Le Spectateur ou le Socrate moderne: XIV. Discours

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XIV. Discours

Citação/Lema

navibus atque Quadrigis petimus bene vivere. Quod petis hic est.
Hor. L. I. Epist. XI. 28.
Nous cherchons par mer & par terre à être heureux, & il ne tient qu’à nous de l’être sans sortir du Lien où nous sommes.

Metatextualidade

Sur le but qu’on doit se proposer dans les Voïages.

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Carta/Carta ao editor

Mr. le Spectateur, « Une Dame de ma connoissance, & pour laquelle j’ai tant d’estime, que je ne saurois être en repos lors qu’elle fait une action indiscrete, est cause de l’embarras que je vous donne de lire ce qui suit. C’est une Veuve, à qui l’indulgence d’un tendre Epoux a laissé le manîment d’un Bien trés-considerable & la tutelle d’un Fils âgé d’environ seize ans, deux objets qui lui sont fort chers. Le Garçon a des talens médiocres, qui ne brillent pas beaucoup, mais qu’on ne doit pas mépriser ; il a fait tous les Exercices ordinaires à ceux de son âge avec assez de profit, & d’ailleurs il ne manque pas de hardiesse. A la faveur de cette qualité, qui sert de vernis à toutes les autres, il tire bon parti de ce qu’il fait & il le déploie en toute occasion.

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Narração geral

L’Eté dernier, il embarrassa deux ou trois fois le Vicaire du lieu devant une Assemblée de la plûpart des Dames du voisinage, & il se distingua d’une maniere bien remarquable : A l’ouïe de ces belles prouesses, comme cela n’arrive que trop souvent par malheur, la Mere s’est mise en tête que son Fils est un Oracle, & qu’on ne doit pas suivre à son égard la Méthode qu’on observe dans l’Education de ceux de son âge ; puis que ce seroit le vrai moïen d’avilir ses talens, & que cela feroit un tort irreparable à son vaste genie.

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Narração geral

Je leur rendis visite la semaine derniere, & surpris de ce que le jeune Monsieur ne paroissoit pas autour de la Table à Thé, où il ne manque presque jamais d’officier, je demandai de ses nouvelles. Madame sa Mere me répondit qu’il étoit sorti avec sa Femme de Chambre, pour quelque préparatifs qui regardoient leur Equipage, & qu’elle le meneroit voïager au plûtôt. Quoique la nouveauté du dessein me choquât un peu, je ne le témoignai pas sur le champ, & je voulus même insinuer que ce voïage n’alloit sans doute qu’à lui faire voir une partie de son Domaine, où il n’a jamais été, & qu’il est dans une Province éloignée : Mais elle eut soin de me desabuser au-plus-vite de cette agréable erreur, & de me communiquer tout son Plan. Elle s’étendit d’abord sur les progrès extraordinaires de son Fils & sur sa vaste litterature : d’où elle conclût, qu’il étoit bien tems de lui faire connoitre les Hommes & les Choses ; qu’elle vouloit donc qu’il fît le tour de France & d’Italie ; mais qu’elle ne pouvoit se déterminer à le perdre de vûe, & qu’ainsi elle avoit résolu de l’accompagner par tout. J’avois quelque envie de la railler de ce ridicule dessein ; mais je ne me trouvai pas d’humeur à badiner sur un sujet si délicat & si chatouilleux. Je craignis qu’il ne m’échapât quelque mot, qui choqueroit trop l’habileté du Fils, ou la discrétion de la mere ; bien persuadé que, dans l’un & l’autre de ces deux cas, quoi que muni des raisons les plus fortes, au lieu d’amener cette Dame à mon avis, je m’exposerois à perdre son estime : de sorte que je résolus sur le champ de vous en remettre la décision. Lors que je vins à reflechir la nuit, selon ma coûtume, sur ce qui s’étoit passé le jour, il me parut que le dessein de faire voïager un jeune Garçon entre les bras, pour ainsi dire, de sa Mere, afin qu’il aprenne à connôitre les Hommes & les Choses, est une Folie d’un genre tout singulier. Je ne me souvenois pas d’avoir jamais rien observé de tel, quoi que je me rappellasse quelques Exemples qui n’étoient pas fort éloignez de celui-ci. Ensuite je roulai dans mon Esprit l’idée qu’on a des Voïages, en ce qu’ils font partie de l’Education. Il n’y a rien de plus commun que de prendre un jeune Garçon à la sortie du College, de le mettre sous la conduite d’un pauvre Etudiant, qui n’est pas fâché de se voir bannir trente Livres Sterlin par an & sa nourriture, & de l’envoïer badiner & folâtrer dans les Païs étrangers.

