La Spectatrice: VII. Semaine

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Septiéme Semaine

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General account

Je lisois, il y a quelque temps, la fameuse Satyre de Despreaux contre la sotise de l’homme, sa folie, &c. & je trouvois qu’il raisonnoit là-dessus plus poëtiquement que raisonnablement. Cet Ouvrage est apparement fait pour divertir ; ou s’ils est serieux, l’Auteur ne me paroît pas judicieusement Philosophe. Il critique plusieurs choses en franc Misanthrope, par exemple, les differentes couleurs des habits. La nature est-elle folle dans la diversité de ses couleurs, quand elle fait des oiseaux blancs, des noirs, des gris, des verds, des jaunes, des mêlangez ? l’homme est-il ridicule en satisfaisant son goût, & en imitant la nature, dans les couleurs diversifiées de ses habits ? Despreaux, comme d’autres, parle quelquefois follement de la folie, & de la raison même. Ce n’est pas le moïen de nous instruire ou de nous reformer : c’est au contraire celui de gâter beaucoup d’esprits ; les folies d’un Poëte sublime & harmonieux sont contagieuses pour quantité de gens. Les miennes que je ne donne qu’en mauvaise Prose ne se communiqueront pas si facilement. Je voudrois que ces grands Auteurs, au lieu de belles peintures de nos défauts, nous en donnassent de sortes & de sensées ; & qu’ils nous en fissent sentir la vraie laideur ou le vrai ridicule, par une vive & noble éloquence qui tireroit ses forces de la verité, & qui feroit à leur Poësie un honneur plus solide que des imaginations brillantes, presque toûjours inutiles & souvent fausses. Une de ces veritez pourroit être à mon sens, que le genre humain est, presque sans exception, d’une sotise, d’une folie, d’une stupidité, incroïables pour ceux qui n’ont pas bien medité là-dessus. J’ose dire, avec cette liberté philosophique, qui attaque hardiment les vices, parce qu’elle ne les attaque qu’en general, que de cent hommes, il y en a au moins quatre-vingt-dis-huit, qui, s’ils se voïoient tels qu’ils sont, s’en trouveroient consternez. Une des plus remarquables & des plus generales sotises de l’homme, est que les plus spirituels ne peuvent presque jamais, suivant leurs desirs même & leurs goûts, se faire une idée raisonnable de ce qu’il leur faudroit pour être heureux, & qu’ils ne laissent pas d’être persuadez qu’ils le seroient, s’ils pouvoient joüir de ce qu’ils souhaitaient. Tout ambitieux, & tout amateur de richesses qui ne joüissent point, vivent & languissent dans cette erreur. Prenez un de ces malheureux : montrez-lui quantité d’éminens & opulens Seigneurs, qui n’ont, ni le corps plus sain, ni l’esprit plus joïeux que leurs Valets, & qui par consequent ne sont pas plus heureux ; vous ne le détromperez point : il ne démordera ni de l’opinion, ni des souhaits. Pitoïable imbecilité d’un grand nombre de foux, qui accepteroient avec transport une Couronne aux conditions les plus onereuses ! Les sources fecondes des grandes folies sont les grandes passions. Il n’est gueres permis d’être ni sensé, ni heureux que dans les passions moderées, qui à peine meritent le nom de passions, car ce sont presque que des goûts ; mais la raison peut remplir ces goûts-là plus agreablement & plus