Cita bibliográfica: Pierre Carlet de Marivaux (Ed.): "VI. Feuille", en: L'Indigent philosophe ou l'homme sans souci, Vol.1\006 (1752), pp. 211-226, editado en: Ertler, Klaus-Dieter (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1267 [consultado el: ].


Nivel 1►

Sixième feuille.

Nivel 2► Metatextualidad► Je viens de relire ce que j’ai écrit la derniere fois, & je ne l’ai pas trouvé mauvais ; ma foi, je l’ai trouvé bon. C’est de l’excellente morale, en profite qui pourra, il ne la faut pas meilleure pour les honnêtes gens : à l’égard de ceux qui ne se soucient pas de l’être, je ne les compte pas ; car ou ils n’ont point d’esprit, ou ils n’ont que de cela : & si c’est le dernier, c’est encore pis, ils ne liront ma morale que pour voir si elle est bien pensée : voilà toute la tache de ces Messieurs-là : ils ressemblent à ceux à qui on donneroit de l’or, & qui ne s’en serviroient point ; mais qui se contenteroient de le peser pour sçavoir à quel karat il seroit. Ne seroit-ce pas là un beau gain ? eh bien, je les avertis qu’avec tout leur bel esprit, je ne les reconnois point pour Juges en fait de morale : l’esprit ne sçait ce que c’est, quand il en juge tout seul, & que le cœur n’est pas de la partie : il faut que ces [212] deux pièces-là marchent ensemble, sans quoi on ne tient rien. ‘

Mais à propos de morale, je m’avise de penser que celle que j’ai mise la derniere fois fera une plaisante bigarrure avec ce qui la précede.

D’abord on voit un homme gaillard qui se plaît aux discours d’un camarade yvrogne, & puis tout d’un coup ce gaillard, sans dire gare, tombe dans les réflexions les plus sérieuses ; cela n’est pas dans les regles, n’est-il pas vrai ? cela fait un ouvrage bien extraordinaire, bien bizarre : eh ! tant mieux, cela le fait naturel, cela nous ressemble.

Regardez la nature, elle a des plaines, & puis des vallons, des montagnes, des arbres ici, des rochers là, point de simetrie, point d’ordre, je dis, de cet ordre que nous connoissons, & qui, à mon gré, fait une si sotte figure auprès de ce beau désordre de la nature : mais il n’y a qu’elle qui en a le secret de ce désordre-là ; & mon esprit aussi, car il fait comme elle, & je le laisse aller.

Je vous l’ai déja dit, je me moque [213] des regles, & il n’y a pas grand mal : notre esprit ne vaut pas trop la peine de toute la façon que nous faisons souvent après lui ; nous avons trop d’orgueil pour la capacité qu’il a, & nous le chargeons presque toujours de plus qu’il ne peut.

Pour moi, ma plume obéit aux fantaisies du mien ; & je serois bien fâché que cela fût autrement : car je veux qu’on trouve de tout dans mon Livre, je veux que les gens sérieux, les gais, les tristes, quelquefois les fous, enfin que tout le monde me cite, & vous verrez qu’on me citera : bref, je veux être un homme & non pas un Auteur, & ainsi donner ce que mon esprit fait, non pas ce que je lui ferois faire : aussi, je ne vous promets rien, je ne jure de rien ; & si je vous ennuye, je ne vous ai pas dit que cela n’arriveroit pas ; si je vous amuse, je n’y suis pas obligé, je ne vous dois rien, ainsi le plaisir que je vous donne est un présent que je vous fais ; & si par hazard je vous instruis, je suis un homme magnifique, & vous voilà comblé de mes graces.

Vous riez, peut-être levez-vous les épaules ; mais dites-moi, qu’est-ce [214] qu’un Auteur méthodique ? comment pour l’ordinaire s’y prend-il pour composer ? Il a un sujet fixe sur lequel il va travailler ; fort bien : il s’engage à le traiter, l’y voilà cloué ; allons, courage : il a une demie-douzaine de pensées dans la tête sur lesquelles il fonde tout l’ouvrage ; elles naissent les unes des autres, elles sont conséquentes, à ce qu’il croit du moins ; comme si le plus souvent il ne les devoit pas à la seule envie de les avoir, envie qui en trouve, n’en fut-il point ; qui en forge, qui les lie ensuite, & leur donne des rapports de sa façon, sans que le pauvre Auteur sente cela, ni s’en doute : car il s’imagine que le bon sens a tout fait, ce bon sens si difficile à avoir, ce bon sens qui rendroit les Livres si courts, qui en feroit si peu, s’il les composoit tous ; à moins qu’il n’en fît d’aussi peu gênants que l’est le mien : ce bon sens si simple, parce qu’il est raisonnable ; qui sçait mieux critiquer les sciences humaines, & quelquefois s’en moquer, que les inventer ; qui n’a point de part à une infinité de doctrines, qui sont les délices de la curiosité des hommes : enfin [215] ce bon sens qui ne sçauroit durer avec aucune folie, comme avec la vanité d’avoir de l’esprit par exemple ; & qui, lorsque nous écrivons, & qu’il nous éclaire, nous a bientôt dit sur notre sujet ce qu’il en faut dire : car il ne se prête point à nos allongements ; & c’est avec eux que nous faisons des volumes.

