Zitiervorschlag: Anonym (Hrsg.): "X. Semaine", in: La Spectatrice, Vol.1\010 (1728), S. 219-237, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1279 [aufgerufen am: ].


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Dixiéme Semaine

Ebene 2► Allgemeine Erzählung► J’allai hier au concert des Thuilleries. La Musique fut belle, mais courte. On commença, & ce fut tout : quelques gouttes d’eau se firent sentir à des personnes moins occupées des sons que de leurs coëffures, & allarmerent cette partie des Spectateurs qui avoit le plus à craindre. Il parut quantité de mains éle-[220]vées pour s’assurer si c’étoit de la pluie : mais avant qu’elle fut confirmée, la crainte enfanta un murmure, qui me fit perdre les accords d’un air harmonieux & bien accompagné ; les petits Maîtres faisoient grand bruit : ils n’étoient pas moins intriguez que les femmes : ils avoient leurs raisons, une perruque de petit maître, bien en ordre, vaut bien des cheveux de femmes parfaitement bichonnez.

Les Musiciens allerent leur train encore un peu de temps, mais ils finirent bien-tôt, apparemment pour conserver leurs livres & le reste. Déjà quantité de gens se sauvoient en foule, parce qu’ils en voyoient d’autres se sauver, & se mettoient dans un desordre, que n’auroit pas fait, à beaucoup près, la petite pluie. Pour me consoler, j’allai me pro-[221]mener sous les arbres de la Terrasse. J’étois avec deux Dames que je ne connoissois que depuis quelques jours. Fremdportrait► L’aînée est une Veuve qui a passé le bel âge, & la jeune est sa niéce. ◀Fremdportrait La Veuve & moi, qui ne nous soucyions gueres de moüiller une robbe & une coëffure s’il venoit à pleuvoir tout de bon, & qui d’ailleurs ne pouvions sortir sans risquer d’être écrasées, nous nous promenions assez tranquillement, mais la niéce, coëffée & habillée dans l’extrême regularité, paroissoit fort agitée. Fremdportrait► C’est une fille qui ne pense qu’à faire des conquêtes, non par l’esprit, mais par le teint & par une figure ornée de tout ce que la coquetterie a de plus fin.

Elle est dans le sytéme general : peu de filles jeunes & jolies, qui ont de quoi se parer, sont dans le goût de se faire aimer par l’esprit, [222] quelque esprit qu’elles ayent. Les voyes de la simpathie qui pourroient les mener à un bonheur plus solide que celui auquel elles aspirent, n’entrent gueres dans ces têtes-là ? Elles se font valoir, par ce que les hommes cherchent plus que l’esprit, & n’employent le leur qu’à donner de l’agrément à leur figure. Telle m’a paru la Demoiselle. ◀Fremdportrait Les Spectateurs observent les caracteres même les plus communs. C’est leur vocation. Ils y remarquent toûjours quelque chose de particulier : & là-dessus ils se font des idées dont ils se repaissent. Les miennes ètoient que cette fille n’avoit peut-être pas tort : elle veut être mariée ; elle s’accomode au goût de son siecle, au goût du plus grand nombre, s’entend. Un autre goût reviendra peut-être, où l’on comptera pour quelque chose l’esprit [223] dans les femmes, peut-être même le sçavoir, & un certain rafinement dans leurs penchans, qui, à ce que je m’imagine quelquefois, a dû donner au temps du fameux Hôtel de Ramboüillet, des plaisirs plus tranquiles, plus convenables à des personnes d’esprit & de merite, plus nobles & même plus touchans que n’en peut donner la coquetterie des deux sexes, & la maniére d’aimer de ce temps-cy.