vivement qu’il n’est croïable pour les foux dont je parle. Heureux qui n’a que de ces goûts paisibles, tels qu’on les a ordinairement, ou pour un bon mari, ou pour une bonne femme ; ou pour un bon ami, non pas fin, car la finesse qui gâte une infinité de choses en les rendant moins naturelles, ôte presque toûjours à l’amitié une certaine cordialité, sans laquelle je n’en croi point de loïale : heureux qui aime la raison, la verité, la paix, la santé, la tranquillité ; qui aime son domestique, sa famille, sa terre, les productions de sa terre, ses chevaux, ses chiens, & le reste. Tous ces petits objets ne donnent que de petits plaisirs, mais ces petits plaisirs sont réels, ils se recueillent à peu de frais, & je gagerois que leur somme totale, à la fin de l’année, excede de beaucoup celle des plus grands plaisirs qu’ont ressenti les plus passionnez des hommes, & les plus voluptueux, déduction faite, comme faut l’entendre, des dépenses de force, de santé, de repos & autres : autrement le compte ne seroit pas juste. Ces petits joüissances, je le repete, ne fournissent que de petites douceurs : mais aussi elles n’excitent, ni par leur possession, ni par leur perte, de ces violens sentimens, qui renversent les têtes, emportent l’homme comme un cheval fougueux, corrompent ses mœurs, & dévoïent sa raison. La passion de devenir riche ou grand Seigneur, ne peut laisser un homme dans son état naturel. Bien-tôt son cœur devenu esclave d’un maître cruel, mais plein d’appas se porte avec violence aux objets séduisans. Y arrive-t-il ? il goûte, il joüit, il se felicite : mais il est homme, & c’est assez pour être bien-tôt accoûtumé à la joüissance. Son plaisir s’use en peu de temps ; il vient de nouveaux desirs. On n’a pas le courage de penser qu’on n’est pas heureux ; mais on ne fait plus d’attention à ce qu’on possede ; ou bien on veut le posseder en plus grand volume. Nouveau travail. On parvient encore ; nouvelle joüissance : nouveaux dégoûts. Que fera-t-il ? il faut grossir encore le volume des biens ou des honneurs, passer sa vie à chercher sa felicité où il verroit qu’elle n’est point s’il vouloit voir : mais il ne veut que faire son chemin. Qui le pousse à cela ? Eh que pourroit-ce être qu’un instinct ? mais quel instinct ? il ne ressemble pas à celui des bêtes. Graces à la nature, elles n’en ont que pour ce qu’elles peuvent attraper, & ou elles font leur compte : au moins ont-elles celui de quitter un chemin qui ne les conduit point au bien qu’elles cherchent. L’instinct de l’homme est d’une autre espece. On court machinalement & jusqu’à la mort, au plaisir & au repos qu’on n’attrapera jamais. Le chien applique ses petites lumieres à une espece de connoissance des inconveniens. Mettez-lui un biscuit à une certaine hauteur ; il le désire ; mais sans s’efforcer d’y atteindre ; ou s’il a fait deux ou trois fois la folie, il n’y retourne plus. L’homme qui a commencé à en faire en de certains genres, a le privilege de les continuer jusqu’à ce que les forces lui manquent. Les hommes, malgré leur raison qu’ils estiment beaucoup, craignent & desirent une infinité de choses par un instinct qu’ils n’estiment gueres : instinct plus aveuglé par les passions, que celui des bêtes ne l’est naturellement.