Aussi voit-on des ouvrages si languissants. J’admire comment l’Auteur peut les finir ; car à la vingtiéme page son esprit à demi mort ne va plus, il se traîne : & vous qui lisez son Livre, vous le trouvez solide à cause qu’il est pesant : vous autres Lecteurs, vous êtes pleins de ces méprises-là.

Je vous dis vos vérités sans façon ; car je suis l’homme sans souci, & je ne vous crains point ; vous ne verrez point de préface à la tête de mon Livre, je ne vous ai point prié de me faire grace, ni de pardonner à la foiblesse de mon esprit : cherchez ce verbiage-là dans les Auteurs, il leur est ordinaire ; & il est étonnant qu’ils ne s’en corrigent point : mais c’est qu’ils sont si enfants, qu’avec cette finesse-là ils s’imaginent que vous ne pourrez [216] pas vous empêcher de leur vouloir du bien, & qu’ils vont vous remplir d’une bonté, d’une charité, à la faveur de laquelle ils feront glisser l’admiration qu’ils méritent : vous serez le lion qui n’aura plus de griffes, tant vous serez bien amadoué. La plaisante idée ! elle me divertit.

Quand un Auteur regarde son Livre, il se sent tout gonflé de la vanité de l’avoir fait, il en perd la respiration, il plie sous le faix de sa gloire ; & ce Livre, il va le faire imprimer : les hommes en connoîtront-ils la beauté ? crieront-ils au miracle ? il voudroit bien leur dire que ç’en est un ; mais ils n’aiment pas qu’on leur dise cela : ils veulent, au contraire, qu’on soit humble avec eux : c’est leur fantaisie. Allons, soit, dit notre Auteur, faisons comme il leur plaît.

Là-dessus il dresse une préface dans l’intention d’être humble, & vous croyez qu’il va l’être, il le croit aussi lui ; mais comment s’y prendra-t-il ? Oh ! voici le beau : imaginez-vous un géant qui se baisse pour paroître petit : il a beau se baisser, le Pantalon qu’il est ; on lui voit toujours ses grandes [217] jambes qui se haussent de tems en tems, parce que la posture le fatigue. Eh bien ! ce géant-là, c’est la vanité de notre Auteur : tenez, regardez bien, la voilà qui va se baisser. (Lecteur, la matiere dont j’entreprends de parler, dit-elle, est si grande, & surpasse tellement mes forces, que je n’aurois osé la traiter, si je n’avois compté sur ton indulgence) fort bien: c’est ici où le géant se fait petit.

Chut, poursuivons : (ce n’est pas que quelques amis dont je respecte les lumieres n’ayent tâché de me persuader que mon travail ne déplaîroit pas ; & il est vrai que l’étude profonde que j’ai fait sur ma matiere, a dû, si je ne me flatte, m’en donner une assez grande connoissance.) Voilà les jambes qui se redressent ; quelle singerie ! je n’ai point d’esprit, j’en ai plus qu’un autre ; on auroit pu mieux faire que moi, personne ne l’entend mieux ; soyez indulgent, admirez-moi; mon sujet me surpasse, il ne me surpasse point ? tout cela s’agence dans la Préface d’un Auteur sans qu’il s’en apperçoive. ◀Metatextualidad

Foibles créatures que nous sommes ! nous ne faisons que du galima-[218]tias, quand nous voulons parler de nous avec modestie.

Relato general► Et à propos de modestie, l’autre jour un honnête domestique Metatextualidad► (si j’étois dans le monde, je dirois un valet ou un laquais, parce que ma vanité seroit en haleine, & que le langage des honnêtes gens du monde me seroit apparemment familier : mais aujourd’hui, je vois les choses tout simplement ; dans un domestique, je vois un homme ; dans son maître, je ne vois que cela non plus, chacun a son métier : l’un sert à table, l’autre au Barreau, l’autre ailleurs : tous les hommes servent, & peut-être que celui qu’on appelle valet, est le moins valet de la bande ; c’est-là tout ce que le bon sens peut voir là-dedans, le reste n’est pas de sa connoissance, & dans l’état où je suis, on n’a que du bon sens, on perd de vue les arrangements de la vanité humaine.) ◀Metatextualidad

Or donc cet honnête domestique, Metatextualidad► à l’occasion de qui ma parenthese me paroit fort raisonnable, ◀Metatextualidad me prêta l’autre jour un Livre qui troitoit de la modestie, & qui disoit qu’il n’y en avoit nulle part de la véritable : auroit-il [219] raison ? je n’en sçais rien ; mais effectivement, il me semble à moi, que la modestie de tout le monde a l’air gauche.

