La Spectatrice: I. Semaine
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws-127-1381
Livello 1
Premiere Semaine
Livello 2
Racconto generale
J’admire quelquefois l'orgueil des hommes, qui nous taxent d'inconstance & de legereté. Il me semble, qu’en ambition, en amour, & en autre chose, nous voulons plus fortement qu’eux ce que nous voulons, nous ne perseverons pas moins que les hommes.
Trois ou quatre Spectateurs qui ont paru en France nous ont donné quelques brochures, & en sont demeurés-là. N’auront-ils point de honte, qu’une femme fournisse mieux cette carriere ? car j’espere bien aller plus loin que ces Messieurs.
Les femmes, dira-t-on, ne manquent pas de presomption, mais l’affaire est de bien executer, de continuer, de penser beaucoup & de bonnes choses, & enfin d’écrire au moins passablement, sans quoi il est inutile de bien penser quand on se mêle d’écrire.
Je sçai que tout cela feroit merveilles : mais ne peut-on point réussir & perseverer sans tout cela, sans être homme, & avec du courage ? Telles femmes ont entrepris & mis à fin ce que des hommes, en reputation d’habilité & d’experience, avoient abandonné faute d’esprit ou de cœur.
Un célebre Auteur moral1a dit, que les femmes sont extrêmes, meilleures ou pires que les hommes ; il avoit raison : quand nous ne les valons pas, nous valons bien peu ; mais quand nous les passons, nous nous faisons bien remarquer.
Je ne croi pas être des pires dont parle cet Auteur : qui empêcheroit que je ne fusse des meilleures ? La nature qui repand ses biens comme il lui plaît, & peut-être souvent au hazard, n’auroit-elle pas pû m’excepter avantageusement, non seulement des femmes ordinaires, ce qui ne paroîtra pas aux hommes un avantage considerable, mais des hommes ordinaires, & même des Auteurs qui se croient plus que des hommes ? N’auroit elle pas pû me faire ressembler à ces femmes qui valent mieux que les hommes, & ce qui seroit une suite de l’exception, sans que j’en fusse plus fiere ?
Quoiqu’il en soit, car au fond je n’ai garde de m’en flater, j’aurai peut-être, en qualité de Femme Auteur, quelque avantage sur les Auteurs de l’autre sexe. Les hommes, malgré leur jalousie contre nous sur tout ce qui regarde l’esprit, ont ordinairement de l’indulgence pour les femmes : ils leur pardonnent volontiers de certaines choses, comme des negligences, des absences d’esprit, des vivacités, des étourdries, & même quelquefois des fautes de conséquence. Par exemple, une Actrice qui paroît pour la premiere fois sur le Theatre, à moins à craindre la sévere critique du Parterre qu’un nouvel Acteur.
Mais cette indulgence vient-elle de generosité, de bonté ? j’en doute fort. Les hommes nous trouvent foibles par l’esprit, peu capables de les égaler ; & en general si inferieures à eux, qu’ils croient nous devoir faire toûjours quelque grace : n’est-ce point par cette belle raison qu’ils nous passent des fautes que nous leur passions nous autres par pure bonté ?
Peut-être aussi que leur penchant naturel pour nôtre sexe a quelque part au quartier qu’ils veulent bien nous faire. Mais qu’est-ce que ce penchant ? il me semble que ce n’est qu’une certaine disposition naturelle que j’aurois bien envie d’appeler une espece d’instinct.
Vous faites par là, Messieurs les hommes, quantité de choses que vous vous faites l’honneur d’attribuer à des loüables motifs.
Après tout, que m’importe d’où vienne la complaisance des hommes, & qu’ils en aïent ou non à l’égard de cet Ouvrage. S’ils n’en ont pas, je m’en passerai, & je m’en tiendrai à celle des femmes, sur lesquelles il a y beaucoup plus à compter : ils en ont, je ne leur en serai pas extrêmement obligée, parce que je l’imputerai à des motifs peu obligeans ; car je croi les bien connoître. Aussi, loin de leur faire ma cour pour obtenir des suffrages, je me prepare à leur dire des verités propres à rabatre leur orgueil.
Ne vous formalisez pas, Lecteurs masculins, d’un procedé si resolu ; je n’épargnerai pas mon sexe, & je ne me ferai point de quartier à moi-même. Cela sera peut-être extraordinaire dans une femme qui a son petit amour propre, mais je suis ainsi faite.
Autoritratto
Il y a de l’extraordinaire dans mon esprit, mon goût, mes sentimens, & dans tout mon caractere. Il y en a aussi dans ma naissance & dans mon enfance. Je ne ferai peut-être point mal d’en dire quelque chose, pour donner une idée de l’Originale qui ose dévenir Auteur.