General account

J’ai parlé d’un vieux Garçon qui prend du lait d’ânesse. Je l’ai vû ce matin. Son humide radical est épuisé. Sa nourrice lui survivra bien-tôt. Il n’a plus d’esperance. Il sçait qu’il n’a plus gueres à vivre, mais il essaïe toutes sortes de remedes pour prolonger une vie languissante. Il tire au bâton avec la mort ; il veut lui dérober quelques jours, ou au moins quelques heures. C’est qu’il la craint : Et pourquoi la craint-il quand il n’a plus rien à perdre en ce monde ? J’ai voulu le sçavoir. Il a donné ordre à ses affaires spirituelles & temporelles. Il a, sur l’avenir, une confiance d’autant mieux fondée, qu’il a toûjours été honnête homme, qu’il a fait beaucoup de bien & peu de mal, & qu’il ne s’est jamais permis de plaisirs que ceux dont la possession n’est point un crime. Il ne laisse après lui personne qui l’inquiete. La mort le délivrera de toutes ses miseres, & de la mort même, dont l’idée est pour lui la plus douloureuse des miseres. Mais mourir est cesser de vivre, voilà le point : il ne peut soûtenir cette idée, & cette idée le fait mourir tous les jours. Il ne craint point ce changement par raison : la sienne lui dit que, dans un tel état, la cessation de la vie est une cessation de maux. Qui la lui fait donc craindre ? ce n’est que ce sentiment aveugle que j’appelle instinct.
Heureux animaux qui ne l’appréhendez point, si vous aviez notre raison, vous seriez sur cet article aussi miserables que des hommes ! mais vous êtes des bêtes, qui, quoiqu’on en dise, ignorez la vie & la mort ; qui, sans les connoître, recevez les avantages de l’une & de l’autre, & en joüissez peut-être mieux que nous, qui les connoissons mieux que vous. Nous vivons & mourons comme vous, nous autres animaux raisonnables : mais une grande partie de la vie que vous passez sans inquiétude, nous est à charge par celles que nous donne sans cesse notre raison ; & la mort, qui est pour vous une chose aussi naturelle que naître & vivre, nous fait trembler, lors même que, par les déreglemens de notre esprit qui vous sont inconnus, la vie n’a plus que des douleurs à nous offrir. Mais, me dira-t-on, la mort n’est terrible pour les hommes que par l’idée d’un avenir. Je vous dis moi qu’elle l’est sans cette idée. J’en suis convaincuë par des faits aussi-bien que par la connoissance de l’homme. J’ai vû mourir quelques personnes dans une grande securité sur l’avenir, securité mal fondée, mais parfaite. Je l’ai connuë par la tranquillité de leur ame sur sa propre destinée : mais ils ont disputé le terrain de la vie jusqu’au dernier jour. L’instinct ennemi de la mort, a souffert, a resisté tant qu’ils ont eû un moment à vivre : je dis un moment de raison : car j’ai remarqué que l’instinct, qui nous laisse dans l’état tranquille des Bêtes pendant que la raison est absente, nous tourmente si-tôt que nous raisonnons. On diroit qu’il est l’ennemi de la raison dans les rencontres les plus importantes de notre vie, & qu’il n’agit que pour la contrequarrer : c’est que nous n’avons presque jamais ni l’art, ni même le desir de la rendre maîtresse. Combien, dans un cent de miserables qui se sentent mourir peu-à-peu, en trouveriez-vous, qui n’achetassent pas bien cher un remede qui les feroit vivre six mois davantage sans soulagement, c’est-à-dire, qui les rendroit malheureux six mois de plus, mais les feroit mourir six mois plus tard ? Qu’y a-t-il de plus contraire à la raison, à notre interêt, à la nature même, qu’un sentiment si cruel ? mais qu’y a-t-il de plus commun, même entre gens d’esprit ? Que chacun se tâte làdessus, & qu’il se demande si, dans ma supposition, il penseroit à cet égard raisonnablement, ou comme un imbecille ? Qu’il est humiliant pour des hommes qui se croïent raisonnables & spirituels, de se trouver plus d’instinct que d’esprit & de raison ! mais l’amour propre ne souffrira peut-être point qu’on se fasse justice là-dessus, de peur d’être obligé de s’humilier & de s’anéantir. Mon Confrere le Spectateur François diroit cela bien mieux que moi.

