Trois ou quatre Spectateurs qui ont paru en France nous ont donné quelques brochures, & en sont demeurés-là. N’auront-ils point
Les femmes, dira-t-on, ne manquent pas de presomption, mais l’affaire est de bien executer, de continuer, de penser beaucoup & de bonnes choses, & enfin d’écrire au moins passablement, sans quoi il est inutile de bien penser quand on se mêle d’écrire.
Je sçai que tout cela feroit merveilles : mais ne peut-on point réussir & perseverer sans tout cela, sans être homme, & avec du courage ? Telles femmes ont entrepris & mis à fin ce que des hommes, en reputation d’habilité & d’experience, avoient abandonné faute d’esprit ou de cœur.
Un célebre Auteur moral La Bruyere. a dit, que les femmes sont extrêmes, meilleures ou pires que les hommes ; il avoit raison : quand
Je ne croi pas être des pires dont parle cet Auteur : qui empêcheroit que je ne fusse des meilleures ? La nature qui repand ses biens comme il lui plaît, & peut-être souvent au hazard, n’auroit-elle pas pû m’excepter avantageusement, non seulement des femmes ordinaires, ce qui ne paroîtra pas aux hommes un avantage considerable, mais des hommes ordinaires, & même des Auteurs qui se croient plus que des hommes ? N’auroit elle pas pû me faire ressembler à ces femmes qui valent mieux que les hommes, & ce qui seroit une suite de l’exception, sans que j’en fusse plus fiere ?
Quoiqu’il en soit, car au fond je n’ai garde de m’en flater, j’aurai peut-être, en qualité de Femme Auteur, quelque avantage sur les
Mais cette indulgence vient-elle de generosité, de bonté ? j’en doute fort. Les hommes nous trouvent foibles par l’esprit, peu capables de les égaler ; & en general si inferieures à eux, qu’ils croient nous devoir faire toûjours quelque grace : n’est-ce point par cette belle raison qu’ils nous passent des fautes que nous leur passions nous autres par pure bonté ?
Vous faites par là, Messieurs les hommes, quantité de choses que vous vous faites l’honneur d’attribuer à des loüables motifs.
Après tout, que m’importe d’où vienne la complaisance des hommes, & qu’ils en aïent ou non à l’égard de cet Ouvrage. S’ils n’en ont pas, je m’en passerai, & je m’en tiendrai à celle des femmes, sur lesquelles il a y beaucoup plus à compter : ils en ont, je ne leur en serai pas extrêmement obligée, parce que je l’imputerai à des motifs peu obligeans ; car je croi les bien connoître. Aussi, loin de leur faire ma cour pour obtenir des suffrages, je me prepare à leur dire des verités
Ne vous formalisez pas, Lecteurs masculins, d’un procedé si resolu ; je n’épargnerai pas mon sexe, & je ne me ferai point de quartier à moi-même. Cela sera peut-être extraordinaire dans une femme qui a son petit amour propre, mais je suis ainsi faite.
J’avertis qu’on ne doit pas s’attendre icy à un stile correct ni égal, ni à des pensées toûjours raissonnables.
Il fut autant estimateur de la noblesse de naissance, qu’indifferent sur celle que la nature donne à de certaines personnes sans égard au rang de leurs peres. Je croi même qu’il ne connoissoit point celle-ci, & qu’il ressembloit un peu à ces entêtés de la noblesse du sang, qui donnent presque l’exclusion à celle de l’ame & du mérite ; gens intraitables sur cet article, qui regardent la Bourgeoisie comme une espece d’hommes fort subalternes ; gens enfin incapables de convenir que la grandeur de l’ame surpasse celle qu’on peut tirer de ses ancêtres, & qu’un homme d’esprit & de cœur, sans naissance & sans fortune, est plus noble mille fois que le plus grand Seigneur, quand toute sa grandeur est reduite à la noblesse de son sang & au fracas de ses équipages.
Comme l’esprit est souvent précoce en nôtre sexe, j’ai admiré de bonne heure cette espece d’amour propre, qui veut être distingué par ce qui n’est plus, qui fonde sa grandeur là-dessus, & qui ne daigne en acquerir d’autre pour soi-même, ni pour ses descendans. La verité est que le Baron ne se soucioit gueres de posterité : ce fut peut-être par cette raison qu’il ne se maria jamais à ma mere.
