Cita bibliográfica: Anonym (Ed.): "XXIV. Discours", en: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.4\024 (1720), pp. 140-144, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1322 [consultado el: ].


Nivel 1►

XXIV. Discours

Cita/Lema► O mihi Theseâ pectora juncta fide !
Ovid. Trist. L. I. 304.
O mes chers Amis, qui m’étoient aussi fidèles que Thesée le pouvoit être à Pirithoüs. ◀Cita/Lema

Metatextualidad► Essai sur l’Amitié. ◀Metatextualidad

Nivel 2► Metatextualidad► Ce Discours n’est qu’une legere ébauche du Portrait de l’Amitié, où je n’observerai aucun ordre dans mes reflexions, pour ne pas repeter ce que l’on a dit tant de fois sur un sujet si rebatu. ◀Metatextualidad

Cita/Lema► L’Amitié est une forte inclination entre deux Personnes, qui les engage à travailler à leur bien mutuel. ◀Cita/Lema Quoi que les plus célèbres Ecrivains de Morale aient parlé au long des plaisirs & des avantages de l’Amitié, & qu’on la regarde comme ce qui fait le Bonheur de la vie Humaine, on ne la voit guère pratiquer dans ce Monde.

Chacun est disposé à donner une longue Liste des Vertus & des bonnes qualitez qu’il exige dans un Ami ; mais il y en a peu qui tâchent de les aquerir eux-mêmes.

La bienveillance & l’estime sont les premiers principes de l’Amitié, qui est toûjours imparfaite lors que l’une ou l’autre des deux y manque.

Si d’un côté on a de la honte d’aimer une Personne qu’on ne sauroit estimer ; de [141] l’autre, quelque convaincu que l’on soit de ses beaux talens, on ne peut jamais la cherir avec ardeur, sans avoir de la bienveillance pour elle.

L’Amitié bannit l’Envie de quelque maniere qu’elle se déguise. Tout Homme qui peut douter une seule fois s’il se réjouïroit de voir son Ami plus heureux que lui-même, doit être persuadé que cette Vertu lui est inconnue.

Il y a quelque chose de si grand & de si noble dans l’Amitié, que, dans ces Poëmes Heroïques faits à l’honeur de quelque Particulier, les Auteurs ont cru qu’ils devoient representer leur Heros sous l’idée de bon Ami, aussi bien que de fidèle Amant. Exemplum► Achille a son Patrocle, & Enée son Achate. Dans le premier de ces deux Exemples nous pouvons remarquer, pour la réputation du Sujet que je traite, que la Gréce fut presque ruïnée par l’Amour de ce Heros, mais qu’elle fut sauvée par son Amitié.

L’humeur & le genie d’Achate nous insinue une Observation que l’on peut faire sur les liaisons intimes des grands hommes, qui choisissent plûtôt leurs Amis pour les qualitez du Cœur que pour celles de l’Esprit, & qui préferent la sincerité, jointe à une humeur douce, aisée & complaisante, à tous ces beaux talens qui font le plus de bruit dans le Monde. Je ne sâche pas qu’Achate, qui est dépeint comme le principal Favori d’Enée, donne jamais son a-[142]vis, ni qu’il frape un seul coup, dans toute l’Eneïde.

L’Amitié qui fait le moins de bruit est souvent la plus utile ; c’est pour cela même que je préfererois un Ami prudent à un Ami zèlé. ◀Exemplum

Nivel 3► Exemplum► Relato general► Atticus, un des plus honêtes Citoïens de l’ancienne Rome, est un Exemple fort remarquable de ce que je viens de dire. Cet illustre Personnage, au milieu des Guerres civiles qui déchiroient sa Patrie, & lors que le but des uns & des autres tendoit également à la subversion de la Liberté publique, se ménagea si bien l’estime & l’amitié , des deux Competiteurs, qu’il trouva le moïen de servir ses Amis de l’un & de l’autre côté : Pendant même qu’il envoyoit de l’argent au jeune Marius dont le Pere étoit déclaré l’Ennemi de la République, il étoit un des principaux Favoris de Sylla, & se trouvoit tous les jours auprès de sa Personne.

Durant la guerre qu’il y eut entre Cesar & Pompée, il se conduit toûjours de même. Après la mort de Cesar, il envoya de l’argent à Brutus dans ses besoins, & il rendit mille bons offices à la Femme & aux Amis d’Antoine, lors que ce Parti sembloit ruïné. Enfin, dans cette guerre sanglante qu’il y eut entre Antoine & Auguste, il conserva toûjours l’amitié de l’un & de l’autre ; en sorte que le premier, à ce que nous dit Cornelius Nepos, lors qu’il étoit dans quelque endroit de [143] l’Empire éloigné de Rome, lui écrivoit ponctuellement ce qu’il faisoit, ce qu’il lisoit, & où il avoit dessein d’aller ; & que l’autre lui rendoit un compte exact de toutes ses affaires. ◀Relato general ◀Exemplum ◀Nivel 3

On s’imagine d’ordinaire que ce qui produit une bienveillance mutuelle entre deux Personnes est une conformité d’inclinations à tous égards ; mais cette conformité est si peu requise, qu’on voit bien des Personnes de différente humeur s’aimer avec tendresse. On se plait souvent à trouver dans un Ami les bonnes qualitez qui nous manquent ; parce qu’étant, aux yeux du monde, un autre nous- mêmes, nous croyons avoir droit de nous les attribuer en quelque maniere.

Il n’y a rien de plus difficile que d’avertir à propos un Ami de ses défauts & de ses égaremens. Pour en venir à bout, on doit se conduire en sorte qu’il s’aperçoive qu’on a plûtôt en vûe son avantage que notre intérêt particulier. Ainsi les reproches qu’on lui fait doivent être rares, & toûjours bien fondez à la rigueur.

Sans cette précaution, la grande envie qu’il a de plaire peut se changer en desespoir d’y réussir, puis qu’il se voit accusé de certains défauts dont il ne se trouve pas coupable. Un Esprit, qui est humanisé & attendri par l’Amitié, ne peut soutenir de fréquens reproches, il faut qu’il succombe sous leur poids, ou qu’il diminue beaucoup de l’estime & de l’ami-[144]tié qu’il avoit pour la Personne qui les lui adresse.

Le veritable devoir de l’Amitié est d’inspirer de l’ardeur & du courage : un Esprit ainsi animé se surpasse lui-même ; au lieu qu’il languit & qu’il devient presque immobile, s’il manque tout-à-la fois d’un tel secours.

La négligence d’un Ami est en quelque maniere plus inexcusable que celle d’un Parent ; puis que nos devoirs à l’égard du premier resultent de notre choix ; au lieu que ceux qui regardent l’autre viennent de la Nature, & ne dépendoient pas de nous.

Si l’on ne doit pas rompre avec un Ami, malgré tous ses défauts, de peur qu’on ne blâme notre choix ; à plus forte raison ne doit-on jamais abandonner un Ami sage & vertueux, afin qu’on ne puisse pas nous reprocher d’avoir perdu un Trésor inestimable, dont nous avions la jouïssance.

X. ◀Nivel 2 ◀Nivel 1