Nous ne manquons pas de gens qui croyent être modestes, & qui le croyent de bonne foi; ils le paroissent même à ne regarder que la superficie de cela, mais examinez-les d’un peu près ; Retrato ajeno► celui-ci ne se loue point, par exemple, n’ayez pas peur qu’il se vante d’avoir la moindre qualité, il n’oseroit presque dire qu’il est un honnête homme, il ne se sert là-dessus que de phrases mitigées, encore les bégaye-t-il ; il est bon, il est généreux, serviable, franc, simple, il est tout cela sans en avoir jamais dit un mot. Oh ! c’est qu’il vous trompe ; il l’a dit, & le dit toujours ; car toujours il vous fait remarquer qu’il ne le dit point.

En voici un qui rougit, quand vous le louez, vous l’embarrassez tant qu’il ne sçait que vous répondre, il perd contenance : oh ! celui-là est modeste ; non, c’est qu’il a tant d’amour-propre, qu’il en est timide & inquiet, vous le louez en compagnie ; tout le [220] monde le regarde, & il n’aime pas à voir l’attention de tout le monde fixée sur lui ; il est en peine pendant que vous le louez, de ce que les autres en pensent ; il a peur qu’on ne l’épluche en ce moment-là, & qu’il n’y perde ; il a peur qu’on ne croye qu’il prend plaisir à ce que vous dites, & que cela n’indispose la vanité des autres contre lui. Trouvez le moyen de lui persuader que tout le monde est aussi charmé de l’entendre louer qu’il le seroit lui-même : & vous verrez s’il sera embarrassé ; il vous aidera à dire, il se livrera à vous comme un enfant, il vous dira : mettez encore cela, & puis encore cela. Ainsi ce n’est pas votre éloge qu’il craint, il le savoureroit mieux qu’un autre ; mais c’est l’esprit injuste & dédaigneux de ceux qui écoutent ; appelez-vous cela modestie ? ◀Retrato ajeno

Retrato ajeno► Je connois un homme qui bien loin de se louer, se ravale presque toujours, il combat tant qu’il peut la bonne opinion que vous avez de lui ; eût-il fait l’action la plus louable, il ne tiendra pas à lui que vous ne la regardiez comme une bagatelle, il n’y songeoit pas quand il l’a faite, il ne [221] sçavoit pas qu’il faisoit si bien, & si vous insistez, il la critique, il lui trouve des défauts, il vous les prouve de tout son cœur, & c’est parce que vous êtes prévenu en sa faveur que vous ne les voyez pas ; que voulez-vous de plus beau ? Ah ! le fripon, il sçait bien qu’il ne vous persuadera pas, il ne prend pas le chemin d’y réussir ; vous l’avez cru vrai dans tout ce qu’il disoit ; eh bien, son coup est fait, vous voilà pris ; de quel mérite ne vous paroîtra pas un homme, qui tout estimable qu’il est, ne sçait pas qu’il l’est, & ne croit pas l’être ? peut-on se défendre d’admirer cela ? non, à ce qu’il a cru : aussi vous attendoit-il là, & vous y êtes. ◀Retrato ajeno

Je m’ennuierois de les compter les faux modestes de cette espece, ils sont sans nombre, il n’y a que de cela dans la vie ; & comme dit mon Livre, la modestie réelle & vraie n’est peut-être qu’un masque parmi les hommes : il est vrai qu’il y a tel masque qu’il est difficile de ne pas prendre pour un visage ; il y en a aussi quantité de si grossiers qu’on les devine tout d’un coup ; & ceux-là je les pardonne volontiers, [222] à cause qu’ils me font rire ou qu’ils me font pitié.

