmé de la narration de Tite-Live, de la pénétration de Saluste, lors qu’il dévelope les principes qui font agir les Personnes qu’il caractérise, ou de l’exactitude de Tacite à déploïer ces motifs exeterieurs de la sureté & de l’interêt, qui font naître cette longue enchainure d’évenemens qu’il raporte.

Il doit aussi prendre garde à la differente maniere dont il est touché de la même pensée, lors qu’il la trouve dans un Auteur fameux, ou dans un Ecrivain d’un médiocre genie. Car il n’y a pas moins de différence à la contempler revêtue du Langage de Ciceron, & de celui d’un Auteur vulgaire, qu’à voir un Objet à la clarté d’un Flambeau, ou à la lumiere du Soleil.

Il est très-difficile de donner des Régles pour aquerir cette délicatesse de goût dont je parle. Il faut qu’elle naisse en quelque maniere avec nous ; & il arrive souvent que ceux qui possedent d’autres qualitez en perfection n’ont pas la moindre teinture de celle-ci. Un des plus célébres Mathématiciens du Siecle m’a dit, que le plus grand plaisir qu’il eut, en lisant Virgile, con-[244]sistoit à examiner sur la Carte le voïage d’Enè’e ; & je ne doute pas qu’il n’y ait bien de nos Compaliteurs d’Histoire moderne qui n’admireroient presque autre chose, dans ce divin Auteur, que les simples Faits.

Mais quoi que cette Faculté doive être naturelle en quelque sorte, il y a plusieurs moïens de la cultiver & de l’étendre, sans lesquels elle seroit fort incertaine, & de peu d’usage à celui qui la possede. Le plus éficace de tous est de lire souvent les Auteurs les plus polis. Un Homme qui a quelque goût y découvre tous les jours de nouvelles beautez, & reçoit une plus vive impression des Coups de Maître qu’il y trouve : C’est par-là qu’il contracte insensiblement leur maniere de penser & de s’exprimer.

La Conservation avec les Gens polis & sprirituels est un autre moïen de cultiver notre bon Goût. Il est impossible qu’un Homme, quelques beaux talens qu’il ait, envisage chaque Objet dans toute son étendue ; & la diversité des jours qu’il peut recevoir. Outre les observations générales qu’on peut faire sur un Auteur, chacun y remarque certaines choses conformes à ses idées & à sa maniere de penser : ainsi la Conversation nous fournit de nouvelles vûës, & nous fait jouir des lumieres & des reflexions des autres comme si elles nous apartenoient. De la vient qu’on a toûjours observé que les beaux Esprits, qui ont ex-[245]cellé dans le même genre, ne sont pas venus les uns après les autres, mais tous à la fois, pour ainsi dire, & en Corps ; C’est ce que l’on vit à Rome sous le regne d’Auguste, & dans la Gréce environ le tems de Socrate. Je n’en trouve pas du moins de meilleure raison, & je ne saurois m’imaginer que Corneille, Racine, Moliere, Boileau, La Fontaine, La Bruiere, le P. le Bossu, ou les Daciers, eussent écrit aussi bien qu’ils ont fait, s’ils n’avoient été Amis & Contemporains.

Il est d’ailleurs necessaire pour un Homme qui veut se perfectionner le Goût dans l’Art de bien écrire, qu’il soit fort versé dans les Ouvrages des meilleurs Critiques, anciens & modernes. Je souhaiterois même qu’il y eut de ces Auteurs qui, en nous donnant les Regles de l’Art, sur lesquelles un Homme d’un Goût assez médiocre pour discourir, voulussent pénétrer jusques à l’ame & à l’essence des Ouvrages d’Esprit, & nous indiquer les différentes sources du plaisir que l’on goûte à la lecture d’un Ouvrage exquis. De même, quoi qu’il soit, d’une absolue nécessité, dans l’Art Poëtique, d’expliquer & d’entendre à fonds les Unitez du Tems, du Lieu & de l’Action, avec d’autres Points de cette nature ; il y a quelque chose de plus essentiel à cet Art, quelque chose qui frape l’Imagination, qui donne de sentimens nobles à l’Esprit du Lecteur, & dont peu de Critiques ont parlé à la réserve de Longin.

[246] Le Goût qui regne aujourd’hui en Angleterre est pour l’Epigramme, les Pointes d’Esprit, & des Imaginations forcées, incapables de rendre l’Esprit de ceux qui les lisent plus solide ou plus étendu, & que les plus célébres Auteurs, entre les Anciens & les Modernes, ont évitées avec soin. J’ai tâché, dans plusieurs de mes Discours, de bannir de nôtre Isle ce mauvais Goût, qui s’y est enraciné, & qu’on peut nommer Gothique. 1 J’ai entretenu la Ville une semaine entiere sur l’Esprit de bon & de mauvais aloi ; j’ai parcouru les différentes Espéces du dernier qui ont eu la vogue dans le Monde, & j’ai fait voir en même-tems en quoi consiste la nature de l’Esprit solide & de bon aloi. Je donnai ensuite un Exemple pour montrer que ce qui frape l’Esprit du Lecteur est la simplicité naturelle de la Pensée, & je le tirai de ces Piéces vulgaires, qui n’ont presque ature chose que cela seul qui les rende recommandables. J’ai d’ailleurs examiné 2 un des Ouvrages du plus grand Poete que notre Nation, ou peut-être qu’aucune autre ait jamais eu, & j’ai specifié les beautez mâles & judicieuses qui relevent le prix de ce divin Poëme. J’entamerai au premier jour un Essai sur les plaisirs de l’imagination, & [247] quoi que je n’en parle qu’en gros, peut-être que mes Lecteurs y verront ce qui fait la beauté de certains endroits qu’on trouve dans les meilleurs Ecrivains, tant en Prose qu’en Vers. Comme l’Entreprise est nouvelle, je me flate que le Public le regardera de bon œuil, & même avec quelque support.

O. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1Voïez le I. Tome depuis le XLV. Disc. Jusqu’au L. Inclusivement.

2C’est le Paradis perdu de Milton. Voïez ce que j’en ai dit dans la Préface du III. Tome, page 1. & 2.