Le Spectateur ou le Socrate moderne: XVII. Discours
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.2287
Nível 1
XVII. Discours
Citação/Lema
Iam ne igitur laudas,
quod de sapientibus alter Ridebat?
Juv. Sal. X. 28.
Est-ce donc vous n’aprouvez aujourd’hui que Démocrite, qui rioit de tout ?
Juv. Sal. X. 28.
Est-ce donc vous n’aprouvez aujourd’hui que Démocrite, qui rioit de tout ?
Metatextualidade
Lettre sur la
Bizarrerie & l’esprit goguenard des Anglois.
Metatextualidade
Lettre sur la
Bizarrerie & l’esprit goguenard des Anglois.
Nível 2
Carta/Carta ao editor
Monsieur, « Vous savez très-bien
que notre Nation est la plus fameuse qu’il y ait au Monde
pour ce qu’on apelle des Gens bizarres & d’une humeur
fantasque. C’est pour cela même que notre Comédie l’emporte
sur celle de toutes les autres Nations par la singularité
& la multitude de ses Caractères. Entre ce nombre infini
de Quinteux que notre Isle produit, il n’y en a point que
j’aie observé de plus près que ceux qui ont inventé quelque
passetems extraordinaire pour se divertir eux-mêmes ou
réjouïr leurs Amis. Je ne vous parlerai que de
ceux qui prennent plaisir à rassembler une compagnie de
Gens, qu’on croit avoir quelque chose de grotesque & de
ridicule. Vous entendrez ce que je veux dire par l’Exemple
suivant. Un de nos beaux Esprits du dernier Siècle,
d’ailleurs Homme fort riche, croïoit qu’il ne pouvoit mieux
emploier son argent qu’à faire quelque plaisanterie. Une
année qu’il étoit aux Bains, il s’aperçut qu’entre cette
foule de beau monde, qui s’y étoit rendue, il y en avoit
plusieurs qui, de même que lui, se distinguoient par la
longueur du Menton : de sorte qu’un jour il invita à dîner
une douzaine de ces Personnes remarquables, qui avoient la
bouche au milieu de leur visage. Ils ne furent pas plûtôt
assis autour de la Table, qu’incertains de ce qui pouvoit
les avoir amenez ensemble, ils comencerent à se regarder
fixément les uns les autres. Notre Proverbe Anglois dit,
Du reste, j’ose me flater, Monsieur, que vous
tomberez d'accord avec moi que, puis qu'il n’y a rien
d’utile pour les mœurs dans cette espéce de Divertissemens,
il faudroit les décourager, & les regarder plûtôt comme
des traits de malice que comme des tours d’esprit.
D’ailleurs, s’il est naturel de voir qu’un Homme encherit
sur les pensées d’un autre, & s’il est impossible qu’une
seule Personne, quelques beaux talens qu’elle ait, invente
un Art & l’amene à sa derniere perfection,
Sur ce que vous avez dit, 1dans quelcune de vos
Speculations, que les Caractères peu communs sont le Gibier
que vous cherchez, & sur ce que vous me paroissez le
plus grand Veneur de cet ordre qu’il y ait au Monde, ou, si
vous voulez, un Nimrod entre les Ecrivains de cette espece,
j’ai cru que le détail, que vous venez de lire, ne vous
seroit pas desagréable. Je suis, &c. »
Citação/Lema
La joie éclate dans la
Sale, Lors que chacun la Barbe y branle.
Nível 3
Narração geral
C’est ce qui arriva dans
l’Assemblée, dont je vous entretiens. Ses Membres
n’eurent pas plûtôt vû leurs trognes agitées par le
manger, le boire & le discours, & observé
que leurs mentons se rencontroient souvent au milieu
de la table, qu’ils sentirent le badinage, &
qu’ils y donnerent tous de si bonne grace, que, depuis ce jour-là, ils lierent une étroite
amitié ensemble. Quelque tems après, le même
Gentilhomme ramassa une troupe de Lorgneurs, comme
il les apelloit, c’est-à-dire de Louches qui
regardoient de travers. Il se divertit alors à voir
les reverences croiséees, les signes trompeurs &
les faux coups d’œuil, qu’ils se faisoient, ou
qu’ils se donnoient les uns aux autres, à l’occasion
de tant de Raïons visuels que se coupoient
irregulièrement. Le troisième Regal, que ce
facetieux Gentilhomme se donna, fut celui des
Bégues, dont il remplit un jour sa Table. Un de ses
Domestiques, chargé de se tenir derriere un
Paravent, & d’écrire tout ce qu’ils diroient
pendant le repas, en vïnt facilement à bout, sans le
secours des abréviations. Ce détail fit voir, quoi
que la Conversation ne tomba jamais, qu’il n’y eut
guére plus d’une vingtaine de paroles prononcées
durant le premier Service ; qu’à l’arrivée du
second, un de la troupe fut un quart d’heure à
lâcher que les Halebrans & les Asperges étoient
d’un goût merveilleux, & qu’un autre avoit
emploïé le même espace de tems à dire qu’il étoit de
son avis. Malgré tout cela, cette Plaisanterie n’eut
pas un si bon succès que la précedente, puis qu’un
des Conviez, Homme de cœur, en fut si outré,
qu’incapable d’exprimer son ressentiment, il sortit
de la Chambre, & envoïa, à l’Hôte
goguenarder, un Cartel par écrit, qui n’eut point de
suite à la verité par la médiation de quelques Amis,
mais qui mit fin à ce badinage comique.