Je connois de bonnes gens très-plaisants, par exemple ; c’est que sçachant le cas qu’on fait de ceux qui ne se louent point, ils ont là-dessus fait leur plan, ils ont dit ; je serai modeste, allons, cela est arrêté, & ils le sont : ce n’est pas là tout, c’est que si après cela vous ne leur disiez point qu’ils le sont, ils vous le diroient eux-mêmes, & si vous le dites le premier, ils en conviennent de tout leur cœur, ils vous rapportent des exemples de leur modestie, ils vous marquent les tems, les lieux, les actions avec une satisfaction, une naïveté pleine d’innocence ; après cela ils concluent, ils disent : cela est vrai, mon défaut n’est pas d’être vain ; & pour preuve de cela, c’est qu’ils en font vanité de n’être pas vains ; aussi ces gens-là, je ne dis pas qu’ils sont masqués, car ils ne portent point leur masque, ils ne l’ont qu’à la main, & vous disent: tenez le voilà ; & cela est charmant. J’aime tout-à-fait cette maniere-là d’être ridicule ; car enfin, il faut l’être, & de toutes les manieres de l’être, celle qui mérite le moins de blâme ou de mé-[223]pris, du moins à mon gré, c’est celle qui ne trompe point les autres, qui ne les induit pas à erreur sur notre compte ; il n’y a que les vanités fines & souples qui me révoltent.

Les ridicules bien francs, qui ne se cachent point comme je dis, qui se livrent à toute ma critique, à toute la moquerie que j’en puis faire, je ne leur dis mot, je les laisse-là, ce seroit les battre à terre ; mais ces fourberies d’une ame vaine, ces singeries adroites & déliées, ces impostures si bien concertées qu’on ne sçait presque pas où les prendre pour les couvrir de l’opprobre qu’elles méritent, & qui mettent presque tout le monde de leur parti ; oh ! que je les hoais, que je les déteste.

Cependant il faut faire semblant de n’en rien voir ; car il faut vivre avec tout le monde : il ne s’agit pas de marquer ses dégoûts, & les gens qui se piquent de ne pouvoir souffrir ces sortes de défauts-là qui les persécutent dans les personnes qui les ont, je ne les aime pas trop non plus, ces gens-là ; ils ne sont point aimables : & qu’ils n’aillent point dire qu’ils n’en agissent [224] comme cela, que parce qu’ils sont amis de la vérité ; ce discours-là ne vaut rien, ces grands amis de la vérité ne la disent point, quand ils parlent ainsi. Ce n’est pas le parti de la vérité qu’ils prennent là-dedans ; c’est qu’ils sont extrêmement vains eux-mêmes, & que leur vanité ne sçauroit endurer le succès des fausses vertus des autres : cela fatigue leur amourpropre, & non pas leur raison. Entendez-vous, Messieurs les véridiques, ne nous vantez point tant votre caractére, je n’en voudrois pas, moi ; vous n’êtes que des hypocrites aussi, avec cette haine vigoureuse dont vous faites profession contre certains défauts ; & des hypocrites peut-être plus haïssables que les autres : car sous ce beau prétexte d’antipathie vertueuse sur ce chapitre, vous ne trouvez personne à votre gré, vous satirisez tout le monde, aussi bien l’imposteur qui joue des vertus qu’il n’a pas, que l’honnête homme qui les a ; vous êtes ennemis déclarés de tous les honneurs d’autrui ; vous n’en voudriez que pour vous ; tout ce qui est loué & estimé vous déplaît : & je ne suis point votre [225] dupe ; laissez les gens en paix, souffrez la vertu, pardonnez aux autres hommes leur vanité, elle est plus supportable que la vôtre, elle vit du moins avec celle de tout le monde ; les autres hommes ne sont que ridicules, & vous par-dessus le marché vous êtes méchants ; ils font rire, & vous, vous offensez ; ils ne cherchent que notre estime, & vous ne cherchez que nos affronts : est-il de personnage plus ennemi de la société que le vôtre ?

Cependant on a la bonté de vous craindre ; c’est à qui sera de vos amis, afin de n’être pas mordu ; j’ai remarqué même que votre protection, (car votre amitié en est une) gâte ceux à qui vous l’accordez ; ils ne s’inquiètent plus d’eux, il leur semble, parce que vous les aimez, que leur fortune est faite, ils ne se gênent plus, ils parlent haut, ils raisonnent sur les autres, ils les jugent ; & en effet on les écoute, on les entoure, & pendant que tout le monde n’ouvre la bouche sur votre chapitre qu’avec crainte & respect, eux ils jouissent superbement de l’avantage de parler de vous d’une maniere aisée & familiere ; & on vou-[226]droit bien être à leur place ; ils racontent vos reparties, vos jugements, vos audaces, ils ajoûtent qu’ils vous querellent tous les jours, qu’ils vous retiennent, mais que vous n’entendez pas raison sur certaines choses. C’est un étrange homme, disent-ils, il faut marcher droit avec lui, les caracteres faux ne l’accommodent pas, du reste le meilleur garçon du monde, & le plus simple ; je lui dis ce que je veux, moi; quelquefois il se fâche, & il me divertit : mais on ne le changera point. ◀Relato general

Metatextualidad► Tout ce que je dis là au reste, je l’ai vu arriver comme je le raconte, & je le rends trait pour trait. ◀Metatextualidad ◀Nivel 2 ◀Nivel 1