Référence bibliographique: Anonym (Éd.): "VIII. Discours", dans: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.4\008 (1720), pp. 45-50, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1306 [consulté le: ].


Niveau 1►

VIII. Discours

Citation/Devise► Quos ille timorum Maximus haud urget lethi metus : inde ruendi In ferrum mens prona viris, animaeque capaces Mortis,
Lucan. Lib. I. 359
Quoi que la Mort soit la plus grande de toutes les terreurs, ils ne la craignent pas : De là vient qu’ils l’afrontent d’un air intrepide, & qu’ils donnent tête baissée dans le péril. ◀Citation/Devise

Metatextualité► Sur la gaieté ou le courage, que certains grands Hommes ont fait paroitre à l’heure de la Mort. ◀Metatextualité

Niveau 2► J’ai lû avec plaisir une Lettre de consolation que Phalaris écrivoit à un Pere afligé de ce qu’il venoit de perdre un Fils d’un mérite extraordinaire. Sa pensée, autant que je puis m’en souvenir, se reduit à ceci : Citation/Devise► « Qu’il devoit prendre garde que la Mort avoit mis une espèce de seau au Caractère de son Fils, & qu’elle l’avoit placé hors de l’ateinte du Vice & de l’Infamie : Que, pendant qu’il étoit en vie, il risquoit toûjours d’abandonner la Vertu, & de perdre la reputation qu’il s’étoit aquise ». ◀Citation/Devise La Mort fixe la reputation d’un Homme, & décide si elle est bonne ou mauvaise.

De là vient peut-être, quoi qu’il y en ait quelques autres motifs, que nous avons [46] une répugnance naturelle à faire l’éloge d’un Homme jusqu’à ce qu’il soit dans le tombeau. Pendant qu’il est sujet à changer, nous pouvons en avoir différentes idées. Il peut nous forcer à perdre l’estime que nous avions conçuë pour lui, & nous paroître tôt ou tard dans un autre jour que celui où nous le voïons à présent. En un mot, si l’on ne doit pas décider qu’un Homme est heureux ou malheureux, avant sa mort ; on ne sauroit non plus lui donner le titre de vicieux, ou de vertueux, avant ce terme. Exemplum► Ce fut aussi pour cette raison qu’Epaminondas, interrogé, lequel des trois, de lui-même, d’Iphicrate, ou de Chabrias, méritoit le plus d’estime, répondit, qu’il faloit les voir mourir, avant qu’on pût le décider. ◀Exemplum

Si d’un côté il n’y a pas de plus triste idée pour un honête Homme que celle de se voir exposé à un tel changement ; de l’autre, on peut dire qu’il n’y a rien de plus glorieux que de mener une vie reglée, & de soutenir la beauté de son Caractère jusques à la fin.

Allegorie► On compare souvent la fin de la vie d’un Homme à la conclusion d’une Pièce de Théâtre, qui est bien écrite, & où les principaux Personnages jouënt le même rôle jusques au bout, quel que puisse être leur fort. ◀Allegorie A peine y a-t-il une Personne illustre, dans l’Histoire Gréque ou Romaine, dont l’un ou l’autre Ecrivain n’ai raporté la mort, & qui ne la blâme ou ne l’aprouve sui-[47]vant l’humeur ou les principes qu’il avoit. Exemplum► Mr. de St. Evremond louë jusqu’à l’excès le courage de Petrone dans les derniers momens de sa vie, & il croit trouver plus de fermeté d’esprit que dans la mort de Seneque, de Caton, ou de Socrate. Il n’y a nul doute que l’envie de paroitre singulier dans ses remarques, & de vouloir découvrir ce qui avoit échapé à l’observation des autres, n’ait engagé cet Auteur, aussi poli qu’ingeneux, à penser de cette maniere. Tout le mérite de Petrone se reduit à être mort avec la même gaieté qu’il avoit euë durant sa vie ; mais comme il l’avoit passé dans la débauche & dissolution ; l’indifference, qu’il témoigna à la fin de ses jours, venoit plûtôt de son Naturel volage, que de la force de son Esprit. Le courage de Socrate venoit d’un tout autre motif, je veux dire du sentiment intérieur d’une Vie reglée, & de l’esperance d’un Bonheur éternel. ◀Exemplum Exemplum► Si la gaieté au lit de mort plaisoit tant à Mr. de St. Evremond, il en auroit pû trouver un Exemple bien plus digne de nos éloges dans nôtre Compatriote, le Chevalier Thomas Morus.

Cet illustre Savant s’étoit rendu fameux par une Conversation pleine d’esprit & de bons mots, & qu’il parut toute sa vie jouër le rôle d’un autre Democrate, comme Erasme le remarque dans une Dédicace qu’il lui adressoit.

