Cita bibliográfica: Anonym (Ed.): "XV. Semaine", en: La Spectatrice, Vol.1\015 (1728), pp. 327-341, editado en: Ertler, Klaus-Dieter (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1284 [consultado el: ].


Nivel 1►

Quinziéme Semaine

Nivel 2► Relato general► Je me trouvai hier par hazard chez une Dame de mes amies, pendant qu’elle faisoit manger elle-même de la boüillie à un des enfans. Dans le même temps, une Nourrice en faisoit téter par son ordre. Cette scene, triviale sans doute pour quantité de Lecteurs, à cause qu’elle est peut-être trop natu-[328]relle, me parut digne d’une Speculation. Les Philosophes ne méprisent point la nature, pas même dans les plus petites choses.

Le premier de ces enfants, après avoir avalé de bonne grace une certaine quantité de boüillie, paroissoit rassasié : mais accoûtumé à obéir à une mere vigoreuse, qui ne souffre point de résistance, il mangeoit le reste en rechignant. Je n’approuvois pas cette contrainte ; cependant je ne disois mot : Mais la Dame qui est pénétrante, jugeant de ma pensée par mon silence, fit une petite apologie de sa conduite. Nivel 3► Diálogo► Cette boüillie, disoit-elle, est excellente, & il n’y en a plus gueres dans le poëlon : Elle ne peut lui faire de mal. D’ailleurs il faut que les enfans soient nourris, & il fera bien de la manger, ajoûta-t’elle, ◀Diálogo ◀Nivel 3 en le regardant d’un air imposant, qui [329] fit son effet ; car le pauvre petit avança aussi-tôt la tête, faisant la moitié du chemin & ouvrit la bouche une fois trop grande ; dont mon amie fut fort contente. La boüillie fut achevée & le Poëlon bien graté.

Ensuite regardant l’autre enfant qui commençoit à lâcher le téton : Nivel 3► Diálogo► allons Nourrice, lui dit-elle, il faut l’inviter. Ne sçavez-vous pas qu’un enfant ne peut tétér trop d’un bon lait comme le vôtre. Le pis aller est qu’il rende ce qu’il aura pris de trop : j’aimerais voir cela de temps en temps, car c’est une marque que l’enfant ne manque point de lait. ◀Diálogo ◀Nivel 3

Malgré toutes ces raisons, l’embrion n’en vouloit plus : ce qui fâchoit la Maman. Nivel 3► Diálogo► Ah que je te ferois bien téter, disoit-elle, si tu étois capable de correction comme ton aîné : va, je t’attends à son [330] âge. Eh quoi, lui dis-je, voulez-vous qu’il vuide ces deux grosses mamelles, comme l’autre a fait le poëlon… Mademoiselle, interrompit la Dame, quand vous aurez des enfans vous leur ferez faire diette. Je voudrois bien en voir un élevé par une Philosophe. Allez, mon amie, mêlez-vous de vos Livres. Vous avez vos raisons pour penser de cette façon-là : J’ai les miennes pour faire ce que je fais : En un mot je gouverne mes enfans en bonne mere, & selon la meilleure méthode. ◀Diálogo ◀Nivel 3

Telles étoitent ses raisons. L’Epoux de la Dame qui étoit present avoit apparement les siennes pour se taire. Peut-être est-il de ces gens qui ne se mettent point en peine de la petite éducation de leurs enfans, la regardant comme une affaire de ménage. Enfin j’avois aussi de mon côté de bon-[331]nes raisons pour laisser faire & ne rien dire : ce qui est presque toujours le parti le plus sage, car mon amie a sa maniere de penser qu'elle croit la bonne, & même la meilleure, comme tant d'autres, & c'est, à son avis, choquer la raison que de contester avec la sienne. Mais je ne puis garder ce silence politique avec mes amis ; la franchise m'a toûjours paru une qualité essentiellement amicale, sauf les adoucissemens convenables. J'en suis assez persuadée pour me croire plus aimée d’une amie qui ose être d'un sentiment contraire au mien & me découvrir sagement mes torts, que de celui qui m'offre un argent qu'il sçait bien que je suis en état de lui rendre : soit dit sans diminuer le mérite des services pécuniaires, qui est grand : Je le connois par experience : mais l'autre est [332] est <sic> grand aussi & d'une rareté qui en releve bien le mérite dans notre miserable siécle ; premiere digression. Cela veut dire que je me sens en humeur d'en faire d'autres.