J’entretenois ma mauvaise humeur de ces pensées-là, & j’oubliois que j’étois avec des Dames de condition. La Veuve me fit revenir de mon impolitesse. Ebene 3► Dialog► Vous pensez apparement, me dit-elle, à notre disgrace, & la perte que nous venos de faire de ce grand plaisir, pour lequel nous sommes si passionnées, & que nous nous étions si bien promis pour ce soir : [224] Oüi, Madame, lui répondis-je, j’y pensois, & encore à des pertes d’autres plaisirs. Mademoiselle de *** a soûpiré pour sa robbe & sa coëffure, & moi qui ne me soucie gueres de ces choses-là, je soûpirois en pensant aux attentions inquietes qu’ont tant de personnes pour des colichets de parure ; marques de leur peu de goût pour les belles choses dont ces bagatelles les détournent si facilement. Nous venons d’en voir une preuve au Concert. J’en ai, me dit-elle, l’esprit rempli. Je goûtois délicieusement ce beau morceau. Mon ame se livroit toute entiere à sa felicité ; je ne vivois que par elle dans ces heureux momens ; j’étois incapable de penser à des habits : quelques gouttes de pluie que j’avois senties comme les autres, ne m’avoient donné qu’une legere distraction. L’allarme a [225] fait succeder le dépit à mon enchantement. Je n’ai pû voir près de moi, sans une espece d’indignation, des gens d’esprit, grands amateurs de la belle Musique, à ce qu’ils disent, si émûs pour si peu de chose. J’ai quitté avec vous des personnes si peu dignes d’une telle volupté ; & depuis que nous avons pris le parti de nous promener, voyant ma niéce triste, couvrant sa tête & soûpirant, je la regardois avec mépris, & n’en faisois pas plus d’état que de sa coëffure : Enfin, je pensois comme vous à l’attention de tant de personnes pour des bagatelles, & à leur peu de passion pour des plaisirs qui meriteroient tant de leur être préferez. Je suis bien aise, ajoûta-t’elle, que mes idées simpatisent avec les vôtres. Et moi, lui dis-je, j’en suis fâchée à cause de vous. Car, sur ce pied-là, vous [226] ne devez pas être plus heureuse que moi. Je vois tous les jours des choses qui me font regretter de n’être pas née en des temps d’un meilleur goût. Il semble, dans le notre, qu’on ne vive que pour son corps. Les soins se réünissent à le mettre a son aise, à le remplir de ce qui le flatte, & à le parer. On ne vit presque plus ni pour l’esprit ni pour le cœur : aussi, plus de délicatesse. Les voluptueux ne rafinent que pour les sens : une bonne table, des commoditez, dormir mollement, aller de même à ses affaires & à ses plaisirs, voilà leurs objets. Les carosses sont devenus presque aussi doux que des lits. Une femme n’est pas plûtôt levée, qu’elle prend le chemin de sa toilette, & travaille à reparer un teint par lequel elle veut être aimée. Nulle reparation d’esprit. Il y a eû des temps [227] où l’on vouloit être aimée par l’esprit, on le cultivoit, on l’ornoit. Il n’étoit pas moins séant à une femme spirituelle qu’à un homme, de l’enrichir de connoissances choisies, & de s’en servir dans la conversation. Plusieurs femmes d’esprit avoient pris ce parti. Des folles s’en sont mêlées, ont imité les Pedans, & sont devenuës Pedantes ou précieuses. Un Poëte comique les a joüées, & l’on a vû disparoître la science & le bel esprit des femmes. Mais que ne tenoient-elles bon pour les conversations spirituelles & délicates ? Qui a fait tomber un commerce, qui apparemment ne fasoit pas moins de plaisir aux hommes d’un certain goût qu’à ces femmes là ? Il faut qu’elles ayent eû de grandes dispositions à laisser l’esprit pour les bagatelles. Ces dispositions ont esté fortifiées de [228] tout temps par les hommes, qui ne cherchent pas autrement l’esprit dans notre sexe, parce qu’ils sont grossiers ; & cette grossiereté s’est communiquée à presque toutes les femmes, parce qu’elles ont toûjours aspiré à plaire à des hommes plûtôt qu’à des esprits.