Il mourut pour un article de sa Religion, [48] & tous ceux du même Parti l’honorent comme un véritable Martyr. Cette innocente gaieté, qui lui avoit aquis une si grande réputation durant sa vie, l’accompagna jusques à la fin : il porta sur l’Echafaut le même enjoûement, qu’il avoit d’ordinaire à sa Table ; & lors qu’il mit sa tête sur le Bloc, il donna des preuves de cette bonne humeur qu’il avoit toûjours fait paroître à ses Amis dans toutes les occasions de la Vie. Sa Mort répondit très-bien á la Vie qu’il avoit menée. Il n’y eut rien de nouveau, qui sentit la gêne ou l’afectation. Il ne crut pas que la maniere dont sa tête devoit être séparée du reste de son corps fut une circonstance qui dût changer l’assiete de son Esprit ; & dans la ferme atente d’une Immortalité glorieuse, il crut que le plus petite degré d’une douleur excessive devoit être éloigné d’un Accident qui n’avoit rien en lui-même de capable de l’abatre ou de l’intimider. ◀Exemplum

Il n’est pas trop à craindre qu’on imite cet Exemple. La frayeur naturelle que les Hommes ont de la Mort sufit pour les garantir de ce danger. Je remarquerai seulement que ce qui étoit Philosophie dans cet Homme extraordinaire, seroit Frénesie dans un autre qui, avec son humeur enjouée, n’auroit pas la même sainteté de mœurs.

Je finirai ce Discours par l’Exemple d’un Prince qui, dans les derniers momens de sa vie, fit paroitre, selon moi, plus d’intrépidité & de grandeur d’ame, qu’aucun [49] des Grecs ou des Romains les plus célébres à cette occasion. Le voici, tel qu’on le trouve dans1 l’Histoire des Révolutions de Portugal, écrite par Mr. l’Abbé de Vertot.

Niveau 3► Exemplum► Récit général► « Lors que Dom Sebastien, Roi de Portugal, envahît les terres de Multä Moluc, Empereur de Maroc, dans le dessein de le detrôner, Moluc étoit attaqué d’une maladie mortelle qui le consumoit. Cependant il chercha l’occasion d’en venir à une bataille décisive & il la trouva. On peut dire qu’il se voïoit mourir lui-même, & sa foiblesse étoit si grande, qu’il ne douta point qu’il ne fût arrivé à son dernier jour ; il n’oublia rien dans cette extremité pour le rendre le plus beau de sa vie. Il rangea lui-même son armée en bataille, & donna tous les ordres, avec autant de netteté d’esprit & d’application, que s’il eût été en parfaite santé. Il étendit même sa prévoïance jusqu’aux événements qui pouvoient arriver par sa mort, & il ordonna aux Officiers, dont il étoit environné, que, s’il expiroit pendant la chaleur du combat, on en cachât avec soin la nouvelle ; & que, pour entretenir la confiance des Soldats, on feignît de venir prendre ses ordres, & que ses Aides de Camp s’aprochassent à l’ordinaire de sa Litiere, comme s’il eût été encore en vie. Il se fit ensuite porter dans tous les rangs de l’armée ; & d’autant par signes & par sa [50] présence, que par des discours, il exhorta les Maures à combatre génereusement pour la défense de leur Religion & de leur Patrie.

La bataille commença de part & d’autre par des décharges d’Artillerie. Les deux Armées s’ébranlerent ensuite, & se chargerent avec beaucoup de fureur, tout se mêla bien-tôt. L’Infanterie Chrétienne, soutenuë des yeux de son Roi, fit plier sans peine celle des Maures. Le Duc d’Aveiro poussa même un corps de Cavalerie, qui lui étoit opposé, jusqu’au centre & à l’endroit qu’occupoit le Roi de Maroc. Ce Prince, voïant arriver ses Soldats en desordre & fuïr honteusement devant un Ennemi victorieux, se jetta à bas de sa Litiere, & plein de colere & de fureur, il voulut, quoi que mourant, les ramener lui-même à la charge. Ses officiers s’opposerent en vain à son passage ; il se fit faire jour à coups d’épée : mais ces éforts achevant de consommer ses forces, il tomba évanouï dans les bras de ses Ecuïers : On le remit dans sa Litiere, & il n’y fut pas plûtôt, qu’aïant mis son doigt sur la bouche, comme pour leur recommander le secret, il expira dans le moment & avant même qu’on eût pû le conduire jusqu’à sa Tente. ◀Récit général ◀Exemplum ◀Niveau 3

L. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1

1Page 17 – 21. Edition d’Amsterd. Chez B. Roger