Référence bibliographique: Anonym (Éd.): "XXVIII. Discours", dans: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.4\028 (1720), pp. 163-168, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1326 [consulté le: ].


Niveau 1►

XXVIII. Discours

Citation/Devise► Non pudendo sed non faciendo id quod non
decet impudentiæ nomen effugere debemus.
Cic.
Si nous ne voulons pas qu’on nous taxe d’être Impudens, il ne faut pas se borner à rougir de ce qui est contre les régles de la Bienséance, mais il faut l’éviter. ◀Citation/Devise

Metatextualité► Sur les Dames Coquettes & médisantes. ◀Metatextualité

Niveau 2► Metatextualité► J’ai reçu quantité de Lettres de plusieurs Dames qui sont fort afligées de ce qu’on les décrie mal-à-propos : elles se plaignent de quelques Esprits malins, qui ne pensent qu’à noircir la reputation des autres, & qui donnent un mauvais tour aux actions les plus innocentes ou les plus indifférentes de leur nature. Elles ont même le malheur de se justifier d’une maniere à insinuer que le soupçon est assez légitime. ◀Metatextualité Il est vrai qu’il y a de certaines Personnes oisives qui passent des heures entieres à gloser en compagnie sur les défauts des autres, & qu’elles n’ont aucune autorité pour cela ; mais puis qu’il leur plait d’en agir ainsi, celles qui font quelque cas de leur reputation devroient éviter les apparences qui peuvent y nuire. Le mal est que nos jeunes Filles, aussi [164] bien que nos Demoiselles d’un âge moïen & celles qui ne respirent que la joie à mesure que la Vieillesse les talonne, sans former là-dessus aucune Ligue positive, conviennent tacitement d’une méthode abregée pour sauver leur reputation, & menent à bon compte une Vie qui, tout au plus, n’est pas vicieuse. Lors qu’une de ces jeunes Babillardes d’un esprit malin, qui n’est pas de leurs petites Cabales, a dit quelque chose au desavantage de l’une d’entre elles, leur méthode est de la faire passer pour une des plus envenimées & des plus dangereuses Langnes qu’il y ait au Monde. C’est ainsi qu’elles mettent à couvert leur Reputation plûtôt que leur Modestie, & qu’elles sont moins sensibles au Crime qu’aux reproches qu’on leur en fait.

Exemplum► Orbicilla est la plus obligeante Créature qu’il y ait en Ville, & qui rougit à tout bout de champ : elle n’a pas perdu tout sentiment de pudeur ; mais elle a perdu son Innocence. Si elle avoit plus de hardiesse, & qu’elle ne fît rien qui pût colorer ses jouës, ne seroit-elle pas plus modeste sans cette rougeur ambigue, qui est la livrée du crime & de la vertu ? La Modestie consiste à n’avoir aucun Crime à se reprocher, & non pas à rougir de celui qu’on a commis. ◀Exemplum Lors qu’on veut regler ses actions sur un autre principe que sur la pureté du cœur, il est au pouvoir des méchantes Langues d’entrainer la foule, & de l’obliger à suivre les mauvais exemples pour [165] se garantir de la Censure. D’un autre côté, il ne faut que s’aquiter exactement de son devoir, si l’on veut imposer silence à la Calomnie ou la rendre inutile. Spencer, dans a Pièce intitulée 1 La Reine des Fées, donne un bon conseil aux jeunes Dames, qui se plaignent de ce qu’on attaque leur réputation. Voici de quelle maniere il l’exprime :

Citation/Devise► L’Avis, dit-il, le plus sûr & loïal

Est d’éviter l’occasion du Mal ;

Car, la cause une fois ôtée,

L’effet se réduit en fumée.

