La Spectatrice: XI. Semaine
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Onziéme Semaine
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Metatextualität
Voici une Speculation de nuit
& d’insomnie. Les idées se suivent dans mon esprit :
& ma mémoire est assez fidele, pour me mettre en état de
les arranger sur le papier quand il fera jour.
Traum
J’entens le mouvement perpetuel
que fait une Pendule dans ma chambre : &, comme je suis
couchée sur le côté, j’entens aussi le
battement continuel d’une artére bien près de mon oreille.
Cela me fait penser aux mouvemens infinis que produit en moi
le cœur, ce petit organe de la vie, comme fait le ressort
dans toutes les parties mobiles de ma pendule. J’ai appris
que ma vie consiste dans le mouvement de ce cœur ; qu’il ne
peut cesser de battre pendant une minute sans que je cesse
de vivre, & que ma vie dépend encore de quantité
d’autres parties d’une machine naturelle, mille fois plus
admirable que l’horologe la plus reguliere, mais dont
l’œconomie animale est exposée à une infinité de
dérangemens. Mon esprit qui pense ces choses-là, est mille
fois plus admirable que mon corps, & n’est point
machine : ses fonctions sont d’une nature differente de
celles des corps. Il connoît l’animal qui lui
est uni, & cet animal ne le connoît point. Il n’y a
point de machine qui ne soit l’ouvrage de quelque
intelligence. Qui auroit pû la faire ce qu’elle est, qu’un
être pensant qui l’a renduë propre à faire toutes ses
differentes fonctions ? C’est mon intelligence, c’est la
partie la plus noble de mon être qui fait ce raisonnement.
C’est aussi la plus interessante pour moi, car je préfére
l’esprit au corps. J’en ferai donc l’objet des idées dont je
veux me repaître pendant que je veillerai. Je me détacherai,
par la pensée, de tout ce qui n’est point esprit ;
j’écarterai l’animal, quoiqu’il fasse une partie
considerable de mon être, & je me retrancherai dans
l’intelligence pure, si cela est possible. L’esprit est
non-seulement plus ancien que le corps, il est encore plus noble, il est auteur de tout ce qui est
fait avec industrie & avec dessein. Car, où prendre du
dessein & de l’industrie, que dans une intelligence ?
Mon être, que je considere peu par un corps qui durera moins
que ma pendule, me paroît considerable par mon esprit. Me
voilà donc, je le repete, separée de tous les corps, du mien
même, & renfermée dans l’esprit humain. Or cet esprit,
qui invente les Pendules & les Repetitions, qui a
inventé la machine de Marli & tant d’autres, doit être
l’ouvrage de celui qui a fait les esprits : car il n’a pas
toûjours esté, & il ne s’est pas fait lui-même. Il doit
être infiniment inferieur à l’esprit de son Auteur. Je
remonte à cet Auteur en ce qui tout ce que je
connois de plus grand doit être d’une maniere si haute, si
superieure : mais je ne puis m’en faire d’idée que par ses
productions : & dans ses productions, je n’en vois point
de plus propre à mon dessein que l’esprit humain, ce qu’il y
a au monde de plus noble, de plus grand, & de plus
approchant d’une suprême intelligence. La mienne qui est son
ouvrage, pense, réflechit sur sa pensée, l’examine, la
corrige, la perfectionne, monte jusqu’à sa cause. Dans les
bornes de ses lumieres, elle peut juger sainement de ses
lumieres même, & peut être en juger d’une maniere
sublime. Elle peut se diriger, & parvenir, par des
maximes qu’elle s’est faites, à une élevation, d’où elle se
sert de guide à elle-même pour arriver à de certaines
veritez. Ma raison, l’une des facultez de mon
ame, se fait des regles, une méthode : elle les croit
propres à ses desseins : elles les suit, & trouve, par
l’évenement, qu’elles sont ce qu’elle a crû qu’elles
devoient être. Mon sentiment, autre faculté de mon ame, agit
de concert avec ma raison. Celle-ci conduit le sentiment,
& le sentiment excite la raison & les reflexions.
Cet accord est une source de meditations pour mon ame. Je
vois que sans ma raison, mon sentiment est un aveugle plus
aveugle que celui des bêtes, que leurs connoissances
naturelles mettent en état de se passer de ma raison. Sans
le sentiment, ma raison est froide, indifferente, & son
indifference est une langueur & presque une impuissance.
