Zitiervorschlag: Pierre Carlet de Marivaux (Hrsg.): "X. Feuille", in: Le Cabinet du Philosophe, Vol.1\010 (1752), S. 438-460, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1260 [aufgerufen am: ].


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Dixiéme feuille

Ebene 2► Metatextualität► Suite du Monde vrai. ◀Metatextualität

Zitat/Motto► Ce cocher ressembloit si fort au mien, & par le ton de voix & par la figure ; il me représentoit si exactement le mien, jusque dans l'habit même, (car il portoit ma livrée,) qu'il me fut impossible d'y tenir davantage.

Monsieur, dis-je alors à mon guide, je ne sçaurois rester dans l'embarras où vous me mettez ; en vérité, l'esprit m'en tourne : dites-moi naturellement ce que je dois penser de tout ceci.

Mon guide alors ne me répondit que par un éclat de rire.

Parlez, ajoutai-je, en le pressant, sont-ce là mes gens ? En pouvez-vous douter, reprit-il alors ? Mais, lui dis-je en reculant, si ce sont eux, par quelle avanture se trouvent-ils ici, & dans une maison comme la mienne ?

Vous les avez laissés chez vous, & vous les y retrouvez ; voilà tout le mystère, me dit-il.

[439] Quoi ! m'écriai-je ; c'est donc ici notre Paris ? & vous m'assurez que je suis chez moi ! Je m'y perds.

C'est notre navigation qui vous a fait illusion, me répondit-il ; & vous avez cru que nous allions loin, & que je vous menois dans un pays inconnu. Je vous avois promis un monde que j'appellois le double du nôtre. Il y a long-tems que nous voyageons : nous nous sommes arrêtez sur les côtes de France ; vous vous êtes imaginé à la descente du vaisseau que nous étions enfin arrivés à ce nouveau Monde ; & préoccupé comme vous l'étiez de cette idée dans laquelle j'avois soin de vous entretenir, vous avez pris la France & Paris où nous sommes, pour cette France, & ce Paris imaginaires, dont je vous disois avoir fait la découverte. Mais que toute illusion cesse : le Folville que vous avez rencontré est le vrai Folville, celui que vous connoissez ; ce sont là vos domestiques, & c'est là votre maison. Il est pourtant vrai que je ne vous ai point trompé dans l'essentiel, & que je vous ai tenu parole à l'égard des personnes, si ce n'est à l'égard du pays. Vous n'aviez jamais vu [440] d'hommes vrais ; je vous avois promis de vous en faire voir, & vous les avez vus. Ce ne sont pas d'autres gens que ceux de notre Monde, j'en conviens ; mais ils n'en sont pas moins nouveaux pour vous, puisque vous les avez pris pour des hommes d'une espece differente, & que vous n'en avez reconnu que la physionomie, & non pas le caractere. Les voilà tels qu'ils sont, au reste ; & à présent que la lecture des livres que je vous ai donnés, & que les réflexions que vous avez faites en conséquence, vous ont appris à connoître ces hommes, & à percer au travers du masque dont ils se couvrent, vous les verrez toujours de même, & vous serez le reste de votre vie dans ce Monde vrai, dont je vous parlois comme d'un Monde étranger au nôtre ...

Nous interrompons cette histoire, parce que le premier cahier que nous en avons donné finit ici. Quelques autres papiers viennent ensuite que nous donnons comme ils se présentent, conformément à ce que nous avons dit que nous ferons toujours. On verra dans la feuille suivante la continuation [441] de l'histoire du Monde vrai, qui nous promet des matieres plus interessantes que les premieres.

Qui est-ce qui voudroit prendre sa partie pour juge ? C'est pourtant ainsi que se conduit le Déiste ; lui qui se fait sa religion à lui-même, il me semble qu'il est juge & partie dans sa cause, & garre que la partie ne corrompe le juge.

J'ai lu quelque part une assez plaisante idée. Une veuve de quarante-cinq à cinquante ans, encore aimable, fort riche, & sans enfants, vivoit de maniere à persuader qu'elle avoit envie de se remarier. Aussi, nombre de jeunes gens de bonne maison, mais d'une fortune médiocre, essayoient-ils de lui plaire, pour pouvoir l'épouser.