Abstenez-vous des Plaisirs criminels ;

Obéïssez aux Ordres éternels ;

Domtez vos passions & bridez votre Langue :

Mangez fort sebrement, priez Dieu sans Harangue ;

Parlez à cœur ouvert, & fuïez le secret ;

Alors vous fermerez la bouche à l’indiscret.◀Citation/Devise

Au lieu de cette vigilance à l’égard des paroles & des actions, qu’un de nos anciens Poëtes, du tems de la Reine Elizabet, recommande au beau Sexe, on veut aujourd’hui qu’une jeune Dame puisse dire & faire tout ce qui lui plait, sans discontinuer d’être la plus jolie & la plus agréable Femme du Monde. Si un Pere ou un Fre-[166]re, veut défendre l’honeur équivoque d’une Fille ou d’une Sœur, il est aussi peu en danger que s’il étoit à l’abri de la plus grande Innocence. Plusieurs de ces Afligées, qui sont en bute aux traits des méchantes Langues, font elles-mêmes si peu de mal, qu’elles dorment tous les jours de la vie jusques à midi ; qu’elles ne se mêlent d’autre chose que de leurs Personnes jusques à deux heures ; qu’elles prennent ensuite leur repas jusques à quatre ; qu’elles visitent, vont à la Comédie & passent la nuit à jouer. Faut-il, après cela, que le monde soit assez malin pour tirer des conséquences énormes de quelques coups d’œiul fort innocens en eux-mêmes, de quelques mots dits à l’oreille, ou de quelques fines railleries un peu libres avec des Gentilshommes polis, parce que ces Beautez ne sont pas aussi rigides que des Vestales ? J’avouë que la Vertu ne consiste pas en des airs gênez & de sotes grimaces ; mais il y a une certaine Bienséance, dans le regard & les manieres des Dames, fondée sur la Vertu & la Modestie, qu’on peut mieux sentir que décrire. Une jeune Dame, qui en est ornée, a droit à l’estime & à l’amitié des autres, & n’est point sujette aux traits de la Médisance ; ou, si elle en soufre d’abord, elle n’a qu’à perseverer dans son Innocence, qui en dissipe bientôt la malignité. Pour le dire franchement, il y a de si prodigieux Essains de Coquettes dans cette grande Ville, que, si elles n’étoient pas retenuës par [167] quelques méchantes Langues de leur propre Sexe, il n’y auroit jamais aucune Paix entre elles, & qu’il nous seroit impossible de les y engager nous-mêmes.

En qualité de Spectateur qui observe qu’une partie du Sexe Feminin sert à contrebalancer les fausses démarches de l’autre, quelque idée que j’aie des Raporteuses & des Médisantes, je ne voudrois non plus les suprimer tout-à-fait qu’un Général d’Armée ne voudroit bannir les Espions. Ses Ennemis ne manqueroient pas de le surprendre, s’ils venoient à savoir qu’il ne reçoit aucun avis de leurs mouvemens. Je me trouve si éloigné de cette pensée, que je soufre volontiers qu’il y ait une ou deux Médisantes dans chaque Quartier de la Ville, qu’elles vivent de bonne intelligence avec les Coquettes, qu’elles jouënt le même role, & qu’elles se conforment à toutes leurs manieres libres, mais innocentes ; pourvû qu’elles aient soin de m’avertir de ce qui se passe dans leurs Societez respectives.

A l’égard de ce qu’on apelle Vertueux dans le Monde, c’est si peu de chose, & il est si facile de l’obtenir, qu’il ne faut pas une heure de reflexion tous les Mois pour en venir à bout. Il y a du plaisir d’entendre de jolies Dames parler de la Vertu & du Vice qui regnent dans leur Sexe. Celle-ci, dit l’une, est la plus lâche & la plus indolente Créature qu’il y ait au Monde ; mais il faut avouer qu’elle est d’une Vertu [168] rigide. Celle-là, dit une autre, est la plus chagrine & la plus bizarre petite Salope qu’on ait jamais vûe, quoi que d’une Vertu sans sache. Enfin la troisième n’a pas la moindre charité pour aucune de ses Amies ; mais elle est d’une Vertu exemplaire. Si, parmi le gros des Hommes, on donne le titre d’Homme d’honeur à celui qui n’est pas un Poltron ; de même, entre la Cohue du beau Sexe, on apelle une Femme vertueuse celle qui n’est pas entierement plongée dans le desordre.

T. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1

1Voïez le Journal Literaire de la Haye, Tome IX. p. 188