Bien plus, mon ame, hors de l’indifference, est incapable de
juger sainément, jusqu’à ce que le sentiment
la porte au vrai. Elle a presque toûjours besoin de l’aimer,
pour le connoître : Quand elle cherche ce qui la flatte au
lieu de la verité, elle ne voit point ce qui est, elle voit
ce qui n’est pas, elle tombe dans l’illusion, dans la folie.
Il faut donc un concert dans les puissances de l’ame, un
concert de lumieres & de desirs. Il n’y a que l’union de
ces facultez, dans un certain degré d’élevation, qui puisse
former l’harmonie excellente, exquise, d’une haute vertu,
qui aspire fortement au bien, & d’une sagesse éclarée
qui sert de guide à la vertu. Je comprens que cette harmonie
seule peut former les grands caracteres, & leur donner
l’égalité, la fermeté, sans lesquelles ils ne meritent
jamais un si beau nom : Mais quand ils en sont dignes, je
ne vois rien, après la suprême
intelligence, de plus grand & de plus approchant de son
Principe. Ces idées, si naturelles à un esprit qui se
détache de la matiere, me font admirer la nature des
intelligences, sans enorgueillir la mienne, & m’y font
voir une sublimité, que toutes les disgraces humaines ne
peuvent avilir. Cette sublimité me fait aspirer à des biens
sublimes. Le bonheur des sens me paroît peu de chose. Je
voudrois être heureuse du bonheur des esprits. Le mien est
immense dans ses desirs, mais il est borné dans ses
lumieres. Il fait cependant quelquefois, en s’élevant, plus
de chemin que je n’en esperois. Animée par ces petits
succés, j’aspire à de plus grands. Mais pour me fortifier,
je voudrois connoître quelque ame forte & lumineuse,
quelque sage, comme je l’entens, s’il en est
dans le monde, ou au moins quelqu’un qui, comme moi,
souhaitât extrêmement de le devenir. Il n’est point de
démarches, ni de voyages que je ne fisse pour … Mais où
m’emporte ma Philosophie ? ne me corrigerai-je point ? que
diront les Lecteurs, qui ne lisent la Spectatrice que pour
s’amuser ? Quelles idées creuses, diront ces hommes, qui se
traitent de raisonnables, & qui ne veulent point qu’on
leur parle de leur raison ? Messieurs, je n’y pensois pas,
je vais parler d’autre chose. Je garderai mes idées creuses
pour moi ; non pas que je craigne de vous paroître folle :
cela me feroit peut-être honneur dans l’esprit de quelques
autres Lecteurs. Pourquoi donc ? Parce que ces autres
Lecteurs sont en fort petit nombre : je ne veux pas me
borner à écrire pour une douzaine de sujets
disposez à refléchir sur eux-mêmes, & qui aiment à voir
si un Auteur pense comme eux. Que dis-je, une douzaine ? Y
en a-t-il bien ce nombre en France dans le goût de refléchir
sur cette partie d’eux-mêmes qui pense ? Je n’ose en flater
ma Philosophie. L’homme n’est pas pour lui-même ce qu’il y a
de plus interessant. Occupé sans cesse de bagatelles
étrangeres, à quoi songe-t’on dans ces intervales de
sommeil, dans ces temps de silence, de quiétude, si propres
à la reflexion ? on repaît son esprit d’argent, de terre, de
maisons, de meubles, d’équipages, de chevaux, & d’autres
animaux, qui sous la figure humaine sont plus attachez à la
terre que des bêtes, qui ne s’occoupent point de ce qui les
met au dessus des bêtes, qui font tout pour
l’animal, qui lui cherchent des voluptez sensuelles, des
commoditez, qui employent toute leur raison à en trouver
d’exquises, où à les rendre telles. Avoüons cependant qu’on
cherche aussi quelques convenances pour l’ame. On veut
s’élever, commander, dominer : c’est un plaisir de l’ame.
Mais sur qui dominer ? sur des hommes qui sont presque tous
peuple. On n’estime gueres ce peuple ; on aime à le
maîtriser. Mais qu’est-ce que cette superiorité ? une idée,
un fantôme. Un homme travaille à se parer de cette idée de
grandeur, d’un nom, d’un titre, qui ne changera rien dans sa
personne, mais qui le fera joüir dans sa Province de
quantité de soumissions apparentes. Il va se mettre, avec
beaucoup de dépense & de peine, en état de les éxiger.