Il y en avoit même quelques-uns parmi eux qui l'aimoient d'assez bonne foi, & qui, peut-être, l'auroient encore plus fortement aimée, s'ils n'avoient pas songé au mariage avec elle : car quand on ne s'attache à une femme que par intérêt, pour l'épouser, n'eût-elle que dix-huit ans, fût-elle charmante, on est toujours plus occupé du dessein qu'on a, que des appas [442] de la femme ; on songe plus à la gagner qu'à l'aimer.

Cependant les amans de celle-ci ne laissoient pas de l'aimer, malgré la grave intention qu'ils avoient de l'épouser : mais soit qu'elle n'eût du penchant pour aucun d'eux, soit qu'elle apperçût dans leurs sentimens une certaine médiocrité d'amour qui ne la flattoit pas assez, elle ne faisoit que s'amuser de leurs hommages, & ne se déclaroit pour personne.

Dans ces circonstances, arrive un Etranger d'environ quarante ans, qui venoit recueillir une succession dans la Ville où elle étoit.

Il la voit aux promenades, aux assemblées, aux spectacles ; il lui trouve beaucoup de ressemblance avec une Dame qu'il avoit vue ailleurs, & qu'il auroit adorée, si le hazard ne la lui avoit pas subitement enlevée.

Cette ressemblance, jointe à ce que cette femme-ci avoit de particulierement aimable, enflâme son cœur pour elle. Le voilà épris ; il cherche à la connoître, à lui être présenté, on le mene chez elle : il y retourne, il lui dit qu'il l'aime, & le dit avec des yeux, [443] avec un feu, avec des discours, & d'un ton qui prouvent que cela est vrai, & qui la pénetrent elle-même.

Cet Etranger-ci, d'ailleurs, étoit très-bienfait, & de bonne mine ; d'un âge où un homme vaut encore son prix, & qui mettoit moins de distance entre la veuve & lui, qu'il n'y en avoit entre elle & les jeunes gens dont j'ai parlé.

Elle traita d'abord de compliment, de pure galanterie, tout l'amour qu'il disoit avoir pour elle, & ne lui donna point d'autre esperance que de souffrir qu'il l'entretînt de cet amour aussi longtems, & aussi tendrement qu'il le voulût.

C'est ainsi que se passerent les premiers jours de leur connoissance.

Ensuite elle l'écouta d'un air moins badin, d'un air qui ne signifioit plus tant : je vous laisse dire : elle paroissait lui sçavoir meilleur gré de ses visites.

Il répétoit toujours qu'il l'aimoit, lui demandoit toujours son cœur, soupiroit de ne pouvoir lui plaire. Il en dit tant, qu'elle lui répondit : Vous ne me déplaisez pas : & puis : vous me plaisez ; & les voilà qui s'aiment & qui songent à s'épouser.

[444] Convenance de condition, de fortune, d'inclination ; tout s'y trouvoit, à l'exception de l'âge.

L'étranger n'auroit pas été trop jeune, s'il n'avoit été question que d'être son amant, mais elle étoit un peu trop âgée pour être sa femme.

Aussi ce projet de mariage gâta tout. Ils ne purent se hâter de se marier. La veuve avoit quelques interêts à démêler avec la famille de défunt son mari ; il falloit les vuider avant que de passer à de secondes nôces ; cela retarda leur union, & il se passa un intervalle de tems, pendant lequel l'amant vit une jeune beauté qui n'avoit besoin de ressembler à personne pour être aimée.

Celle-ci n'étoit pas riche, & n'apportoit presque pour toute dot que ses charmes. Et quelquefois c'est tant mieux ; cela attendrit pour une jeune & belle personne : car avec l'amour qu'on prend pour elle, on a encore le plaisir de pouvoir être généreux avec elle, & de lui faire sa fortune ; & c'est un grand attroit que ce plaisir-là pour les âmes délicates.

Notre Etranger la plaignit d'abord [445] dans son cœur, de n'avoir pas de bien : il étoit extrêmement riche, lui ; & sans son engagement avec la veuve, il sentit qu'il auroit volontiers partagé son bien avec elle.

Il s'approche, il lui parle ; il lui tient les discours les plus obligeans ; elle les reçoit avec une modestie attirante. Quand une fille n'est que belle, & qu'elle n'est pas riche, elle se fait d'autres ressources, & met à la place du bien qui lui manque, des manieres qui engagent les gens, & qui la rendent si aimable qu'on oublie qu'elle est pauvre, & qu'on est même quelquefois bien aise qu'elle le soit, comme je l'ai déja dit.