Nível 3
Narração geral
je vous entretiendrai
d’un honête Gentilhomme de ma connoissance, qui, à
l’ouïe du Caractère de cet Esprit goguenard, dont je
viens de vous parler, l’a revêtu lui-même, &
cherche à le tourner au profit du Genre Humain. Il
pria un jour à dîner une demi-douzaine d’Amis, qui
s’étoient rendus célèbres par l’usage de diverses
expressions superflues dans le Discours, telles que
sont celles-ci : m’entendez-vous bien &
voïez-vous bien ? c’est-à-dire ; de sorte, Monsieur,
que. Chacun des Conviez, qui emploïoit à tout moment
son expression favorite, parut si ridicule à son
Voisin, qu’il ne pût s’empêcher de sentir qu’il
devoit paroitre lui-même aussi ridicule au reste de
la Compagnie : Cela fit qu’après avoir
été peu de tems ensemble, ils devinrent tous si
circonspects á l’égard de leurs termes superflues,
que la Conversation en fut bientôt dégagée, &
qu’il y entra beaucoup plus de sens, quoi qu’il y
eût moins de paroles. Une autre fois le même
Gentilhomme prit occasion d’assembler ceux de ses
Amis qui avoient contracté la sote coutume de jurer.
Pour leur en faire sentir le ridicule, il eut
recours à l’expedient marqué ci-dessus, c’est-à-dire
qu’il plaça un Secretaire dans un endroit de la
chambre, où il n’étoit vû de personne. Après qu’on
eut bû la seconde Bouteille, & qu’on fut en
train de parler à cœur ouvert, mon Ami releva
plusieurs mots sonores, mais inutiles, qu’on avoit
prononcés chez lui depuis qu’ils étoient à table,
& qui les avoient privez d’une meilleure
conversation. Quelle-Somme, ajouta-t-il,
n’aurions-nous pas levé pour les Pauvres, si nous
avions exigé les uns des autres l’Amende que nos
Loix imposent aux Jureurs ? Chacun d’eux prit en
bonne part cette douce Reprimande : Il leur dit
alors que, persuadé qu’il n’y auroit point de
Secrets dans leur conversation, il avoit ordonné à
un de ses Domestiques de la mettre par écrit, &
que, s’ils l’agréoient, il leur feroit la lecture.
Elle remplissoit dix Feuilles de Papier, qu’on
auroit pû reduire à deux, si l’on en
eut ôté ces abominables & inutiles additions.
Quand on vint à la lire de sang froid, on trouva
qu’elle aprochoit plûtôt d’une Conference d’Esprits
malins que de Créatures Humaines. En un mot, chacun
trembla depuis la tête jusques aux piez, à l’ouïe
calme & tranquille de ce qu’il avoit prononcé
dans la chaleur du discours. Je ne parlerai que
d’une autre occasion, où il mit en œuvre la même
adresse pour guérir une autre sorte d’Hommes, qui
sont la peste de toute Conversation polie, & qui
ne tuent pas moins le Tems que ceux des Classes
précedentes, quoi que d’une maniere moins
criminelle, je veux dire la sote Engeance des
Faiseurs de Contes ou d’Histoires, & de ceux qui
aiment à narrer. Mon Ami assembla une demi-douzaine
de ses Camarades, qui étoient infectez de cette
étrange maladie. Le premier jour il y en eut un qui
entama le Siege de Namur, & qui ne finit sa
relation qu’à leur départ, à quatre heures
après-midi. Le second jour un Ecossois prit le Dé,
& il fut impossible de le tirer de ses mains
tout le tems que la Compagnie resta ensemble. Le
troisiéme jour fut emploïé par un autre à un recit
de la même longuer. Ennuïez enfin de cette barbarie
qu’ils exerçoient les uns sur les autres, ils
revinrent de cet assoupissement léthargique, où ils
étoient plongez depuis bien des années.
1Voyez Tome II. P. 171.