Metatestualità
Je commencerai donc par là, non point par amour propre, comme on le verra ; car ce commencement n’a pas de quoi m’illustrer. J’y mêleray, comme par tout ailleurs, quand le cœur m’en dira, quelques moralités en dépit de l’esprit de bagatelle aujourd’huy aussi commun dans les hommes que dans les femmes, presque toûjours ennemi des reflexions sensées, & qui ne voudroit lire que des faits ou des sentimens.
J’avertis qu’on ne doit pas s’attendre icy à un stile correct ni égal, ni à des pensées toûjours raissonnables.
Autoritratto
Je n’ai jamais écrit & je n’ai pensé que solitairement. J’apprendrai à écrire en écrivant, & à penser mieux à mesure qu’on se moquera de ce que j’aurai mal pensé. Pour de l’égalité, qu’on n’en espere point : je suis femme, & je ne veux point forcer la nature. Je passe à mon origine.
Racconto generale
Eteroritratto
Entre ceux que j’ai regardés comme des hommes dont je pouvois être la fille, celui qui fut le plus vrai-semblablement mon pere étoit un vieux garçon des plus Gentil-hommes, car il comptoit sa noblesse depuis plusieurs siecles, je ne me souviens pas combien. Il étoit honoré de la qualité de Baron de L… Li... étoit le nom d’une Terre & d’un Village dont il étoit Seigneur, & dont il se piquoit de recevoir exactement les hommages.
Il fut autant estimateur de la noblesse de naissance, qu’indifferent sur celle que la nature donne à de certaines personnes sans égard au rang de leurs peres. Je croi même qu’il ne connoissoit point celle-ci, & qu’il ressembloit un peu à ces entêtés de la noblesse du sang, qui donnent presque l’exclusion à celle de l’ame & du mérite ; gens intraitables sur cet article, qui regardent la Bourgeoisie comme une espece d’hommes fort subalternes ; gens enfin incapables de convenir que la grandeur de l’ame surpasse celle qu’on peut tirer de ses ancêtres, & qu’un homme d’esprit & de cœur, sans naissance & sans fortune, est plus noble mille fois que le plus grand Seigneur, quand toute sa grandeur est reduite à la noblesse de son sang & au fracas de ses équipages.
Je dis donc que le Baron étoit de ces gens-là. Il citoit & comptoit ses Ancêtres par noms & par surnoms. Il y joignoit leurs camapagnes & des combats singuliers & circonstanciés : il en parloit sans cesse, à table & ailleurs ; c’étoit là son cheval de bataille.
Comme l’esprit est souvent précoce en nôtre sexe, j’ai admiré de bonne heure cette espece d’amour propre, qui veut être distingué par ce qui n’est plus, qui fonde sa grandeur là-dessus, & qui ne daigne en acquerir d’autre pour soi-même, ni pour ses descendans. La verité est que le Baron ne se soucioit gueres de posterité : ce fut peut-être par cette raison qu’il ne se maria jamais à ma mere.
Eteroritratto
Or, ma mere fut jadis une Demoiselle, voisine de ce Seigneur, un peu sa parente, assez jolie & d’une ancienne noblesse, mais broüillée avec la fortune. Dans cet état, & après la mort d’un frere unique, elle se trouva orpheline & mal à son aise, parce que son pere n’avoit jamais eu d’ambition que pour la chasse.
Metatestualità
Quelques Lecteurs, se picquant de délicatesse, blâmeront cette conduite. Ma bonne maman eût dit à ces gens-là, que le procedé le plus genereux est le plus noble, & en même tems le plus convenable à cette sorte d’hommes, qui ne pourroient jamais se faire aimer s’il leur falloit pour cela tout le chemin marqué dans la Carte du Tendre.
Racconto generale
Autoritratto
Voilà mon origine.
Je dirai deux mots de la maniere dont j’ai été élevée. Ma mere eut de la bonté pour moi ; mais mon éducation lui parut une affaire moins pressante que celle des poulets. Elle negligea dont tout-à-fait ma petite ame. Un heureux naturel m’a dédommagée : j’ai passé mon enfance avec quelques enfans du Village, & avec les bêtes du Château, à courir & à faire la folle. Mais j’ai cessé de bonne heure d’être enfant : la pensée a été précoce chez moi, comme je l’ai dit ; ensuite l’envie m’est venuë de penser mieux, & d’apprendre les pensées de ceux qui pensoient mieux que moi. Mais, helas, il n’y en avoit ni dans le Château, ni dans le voisinage : je m’avisai d’en chercher dans les livres Curé ; car le Baron m’avoit fait appprendre à lire.
Il venoit quelque fois chez nous, où il mettoit ces talens à profit ; & moi j’allois sans façon chez lui, quand la fantaisie m’en prenoit. Il avoit des livres de plus d’une sorte ; je voulus lire : il m’en prêta quelques-uns, & puis quelques autres.