Celle-ci étoit assez habile pour n'avoir précisément que l'espèce de coquetterie qu'il falloit dans sa situation ; & j'entends, par cette coquetterie, je ne sçais quel air humble & reconnaissant au moindre discours flatteur qu'on lui tenoit.

D'ailleurs le Cavalier étoit de son goût, & un peu de penchant pour les gens ne nuit point à l'adresse qu'on employe pour les attirer.

Il la reçut plusieurs fois ; il en vint [446] à la chercher, quand il ne la trouvoit pas, & enfin à ne pouvoir plus se passer d'elle.

Il ne se rendoit plus exactement chez la veuve aux heures où il avoit coutume de la voir ; il n'étoit plus impatient de voir finir ses affaires ; il lui échappoit même quelquefois de lui conseiller de ne rien hâter : en un mot, ce n'étoient plus ces empressemens qu'il avoit eu pour elle ; il ne lui parloit plus d'amour, que comme un homme qui se ressouvenoit qu'il falloit lui en parler ; il ne s'en avisoit plus que par bienséance.

Elle s'aperçut d'un changement si considérable ; elle s'en plaignit : il se justifia moins qu'il ne s'excusa. Quelquefois même il s'ennuyoit de s'excuser, & ne cachoit pas son ennui. Elle le querelloit, il sortoit ; c'étoit dire franchement : je ne vous aime plus ; & elle le sentit.

Jugez de sa douleur ; elle s'informe de ses actions, elle apprend qu'il va souvent en telles & telles maisons ; qu'il a de frequens têtes à têtes avec une jeune Demoiselle qu'elle ne connoît point, & dont elle ne sçait que le nom.

[447] Cette jeune personne demeuroit pour l'ordinaire à la campagne avec une de ses tantes, & n'avoit même séjourné si longtems à la ville, qu'à cause que le cavalier l'aimoit. Elle vouloit voir à quoi aboutiroit cet amour, qu'il lui avoit enfin déclaré en termes bien formels, & qu'elle eût elle-même préféré à tout autre amour.

Quelle est donc celle qui m'enlève son cœur ? disoit la veuve au désespoir. Sans vanité, je ne connois ni fille, ni femme ici, qui me vaille : on ne cite que moi, quand on parle de beauté dans la ville ; nous y avons des personnes assez passables, & dont je n'ai pas la jeunesse : mais je n'en ai que faire : on ne me la désire point ; l'âge que j'ai ne m'ôte rien encore ; & j'ai mille avantages que ces femmes n'ont pas. Comment donc ai-je pu perdre cet homme qui m'aimoit tant ? Non, on se trompe, il n'aime point ailleurs ; il est seulement las de m'aimer : ce n'est qu'un inconstant, & non pas un infidele. Cependant on m'assure que j'ai une Rivale ; il faut donc qu'elle ait bien des charmes, puisque l'ingrat lui en trouve plus qu'à moi. Je veux absolument la connoitre.

[448] Cette résolution prise, elle court aux Assemblées ; elle visite les personnes de la Ville chez qui se rend la meilleure compagnie ; elle va dans les Ttemples, aux heures où tout ce qu'il y a de jolies Coquettes vont se donner en spectacle.

Elle a beau chercher, elle ne trouve rien que des figures qu'elle connoît depuis long-tems, & qu'elle ne sçauroit craindre.

La rivale en question étoit alors un peu indisposée, elle ne sortoit point de chez elle, & le cavalier ne la quittoit presque pas.

A un quart de lieue de la Ville, demeuroit un homme qu'on appelloit communément le Magicien, & dont en effet la science avoit été d'un grand secours à bien des gens dans une infinité de cas. On citoit de lui des choses incroyables ; c'étoit un homme extraordinaire.

Notre veuve, qui ne pouvoit se consoler de la désertion du Cavalier, partit un matin pour aller le consulter sur les moyens de rappeler son perfide, ou de s'en venger.

Elle avoit même relevé ses charmes [449] de tout ce que la parure avoit pu lui fournir de plus galant, afin que le Magicien en sentît mieux l'indignité du coupable.

Elle arrive chez lui. Vous voyez une femme dans la plus grande & la plus juste affliction du monde, lui dit-elle ; je vais devenir la fable d'une ville où j'étois adorée il n'y a que six semaines. Je m'y voyois l'objet de tous les coeurs. Un étranger y est venu : il a pris de la passion pour moi ; mais une passion si tendre, qu'elle m'a rendue sensible ; & j'allois bientôt l'épouser, quand il a changé tout d’un coup, & que j'ai vu l'indifference & la froideur succeder dans son cœur à tout ce qu'on peut imaginer de plus vif & de plus ardent.