Nivel 3► Diálogo► N’étant donc politique que pour adoucir les veritez désagreables ; vous faites trop manger votre enfant, dis-je à cette Dame, ou je me trompe fort. Ecoutez, continuai-je, ce que je vais vous dire, comme une fantaisie, sans consequence. Il est vrai que ce trop de nourriture est peu de chose, mais vous l’accoûtumerez peu à peu charger son estomach de ce superflu, & à de petits excès qui augmenteront avec l’âge ; enfin à passer les bornes que la nature a prescites. ◀Diálogo Elle les marque déja sensiblement dans son temperament par le dégoût dont je me suis apperçûë : c’est qu’elle a son [333] compte, comme dans un petit chien qui ne veut plus téter quand il a le sien. Diálogo► Heureusement pour ces petits animaux, poursuivis-je en riant, les chiennes ne raisonnent point sur leur éducation comme nous autres femmes, & ne s'avisent point de forcer leur instinct. Jamais petit chien ne fut invité à téter plus que son saoul ; encore moins tapé par sa mere, pour avoir laissé un petit os qu'elle lui abandonnoit. Elle le prend doucement pour elle, au refus de son fils, ou le laisse comme lui, si elle en a satieté. Cela n’est-il pas mille fois plus raisonnable que nos maximes. Pendant que les enfans des bêtes ont besoin de leurs meres, celles-cy sont toûjours également prêtes à leur donner les alimens qu’elles possedent, & à les laisser digerer en repos quand ils sont assez rassasiez. Pourquoi, [334] continuai-je plus serieusement, dédaignons-nous d’imiter des bêtes à qui nous ressemblons par tant d’endroits humilians. Les copier dans ces choses-là, ce seroit leur ressembler moins que nous ne faisons. Mais il nous faudroit de la raison pour descendre de notre prétenduë suffisance à cette simplicité des bêtes & de la nature, & c’est un outil qui nous manque dans les grands besoins. Nous avons une prétenduë raison qui n’est qu’une véritable folie, fécondue en miseres, qui influent presque continuellement sur nous & sur notre posterité. Oüi ! la folie n’est que cette fausse raison que toute sa pénétration ne peut mettre au niveau de l’instinct naturel & droit qui détermine l’animal, par les seules convenances, dont la nature ne refuse le sentiment que dans quelques excep-[335]ctions qui ne sont rien à la maxime generale que je voudrois suivre éxactement à l’égard des besoins du corps. ◀Diálogo ◀Nivel 3

Pendant que je parlois ainsi, la Dame, dont la Philosophie ne vouloit pas joûter contre la mienne, peut-être par mépris, que sçai-je ? La Dame, dis-je, me regardoit fixement avec deux beaux yeux qui ne paroissent point dociles, & mon petit sermon moral étant fini, elle fit sans parler un branlement de tête que j’expliquai à peu près ainsi. ◀Relato general

Pauvre philosophe, philosophe imbécile, que ton raisonnement est pitoïable ! Tu ne t’apperçois pas que tu es hors de ta sphere. Tu veux parler enfans, & tu n’en connois que la figure. Pour moi j’en puis parler sçavemment, mais ce ne sera pas avec toi. Je n’aime pas à semer les perles. Tant y a [336] que j’ai raison, & que tu as tort.

Je trouvois ce raisonnement définitif & sans réplique que j’ai cité quelque part, ma raison est la raison, &c. car c’est le principe genera des deux sexes, des sçavans, des ignorans, des esprits admirez & du vulgaire, des Cicerons, des Pascals, des Bailes : il n’est donc pas étonnant que ce soit aussi celui des femmes qui chargent l’estomach de leurs enfans par raison ; & de certains Lecteurs qui jugeront de cette Feüille par leur jugement unique & exclusif à tous autres jugemens contraires.