On lui payera un tribut de mines de postures,
de complimens. Mais je me trompe, ce ne sera pas à lui qu’on
payera, ce sera à son titre, à son extrinséque qui est son
seul objet. Il ressemble à une femme qui veut qu’on la
trouve belle ; qui ne pense pas à l’être, mais qui, avec des
drogues blanches & rouges, se donne un air de beauté.
Mon homme va se donner un air de grandeur, qui ressemblera à
cet air de beauté, à un teint d’emprunt. Si de certaines
femmes vouloient être réellement belles, il y a des moyens
pour y parvenir. Il faudroit dormir, vivre sobrement, être
sage, au moins d’une sorte de sagesse. Si de certains
hommes, qui ont de l’esprit, & une espece de conduite
& de sagesse, mais qui ne peuvent vivre dans la
médiocrité, vouloient être grands &
respectables, ils pourroient y parvenir. Il ne leur manque
que de la vertu. Le meilleur moyen de plaire pour une femme
qui veut être aimée, est d’avoir de vrais agréemens. Qu’elle
s’habille en Bergere, elle ne risquera rien, elle en sera
plus belle, plus remarquée. Le plus grand moyen d’être
respecté pour un homme qui veut de l’ascendant, est le vrai
merite, la vertu bien entenduë. Qu’il laisse là tout son
faste ; qu’il congédie tous ces hommes qui vivent de sa
vanité ; qu’il marche vétu simplement, & qu’il fasse le
bien qu’il peut faire, avec cette dignité qui n’appartient
qu’à la vertu, il ne risquera rien. La vraie vertu sera
toûjours une distinction sublime, elle sera toûjours
respectée dans un homme que la naissance ou la fortune aura
mis au dessus des autres hommes. Que dis-je ?
elle sera adorée. Elle fera de grandes, de belles passions,
des passions au-dessus de l’inconstance, aussi sages que les
autres seront folles, & aussi nobles que leur objet. Les
vicieux même en seront touchez. Elle est belle pour tout le
monde. On a plus que du respect pour qui sçait allier aux
finesses d’une politique d’honnête homme, toute la dignité
d’une vertu sage, douce, mais ferme, & fiere même, sur
les maximes de l’honneur le plus délicat. Pourquoi voit-on
si peu de gens capables de souhaiter une si noble
distinction ? Pourquoi se contente-t’on d’une grandeur
feinte & comique, qui se repaît de paroles, d’attitudes,
prostituées a mille autres gens ausquels on ne voudroit pas
être comparé ? On leur fait les mêmes protestations de dévouëment, de profonde soûmission. Cela
satisfait, lors même qu’on sçait que ces adulateurs pensent
le contraire, c’est toûjours un acte de soûmission. L’acte
est réel ; la soûmission ne l’est pas. Souvent on le sçait ;
rarement veut-on y penser : mais quand on y pense, on ne
cesse point de l’exiger ; parce qu’il y a toûjours quelque
chose de flateur dans l’obligation où l’on met ses
inferieurs de rendre ce faux hommage. Y a-t-il dans la
nature quelque chose de plus creux & de plus fou que ces
visions-là !
Metatextualität
Me voilà descenduë, pour ne point
trop m’éloigner du goût de la plûpart des Lecteurs, d’une
méditation qui tendoit au sublime, à une contemplation
d’extravagances. Ai-je bien fait ? il me semble qu’oüi. J’ai
vû que je perdrois mon temps à vouloir leur inspirer le goût d’une speculation élevée : j’ai
humanisé ma Philosophie, & de la grandeur des esprits :
je l’ai abaissée à leur folie. Combien de ces gens qui ne se
lisent point eux-mêmes, préfereront la lecture d’un
discours, qui les humilieroit s’ils étudioient, à celle d’un
autre, qui les éleveroit, s’ils avoient un commencement
d’élevation, sans lequel on ne peut sortir de sa bassesse ?
C’est qu’ils ne lisent que pour se divertir. La peinture du
ridicule de leurs semblables est d’autant plus propre à
produire cet effet, qu’ils sont fort éloignez de s’y
reconnoître. Mortels fortunez, s’il est d’heureuses
miseres ! Mais je dois ici quelque explication à une autre
espece de Lecteurs. Je les prie de croire que je les
distingue comme je le dois, & de ne point trouver
mauvais que j’aye coupé court sur une
speculation, dont le sujet me paroissoit beau. J’avois mes
raisons pour cela.
Selbstportrait
Quand j’ai commencé à écrire, j’avois oublié cet
excellent conseil. Si-tôt que je m’en suis souvenuë, je me
suis corrigée : car je suis docile aux avis qu’on me donne.