Je trouvai presque tous les Romans plats & dégoûtans. Les livres de morale étoient pires, à quelques-uns près, où un peu de bon se trouvoit mêlé avec beaucoup de mauvais. Je m’attachai à ce peu de bon : j’y pris goût : je me sentis invitée, par un certain penchant, à réflêchir sur de certains endroits de ces livres moraux.
Le goût me vint de lire aussi dans le livre de la Nature, qui, en gros & en détail, me sembloit rempli d’une infinité de sujets de reflexion. J’y lûs avec plus de plaisir que dans les livres artificiels : mille choses que les hommes ne regardent presque pas, m’y parurent dignes de mon attention ; & je sentis que la nature m’avoit fait Spectatrice.
Cette attention fut la source inépuisable d’une infinité de petits raisonnemens que je faisois en me promenant, tantôt seule, tantôt avec le Baron quand il chassoit autour du Château. Je ne perfectionnai point mon raisonnement dans la conversation ; mais il m’apprit à tirer des lievres & des perdrix.
J’aimois à apprendre l’utile & l’agréable : c’étoit là ma petite ambition. Je devins donc chasseuse, & je devins quelque chose de mieux avec le Curé.
Je lui avois entendu dire beaucoup de bien de quelques Auteurs latins ; & que leurs traducteurs n’en approchoient pas. Il aimoit beaucoup cette langue, & en citoit souvent à ses païsans de grands lambeaux. Je le priai de m’en apprendre un peu ; il y consentit de bonne grace ; & je m’y pris de si bonne grace aussi, que cela lui donna du courage. En peu de tems je devins capable d’entendre quelques endroits de Ciceron, Virgile, Horace & autres. Ce progrès m’anima : je devins un peu latine à force d’étude & de tems. Ce fut une grande ressource pour moi dans cette solitude, où j’étois la maîtresse de m’en faire à mon gré ; car on m’y laissa toûjours la bride sur le cou.
Eteroritratto
Ce Curé étoit bon compagnon & bon buveur.
Metatestualità
Je reviens à ma mere.
Autoritratto
Cette mort exerça encore ma philosophie, & ma philosophie ainée du Tems, ce grand Medecin, me consola après un certain tems.
Monsieur le Baron me laissa par son testament une part fort honête dans son bien. Je me trouvai passablement riche par ces deux successions, majeure & maîtresse de ma conduite, ce qui est la plus grande richesse quand on a un peu de tête & de cœur ; mais en même tems fort chagrine d’être fille : l’état de fille est une disgrace naturelle pour une ame d’une certaine trempe. Quelle misere d’être attachée à un corps feminin, esclave de tous les usages qui captivent nôtre sexe : O hommes que vous êtes heureux, quand vous sçavez vous servir sagement de vos privileges ; mais que vous le sçavez peu : c’est ce qui me console.
Pour m’affranchir au moins en partie de cette contrainte, si-tôt que je me suis vûë ma maîtresse j’ai pris une resolution dont quelques-uns de mes Lecteurs seront scandalisés : Je l’ai executée avec de bonnes intentions, qui me disculperont dans l’esprit de quelques-autres.
Il n’y a rien dans mes traits & dans ma taille ni de rude ni d’effeminé ; ainsi je suis une figure un peu équivoque, propre à paroître homme ou femme dans un exterieur postiche ; c’est ce que je fais, pour avoir la liberté de me promener, de voir & d’entendre des choses dont la consideration est un aliment necessaire à mon esprit avide & speculatif, & me fait un fond de pensées raisonnables, folles, serieuses, gaillardes, & de toutes les façons.
Metatestualità
C’est de tout cela que je regalerai mes Lecteurs. La suite de mes discours formera un Ouvrage mêlé, souvent sans ordre ; un Ouvrage de pieces raportées, aussi diversifiées que les jugemens & les goûts, & qui par consequent ne manqueront point à exciter tour à tour l’approbation & la critique des Lecteurs, fixés, je ne sçai pas pourquoi, à juger par leur seul jugement, & à donner l’exclusion au jugement de ceux qui pensent autrement qu’eux : c’est un ridicule pitoïable & presque universel qui entre dans le fond de mes speculations.
Metatestualità
Avertissement
Il paroîtra deux de ces Discours par mois, c’est-à-dire tous les quinze jours. Ce fera les Lundis, dont le premier sera le vingt-neuf Mars 1728. Par fantaisie, j’en donnerai quelques fois plus ou moins souvent. Mais je n’ai garde de m’assujettir, à une ou deux feuilles d’impressions. Le prix sera proportionné chaque fois au Volume, & marqué aux premieres pages, qui seront toujours paraphées.
Fin de la premiere Semaine.
1La Bruyere.