Exemplo

C’est ainsi qu’à l’exemple des petits Enfans qui vont aux Marionettes, il passe le tems à faire le badaut, & à regarder avec surprise mille Objets qui lui sont inconnus, ou dont il ignore les motifs & le but ; au lieu d’aquerir, sous un habile Maître, les veritables Principes de toutes les Sciences, & de se munir de bonnes Maximes, pour se bien gouverner durant tout le cours de sa vie.
Y a-t-il rien de plus surprenant, & pourroit-on s’imaginer que les Hommes fussent capables de tomber dans une erreur si grossiere ? C’est-là un vaste champ, qui peut donner de l’exercice à un beau Genie, & il ne me semble pas que vous y soyez entré jusques-ici. Je souhaiterois donc, Monsieur, que vous fissiez entendre au monde que les Voïages doivent servir de clôture à l’Education de la Jeunesse, & que vouloir débuter par-là, c’est commencer par où l’on doit finir. Sans contredit le but qu’on doit se proposer dans les Voïages, est d’examiner les mœurs & les coûtumes des autres Peuples, de voir en quoi ils l’emportent sur nous, & en quoi nous les surpassons eux-mêmes ; d’adopter ce qu’il y a de bon & de laisser le mauvais ; de jouïr d’une conversation plus libre & plus étendue que celle où nous étions bornez dans notre Patrie ; de renoncer ainsi à ce qu’il peut y avoir de bizarre, d’afecté ou de rustique dans nos manieres, & que nous avons pû contracter chez nous. Mais le moïen d’obtenir aucun de ces avantages, lors qu’on est tout-à-fait novice dans les Coûtumes & les Loix de son Païs natal, & qu’on n’a pas encore fixé dans son Esprit les premiers élemens de la Politesse & de la Bienséance ?

Alegoria

Aspirer à ces avantages sans les qualitez requises, c’est prétendre élever un superbe Edifice sans jetter aucun fondement ; ou s’il m’est permis d’emploïer cette expression, c’est vouloir tracer une riche broderie, sur une toille d’Araignée.
Un autre but, qu’on doit avoir dans les Voïages, & qui mérite d’être bien observé, c’est de juger sainement des anciens Auteurs, par la vûe des Lieux où ils ont vêcu, & qu’ils ont décris ; de comparer l’état où l’on trouve ces endroits avec les descriptions qu’ils en ont données, & de remarquer le merveilleux raport qu’il y a entre la Copie & l’Original. C’est sans doute un des plus agréables Exercices qu’il y ait pour un Esprit tourné de ce côté-là ; outre qu’à divers égards il peut servir à de bonnes reflexions morales, si le Voïageur fait tirer de justes consequences sur la fragilité des choses humaines, à la vûe du triste & déplorable état, où le Tems de la Barbarie ont réduit tant de Palais, de Villes & de Païs entiers, qui font une si belle figure dans l’Histoire. On peut même porter cet usage plus loin, si l’on examine chaque Arpent de terre qui a servi de Théatre à quelque Action fameuse, soit qu’on y voye les traces d’un Caton, d’un Ciceron, d’un Brutus, ou de quelque autre Personne célébre. Une pareille circonstance vûë de près , quoi que peu de chose en elle-même, peut donner plus d’ardeur à un Esprit noble & genéreux pour imiter ces grands Exemples, s’il est du moins disposé comme il faut, pour en recevoir l’impression. Mais vous aurez de la peine à croire, si je ne me trompe, que ceux-là le soient, qui, bien loin de pénétrer le sens & le genie des Anciens, n’entendent presque pas leur maternelle. Du reste je me suis écarté de mon sujet, qui n’alloit qu’à vous prier de garantir, s’il est possible, une tendre Mere Angloise & son véritable Fils, d’être la risée des Nations les plus polies de l’Europe, où ils vont se donner en spéctacle. Aïez la bonté de leur dire que, si le roulis d’un Vaisseau & le cahotement d’un Coche peuvent contribuer à la santé du Corps, ils peuvent aussi causer un tel vertige à de jeunes Têtes vuides, qu’elles s’en ressentiront toute leur vie. Je suis &c. » T. Phil. Lamaison