Metatextualidad► Mais me voilà retombée dans le Chapitre de la raison. ◀Metatextualidad Il faut que ce soit là ma folie. Plaisante folie ! Comment concilier cela ? Mais, que n'a pas concilié l’esprit humain dans tous les siécles ? le [337] nôtre triomphe en extravagances ; & moi je me signale peut-être, parmi cette espece de foux, qui concilient des choses opposées. Ce qui me console, c’est que ma folie meurt d’envie d’être raisonnable ; & cepedant quand on la traite de déraison ; elle n’en fait que rire. N’est-ce pas là un caractere de folie extraordinaire ? Plut à Dieu que deux ou trois de mes Confreres, qui ont bien de l’esprit, fussent d’aussi bonne composition que moi : Les disputes seroient douces & piquantes, comme de certains Cidres délicieux. Quel Nectar pour une folie amoureuse de la raison ! Mais elle ne sont que piquantes, parce que chaque fou pense que que sa raison est la raison, & le croit si fort, qu’il se fâche quand on ne veut pas penser comme lui. Songe, Lecteur, aux esprits faux [338] de ta connoissance, pour voir si j’en connois le ridicule. Bien entendu que tu t’excepteras comme raisonnable ; mais de grace, sur quel fondement ?

Relato general► Une preuve de la docilité de ma folie, c’est qu’entendant lire il y a quelque temps dans une Compagnie où je me trouvai, l’espece de satyre que j’avois faite contre la raison humaine, je vis qu’elle ne plaisoit à aucun de l’Assemblée. L’un disoit, cette Feüille est pleine de sophismes : Un autre, que les raisonnemens en étoient purement sceptiques. D’autres en parlerent d’une autre façon : car tout le monde peut parler de la raison, jusqu’aux imbéciles. Mais je remarquai entr’autres un certain homme d’esprit plat. Il en voulut dire sa ratelée, qui fut, que ce sujet de raison qui se croit la plus saine, sans sçavoir pourquoi, [339] étoit froid & point du tout interessant.

Le pauvre homme n’aura jamais de quoi s’y interresser en homme raisonnable. Je doute fort qu’il sçache ce que c’est que penser. Ce qu’il y a en lui de pensant, est fait de maniere à ne pouvoir se retourner sur lui-même. Qu’il a de confreres, francs chevaux, sous la figure humaine ! La faculté de penser ne lui manque pourtant pas tout-à-fait. Mais il ne s’en sert que le moins qu’il peut, comme d’un outil nécessaire à quantité de choses communes.

Il se renferme en ce qu’il appelle d’usage pour la vie, & d’interessant pour les gens qui n’ont point d’autre ambition. Etre habillé proprement & dans le meilleur goût, aller en fort bon ordre au caffé, en prendre quelques tasses, & y rester trois ou [340] quatre heures, y voir aller & venir quantité de gens qui n’ont dans toute leur vie d’autre affaire que de passer le temps, l’y passer aussi, emmener dîner quelqu’un de ces hommes oisifs toûjours prêts à acheter un repas, de trois ou quatre heures de complaisances ; aller à la Comédie ou à l’Opera ; regarder, lorgner ; trouver un endroit de la Piece bon ; un autre passable, & un autre détestable : Qualifier de même les Acteurs ; saluer des gens de sa connoissance, ou rendre des saluts : entretenir un voisin de Spectacle, de ce qu’on a fait dans la journée, ou donner une semblable audience : Retourner chez soi ; souper, approuver ou blâmer les ragoûts : Traiter d’empoisonneur un pauvre diable de Cuisinier, parce qu’on a le goût empoisonné par l’intemperance ; Par-[341]ler du plaisir qu’on a eû de boire de jolis vins de tel & tel canton : s’apercevoir que Bacchus fait descendre Morphée ; & enfin, après avoir ainsi passé la journée, se déterminer à aller goûter les charmes d’un doux sommeil, trouvant des charmes à être mort jusqu’au lendemain. Quel outil spirituel faut-il pour tout cela ? quelle dose de raison ? C’est celle du Héros à qui j’ai eû l’houneur de déplaire en critiquant la raison humaine qu’il ne connoît presque pas. ◀Relato general ◀Nivel 2

F i n ◀Nivel 1