J’ai pensé plus de mille fois les mêmes choses, me dit la Veuve. Je vois bien, ajoûta-t’elle, que nous simpatisons. J’en suis ravie, & je me croirois fort heureuse si vous vouliez bien que nous fussions amies. Je la remerciai de l’honneur qu’elle vouloit me faire. ◀Dialog ◀Ebene 3 Mais je crûs devoir commencer par approfondir son caractere, & voir s’il seroit solide, au cas qu’il fut bon : car j’ai souvent éprouvé que la stabilité du peu qui se trouve de bon dans l’humanité, est beaucoup plus rare, que ce bon même. Il y a bien peu de ces ames [229] fermes, qui toûjours semblables à elles-mêmes, ne se démentent point d’un excellent principe ; que nul accident, nul artifice, nul interest ne peut écarter, ni des loix d’un honneur rigoureux, ni des engagemens d’une amitié telle qu’elle doit être entre des personnes fort au-dessus du vulgaire.

Pour sçavoir si la Dame étoit de l’espece que je cherche, je lui fis connoître ma délicatesse. Ebene 3► Dialog► Il me paroît, lui dis-je, que vous avez un grand penchant à aimer. Je ne vous cederai rien de ce côté-là. Vous avez beaucoup d’esprit : je n’ai qu’un peu de raison, mais je m’en sers pour gouverner mon penchant, & pour sauver mon cœur des engagemens, où je ne trouverois pas les convenances que je crois necessaire à mon bonheur comme à celui de la personne que j’aimerois. Je veux aimer toûjours, [230] ou n’aimer point. Nous avons interest l’une & l’autre à nous assûrer si ces convenances se trouvent dans nos caracteres. Examinons notre esprit & notre cœur. Si nous ne les y sentons que mediocrement, nous nous aimerons de même. Si elles y sont tout-à-fait, nous nous aimerons à fond, nous nous livrerons à notre tendresse ; nous vivrons même peut-être ensemble. Vous êtes Veuve, & moi fille. Nous sommes libres. La vie est courte. Peut-on la passer plus agréablement qu’auprès de ce qu’on aime ? & ne doit-on pas se mettre á portée de cueillir les fruits de l’amitié aussi souvent qu’on les desire, & qu’on le peut faire sans incommoder l’ami ? car, selon mon systême, la discrétion doit regner sur tous les mouvemens du cœur. Sans elle, nous sommes souvent incommodes à nos amis par [231] notre amitié même. Le cœur seul est un mauvais guide. Il n’est quelquefois gueres moins aveugle en amitié qu’en amour. Souvent il éxige trop, parce qu’il éxige tout ce qu’il se sent capable de faire pour ce qu’il aime. C’est une mauvaise maxime. Le cœur, conduit par ses seuls mouvemems, fait de grandes fautes qui sont l’écueil des plus tendres attachemens. Je suis persuadée que la sagesse n’est pas moins necessaire pour une amitié stable, que l’amitié même, & qu’elle doit souvent en moderer les vivacitez. Mais, continuai-je, en m’interrompant moi-même, je m’apperçois que je devrois bien moderer la mienne. Je me suis laissée emporter au torrent de mes idées sur ce sujet. Pardonnez-le-moi. C’est, de toutes mes folies, celle qui m’est la plus chere. Ne croyez pas que je veüille plaisan-[232]ter ; je ne sçai si, à force de rafiner sur l’amitié, je ne me rendois point insupportable à une amie. Que pensez-vous de tout cela ? Je ne sçai, me répondit-elle, ce que j’en dois penser. J’ai toûjours crû qu’il falloit se livrer à son cœur quand on l’avoit bon. Le mien me semble tel. Mais, ajoûta-t’elle, croyez-vous que votre Philosophie soit necessaire en amitié ? Cette seule question me fit sentir que la Dame pensoit vulgairement. Je n’en fus pas surprise. Je ne vois presque par tout que des ames vulgaires pour les grands sujets. Je pris sur le champ un parti négatif sur la proposition qu’elle m’avoit faite, & je resolus de me divertir en lui ôtant tout-à-fait le desir d’être mon amie. Ainsi reprenant le fil de notre conversation, l’on ne m’ôtera point de la tête, lui dis-je, qu’il faut de la [233] Philosophie dans l’amitié, & de la plus excellente. Je ne dis pas seulement qu’il faut y être Philosophe par l’esprit & par les reflexions, je dis encore qu’il faut l’être par le cœur. Il n’y a, continuai-je, en affectant un petit air Philosophe-Pédant, que les Philosophes par le cœur comme par l’esprit, qui soient capables d’une amitié ferme & durable, parce qu’il n’y a qu’eux dont l’ame soit élevée au-dessus de tout ce qui dérange les amitiez ordinaires. Une ame Philosophe, comme je l’entens, ne peut aimer que des objets dignes d’elle. Quand elle en trouve, & qu’elle peut s’en faire aimer aussi, elle s’y unit assez pour en devenir inséparable. Deux sujets de cet ordre se lient bientôt au point de n’être en quelque sorte qu’une ame en deux corps, par une étroite simpathie. Ne la [234] regardez pas comme une chimere. Deux ames d’un goût, d’un merite, d’une élevation que j’imagine, & dont l’idée passe la portée de ceux qui ne sont point dans ce goût-là, pensent & sentent les choses de la même maniere, & sont en communauté de sentimens, de plaisir, d’interests même. Dans cet attachement intime, vainement on tenteroit de les defunir. Elles sont trop fiéres pour quitter ce qu’elles ont jugé digne de toute leur estime, & qu’elles regardent comme une autre partie d’elles-mêmes. Elles sont trop heureuses par leur amour pour en quitter l’objet. Car la belle amitié est un veritable amour, & aussi sublime, pour vous le dire en passant, que l’amour sensuel est méprisable par ses petitesses. Ne vous imaginez pas que je veüille vous faire une magnifique chimé-[235]re de mon amour spirituel. Je sçai qu’il a des défauts, parce qu’il est humain : & c’est pour cela que je veux faire regner, sur l’amitié, la sagesse, qui dans l’homme épuré a quelque chose de superieur à l’homme. Seule elle en peut être le correctif & la rendre heureuse, & c’est là la Philosophie dont je vous parlois. Elle est une source féconde & précieuse de ménagemens, de rafinemens, de délicatesses & de tous les tresors de cet amour, que je veux qu’elle gouverne comme les autres passions. Elles sont toutes folles, quand elles ne sont point gouvernées. L’amitié est une passion dans de certains cœurs, & quelquefois un amour aussi violent qu’il est tendre. Il n’y a que les cœurs tendres qui soient capables d’aimer bien : il faut donc de la Philosophie dans mon spirituel. [236] Si j’avois plus de temps, je vous prouverois, pendant que je suis en train, qu’il en faudroit aussi dans l’autre espece d’amour, parce qu’il est de toutes les passions la plus extravagante ; mais il en est en même temps la plus aimable & la plus digne de ma Philosophie. Elle en pourroit faire une passion délicieuse, malgré son inconstance & ses caprices : elle pourroit même joindre aux douceurs paisibles de l’amitié, les vivacitez & les gentillesses de cette autre passion. Mais qu’il faudroit pour cela de Philosophie & de sacrifices, c’est-à-dire de sagesse & de vertu ! Où trouver des personnes qui eussent le courage d’acheter leur bonheur à ce prix-là ? Il faut que je vous lise un petit Ouvrage transcrit de ma main sur le rafinement de l’amour. Les pensées & les expressions en sont exqui-[237]ses, & donnent une grande idée du merite de l’Auteur. C’est un petit Livre digne d’un siécle plus sage & plus délicat que le nôtre, & de l’immortalité ; mais il se fait tard, & vous me paroissez fort rêveuse. Sauvez-vous de la pluie, & de mes reflexions. ◀Dialog ◀Ebene 3 Nous prîmes le chemin de son carosse. Elle me remena chez moi. Nous parlâmes peu. Elle me promit de penser à mon systême, & me dit adieu d’une manière serieuse, qui me fit deviner que j’avois réüssi à l’en dégoûter par de sublimes difficultez. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 2

F I N

Metatextualität► Cette Feüille a été retardée par des affaires plus pressantes, il faut quelquefois qu’un Auteur se partage entre le Public & lui-même. Mais on peut compter sur la continuation de ces Feüilles pour tous les quinze jours. ◀Metatextualität ◀Ebene 1