Le Baron qui n’avoit chez lui, pour le gouvernement de son Domestique, qu’une niéce presque imbecile, offrit sa maison à la Demoiselle, qui lui parut estimable parce qu’elle sortoit d’une famille presqu’aussi antique que la sienne. Il lui proposa l’intendance de cette Gentilhomme ; à quoi elle étoit propre, aïant été élevée avec tous les animaux de basse-cour & de la societé des Dames Dindonnieres.
Ces offres furent acceptées, elle alla demeurer avec le Baron. Bientôt elle gouverna la maison & la niéce même qui ne sçavoit rien gouverner. Elle mit tout à profit dans cette Terre, & entra dans tous les détails avec tant de courage & de patience que les domestiques, se voïant enlever leurs revenus d’industrie, lui quitterent la
Le bon Gentilhomme la laissa faire, trop heureux d’être débarassé de quelques soins jusqu’alors indispensables pour lui, & de pouvoir desormais vaquer sans inquietude & sans distraction aux affaires pour lesquelles il étoit né, c’est-à-dire, à boire, manger, jaser & chaffer avec quelques Nobles de son espece.
L’unique ambition de cette Noblesse campagnarde étoit de se bien nourrir. Plus heureux que des Seigneurs de Cour acharnés toute leur vie à la poursuite d’une grandeur en idée qui ne remplit jamais le vuide de leurs desirs, la bienheureuse cotterie remplissoit tous les jours le seul vuide qu’elle connoissoit : le Baron s’y signaloit par des talens qu’il ne devoit pas moins
Comme le plaisir actuel fait le bonheur (en dépit de je ne sçai quel Philosophe célebre & moderne, dont j’ai oublié le nom, qui a osé disputer contre une verité si claire & si utile) ce Gentilhomme étoit heureux d’un bonheur qui recommençoit à chaque fois qu’il avoit du plaisir. Aussi avoit-il un grand air de prosperité : il ne connoissoit ni inquietude ni insomnie, ni estomach ni poitrine, que par oüi dire. La nature faisoit excellement en lui toutes ses fonctions, sans qu’il y prît garde, sans qu’il s’en mît en peine, & sans que jamais aucun Medecin s’en mêlât. Il étoit un des premiers hommes du monde pour dormir & pour digérer sans secours ; la santé & la joïe étoient peintes sur sa face, & il eût donné envie à un Monarque de devenir Gentilhomme de Camapagne
Ce qui contribuoit beaucoup à sa bonne disposition, c’est qu’il n’étoit gueres amoureux, & que l’objet le plus aimable ne lui inspiroit presque rien, si Bachus ne l’y disposoit : c’étoit la seule chose qui pût l’aider à sortir de l’heureuse indifference dont la nature l’avoit pourvû.
Mais comme il n’y a rien de permanent dans l’homme, sa tranquilité fut dérangée par les appas de ma mere : à force de la voir il en devint un peu amoureux. Comme il n’étoit pas homme à filer le parfait amour, il se détermina à lui faire une déclaration de ce qu’il sentoit ; & bientôt il la lui fit : j’ai sçû cela de ma mere, & d’autres choses encore. La déclaration fut naïve, succinte, sans art : figurez-vous-en une dictée par la pure nature. La verité est qu’il l’avoit précedée de quelques douceurs so-
Une autre raison en faveur de ma mere, c’est qu’elle n’auroit jamais eu le tems ni la patience d’y faire tant de façons, en usage chez une autre espece de femmes plus interessées qu’elle dans leur amour propre, qui exige des soins, des complaisances, des services, des hommages.
Ce n’est pas que j’approuve la conduite de ma mere ; encore moins que je lui ressemble à cet égard. Elle eût bien dû, comme je le lui ai dit plusieurs fois, proposer & même imposer le mariage ; mais elle craignit apparement que cette pillule ne dégoûtât un homme comme le Baron. Tant y a qu’elle ne le fit point, & qu’elle vêcut
Quelque tems après ma mere devint enceinte d’une petite creature destinée à lui ressembler aussi peu qu’au Baron & à un autre de ces Nobles qu’elle me dit avoir un peu aimé aussi.
Je dirai deux mots de la maniere dont j’ai été élevée. Ma mere eut de la bonté pour moi ; mais mon éducation lui parut une affaire moins pressante que celle des poulets. Elle negligea dont tout-à-fait
Le goût me vint de lire aussi dans le livre de la Nature, qui, en gros & en détail, me sembloit rempli d’une infinité de sujets de reflexion. J’y lûs avec plus de plaisir que dans les livres artificiels : mille choses que les hommes ne regardent presque pas, m’y parurent dignes de mon attention ; & je sentis que la nature m’avoit fait Spectatrice.