Metatextuality

Mais passons à un sujet moins triste que la mort, & qui fera peut-être un peu propre à abaisser l’orgueil de ces superbes foux, charmez d’eux-mêmes & de la dignité de leur merite, qui vont jusqu’à se respecter ; & à qui leurs conditions présentes & à venir ne donnerent présentes & à venir jamais ni le moindre dégout, ni la moindre pensée de s’humilier.
Non seulement nous pensons differemment dans les differens états & âges de la vie ; nous sentons aussi les choses d’une maniere differente. Quel rapport de mon goût, de mes sentimens dans l’âge de trente ans, à ceux que j’aurai dans quarante ans si je vis ! Je suis desinteressée, genereuse, liberale : j’ai quelquefois besoin de toute ma raison pour ne pas sacrifier mes interêts à ceux de mes amis. Que sçai-je, si, en vieillissant, je ne deviendrai point interessée, avare sordide ; si toute ma raison ne sera point impuissante contre la bassesse des passions de ma vieillesse ? Que sçai-je même si j’aurai de la raison ? II y a des milliers d’exemples de cette nature. Quel mortel oseroit compter sur la durée de ses qualitez estimables, s’il en a, sur celle de son moi, qui lui est si précieux, & comment peut-il être précieux dans son instabilité ? Mais, sans attendre les chûtes de l’âge, il ne faut qu’une grande passion, qu’un accès de cet instinct dont j’ai parlé pour metamorphoser ce moi, & le rendre miserable & méprisable, par des petitesses, des bassesses, dont les exemples sont encore plus communs : c’est par là que de grands hommes sont tombez en d’extravagantes puerilitez. Ils n’étoient donc grands que sous condition. Il ne leur eût pas été impossible de le devenir solidement, s’ils eussent commencé leurs travaux par donner peu-à-peu à la raison, sur le sentiment, la superiorité qu’ils ont donnée au sentiment sur la raison. Eh le peut-on. Je croi qu’oüi. Mais comment ? c’est ce que je ne pourrois dire sans risquer de paroître folle aux plus sots animaux du monde, qui traitent de folie ce qui ne cadre point à la leur. Ils ne me feroient peut-etre pas d’injustice : mais je crois qu’ils traiteroient de même plus sage des hommes, qui ne voudroit pas penser comme eux, & qui oseroit penser d’une maniere contraire qui seroit peut-être la plus raisonnable. On ne peut gueres être sage pour des imbecilles d’une certaine espece qu’en leur ressemblant. Une supposition qu’on trouvera peut-être bien extraordinaire, fera connoître jusqu’à quel degré peut monter la sotise & la folie humaine. Je suppose que l’Etre suprême donnât aux hommes la faculté de se corriger de leurs défauts, & de se rendre aussi parfaits qu’il leur plairoit. Qu’arriveroit-il ? chacun, ou je me trompe fort, se changeroit selon son penchant, & non par sa raison. L’un se donneroit les qualitez d’un Alexandre, l’autre celle d’un Adonis : celui-ci deviendroit un Ciceron, cet autre un Homere, ou autre chose. S’en trouveroit-il, qui pensassent seulement à devenir des Socrates ! Les belles, les judicieuses reformes que nous verrions ! Combien de femmes se donneroient les charmes de Cléopatre, ou peut-être ceux de Laïs pour exciter de ces passions violentes & effrenées, dont l’emportement flate si agreablement l’amour propre feminin ! combien d’hommes seroient assez sots pour se mettre les mêmes folies, si tant est qu’ils pussent les rendre aussi folles, dont je doute fort. Une infinité changeroient leurs défauts contre d’autres qui feroient plus de leur goût, ou qui leur paroîtroient des perfections, parce que la raison n’y seroit point appellée. La regle, dans une si grande affaire, ne seroit que le sentiment aveugle, l’instinct de l’homme ; source generale de ses extravagances, quand il agit sans guide, dans les affaires ou il en a besoin.

Metatextuality

Voilà des reflexions. Cette feüille ne plaira point à quantité de gens. Ils auront peut-être leur compte en quelqu’autre. Il faut bien que j’aïe le mien quelquefois aussi. Je le trouve à tirer sur la turpitude humaine comme j’ai promis de le faire de temps en temps. Je le ferai en dépit des ennemis de la reflexion solide, des petits Maîtres par exemple, & des femmes de leur caractere, qui ne lisent, ne parlent, n’écoutent, ne vivent que pour s’amuser, & jamais pour se perfectionner.
Ces gens-là font-ils quelquefois des reflexions ? J’acheterois bien cher un recüeil des pensées serieuses d’un petit Maître, qui pour plaire à quelque grand Seigneur, ou à quelque belle Philosophe, se seroit avisé de penser. Un tel Livre se débiteroit mieux que cette feüille, qui ne sera pas bonne à grande chose. Mais n’en pourroit-on point tirer matiere à se divertir de la sotise d’autrui, (car on ne le fait gueres de la sienne propre ; & je croi que Despreaux lui-même, en apostrophant le genre humain, s’est fait bien peu d’applications personnelles.) Je voudrois que, dans l’esprit de ma Critique, mais un peu égaïé, l’on démasquât l’imbecillité de ces gens enchantez de la contemplation de leur merite, qui n’en connoissoient point d’autre dans les hommes que celui de les admirer autant qu’ils s’admirent eux-mêmes, & qu’un amour-propre si impertinent rend presque incurables par incapacité de déferer à ceux qui ne leur déferent pas. Et seroit-ce là un divertissement ? oüi sans doute. Qu’y a-t-il de plus réjoüissant, de plus delectable même, pour les personnes de bon goût, que d’humilier un de ces fats, de le convaincre qu’il est fat, que sa fatuité excite le rire au lieu de l’estime, & sa folie la pitié au lieu de l’admiration ! Qu’il se feroit par ce moïen de belles conversions morales & de grands biens ! mais il est miserable pour notre temps qu’il ne se trouve, parmi les gens d’un certain rang, presque personne qui ait dans le cœur autant de grandeur que dans l’esprit & dans la fortune, pour oser humilier & aterrer l’amour-propre aussi sot que malfaisant, des plus sots animaux de la terre.