Cette attention fut la source inépuisable d’une infinité de petits raisonnemens que je faisois en me promenant, tantôt seule, tantôt avec le Baron quand il chassoit autour du Château. Je ne perfection-
J’aimois à apprendre l’utile & l’agréable : c’étoit là ma petite ambition. Je devins donc chasseuse, & je devins quelque chose de mieux avec le Curé.
Je lui avois entendu dire beaucoup de bien de quelques Auteurs latins ; & que leurs traducteurs n’en approchoient pas. Il aimoit beaucoup cette langue, & en citoit souvent à ses païsans de grands lambeaux. Je le priai de m’en apprendre un peu ; il y consentit de bonne grace ; & je m’y pris de si bonne grace aussi, que cela lui donna du courage. En peu de tems je devins capable d’entendre quelques endroits de Ciceron, Virgile, Horace & autres. Ce progrès m’anima : je devins un peu latine à force d’étude & de tems. Ce fut une grande ressource pour moi dans cette solitude, où j’étois la maîtresse de
Les fatigues de son gouvernement l’épuiserent. Elle tomba malade, & sentit que le terme fatal approchoit, mais sans en être frapée. C’étoit une femme resoluë, qui prenoit promptement son parti dans toutes ses disgraces, & qui, après cela, n’y vouloit plus penser. Mais la mort ne lui parut presque point une disgrace, mais plûtôt la fin des miseres humaines ; car elle jugeoit assez sainement des choses. Elle l’attendit avec une indifference que la Philosophie n’imite gueres.
Un peu avant que de mourir elle me fit appeler, & congedia tout le monde. Je sens bien, ma fille, me dit elle, qu’il faut partir cette fois, & j’y suis Dieu merci toute disposée. Tu trouveras mon argent en tel endroit : la somme merite ton attention. Sois œcono-
Je fus veritablement touchée de cette mort. Ma mere n’avoit aimée autant qu’elle étoit capable d’aimer, & m’avoit fait tout le bien qu’elle avoit pû me faire en me laissant le sien.
Le Baron, à qui la sortie du mon-
Il crut devenir suspendre ses divertissemens, & il le fit ; mais son terme fatal plus proche qu’il ne pensoit, l’empêcha de les reprendre. Peu de tems après le mort de ma mere il tomba malade, & il sentit qu’il n’en reviendroit pas.
Il m’exhorta à ne me point affliger, & me dit que pour m’y engager il m’avoit donné une belle place dans son testament.
Sa mort fut commune, c’ést-à-dire timide : l’exemple de ma mere ne l’avoit point affermi. La verité est qu’il perdroit plus qu’elle en mourant. Il quittoit une vie douce, sans affaires & sans souci : il acquiesça pourtant quand le mal fut inévitable : je dis le mal ; car ce qui avoit été un bien pour son
Monsieur le Baron me laissa par son testament une part fort honête dans son bien. Je me trouvai passablement riche par ces deux successions, majeure & maîtresse de ma conduite, ce qui est la plus grande richesse quand on a un peu de tête & de cœur ; mais en même tems fort chagrine d’être fille : l’état de fille est une disgrace naturelle pour une ame d’une certaine trempe. Quelle misere d’être attachée à un corps feminin, esclave de tous les usages qui captivent nôtre sexe : O hommes que vous êtes heureux, quand vous sçavez vous servir sagement de vos privileges ; mais que vous le sça-
Pour m’affranchir au moins en partie de cette contrainte, si-tôt que je me suis vûë ma maîtresse j’ai pris une resolution dont quelques-uns de mes Lecteurs seront scandalisés : Je l’ai executée avec de bonnes intentions, qui me disculperont dans l’esprit de quelques-autres.
Il n’y a rien dans mes traits & dans ma taille ni de rude ni d’effeminé ; ainsi je suis une figure un peu équivoque, propre à paroître homme ou femme dans un exterieur postiche ; c’est ce que je fais, pour avoir la liberté de me promener, de voir & d’entendre des choses dont la consideration est un aliment necessaire à mon esprit avide & speculatif, & me fait un fond de pensées raisonnables, folles, serieuses, gaillardes, & de toutes les façons.
Il paroîtra deux de ces Discours par mois, c’est-à-dire tous les quinze jours. Ce fera les Lundis, dont le premier sera le vingt-neuf Mars 1728. Par fantaisie, j’en donnerai quelques fois plus ou moins souvent. Mais je n’ai garde de m’assujettir, à une ou deux feuilles d’impressions. Le
Fin de la premiere Semaine.