Calmez-vous, lui dit le Magicien, qui joignoit beaucoup de raison & d'adresse d'esprit à tout ce qu'il avoit de science. Dites-moi, Madame, êtes-vous son aînée, à cet Etranger ?

De quelque chose, dit-elle. Eh ! Quel âge a-t-il ? reprit-il encore.

Trente-cinq ans, à peu près, dit-elle, quoiqu'elle sçût bien qu'il en eût quarante ; mais elle le faisoit plus jeune, pour se faire moins âgée.

[450] A ces mots, le Magicien tira de sa poche un petit instrument, ou de Mathématique, ou de Magie, qu'il parut consulter pendant quelques moments.

Et puis : Vous vous trompez, Madame, lui dit-il ; le Cavalier dont vous parlez a cinq ans de plus.

Nous sommes donc à peu près du même âge, répondit-elle, en rougissant un peu.

Attendez, reprit-il, je vais aussi vous dire le vôtre à une minute près ; il n'y a point de Baptistaire plus exact, ni plus fidèle là-dessus que cet instrument-ci.

Eh ! non : Seigneur, lui dit-elle ; venons au secours que je vous demande. A quoi bon chercher son âge & le mien ? Ce n'est pas la peine, ne perdons point le tems à une chose aussi inutile.

Pas si inutile, reprit-il doucement : il y a un certain milieu de la vie où un peu plus, & un peu moins d'âge font une grande difference ; & ce milieu de la vie n'est pas le même pour les femmes que pour les hommes. Mais laissons ce détail, puisqu'il vous ennuye. Avez-vous une Rivale ?

[451] On m'assure qu’oui, répondit-elle. La dit-on jeune ? continua-t-il, & voulez-vous que je consulte l'instrument pour sçavoir son âge ? Eh non ! Seigneur, s'écria-t-elle, venons au fait ; car cet instrument chicanmoit son amour-propre.

Est-elle jolie, demanda-t-il encore. Je ne l'ai point vue, reprit-elle : mais j'ose vous dire, que tout ce qu'il y a de jeunes personnes de mon sexe dans notre Ville me sont inferieures & me cedent. Vous pouvez vous-même en sçavoir quelque chose ; & je n'ai point entendu dire que dans nos campagnes voisines, il y eût quelque femme qui pût aller de pair avec moi. Tout ce qui me fâche, c'est que mon ingrat ne m'a sans doute abandonnée pour une autre que par mauvais goût, que par pur caprice.

Vous lui pardonneriez donc, lui dit-il, s'il n'étoit infidele qu'en faveur de quelque dame qui vous valût ?

Du moins seroit-il plus excusable, dit-elle la larme à l'oeil ; mais c'est une excuse que personne ne peut lui fournir ici.

Entrons dans mon cabinet, & [452] voyons ce qui en est, dit le Magicien ; nous y trouverons une grande glace, à travers laquelle j'ai le secret de faire paroître toutes les personnes qu'on souhaite y voir.

Elle le suivit dans ce cabinet ; il y traça sur le plancher quelques figures ; après quoi : Regardez dans la glace, lui dit-il, vous y verrez, trait pour trait, la personne que votre infidele aime aujourd'hui.

Elle regarde avidement : une jeune Dame de vingt ans, de la physionomie la plus modeste, & la plus interessante y étoit représentée tenant un Livre à la main.

Quoi ! dit la veuve au Magicien, est-ce donc là celle qu'il me préfere ? & pensez-vous que ce visage-là puisse lui servir d'excuse ? Quelle affreuse maigreur ! (& il est vrai que la jeune dame manquoit un peu d'embonpoint : mais cela lui donnoit un air plus mignon que maigre).

A peu de chose près, ajouta la veuve, ce seroit une naine : (c'est qu'elle n'étoit pas grande ; mais elle n'étoit pas petite non plus).

Vous m'avouerez, dit le Magicien, [453] qu'elle a quelque chose de bien doux. Oui, de si doux qu'elle en est fade, dit la veuve ; & je lui défie d'avoir de l'esprit avec cet air-là : Vous vous moquez de vouloir me faire remarquer quelque chose d'aimable dans une pareille nabotte ; & il n'est pas possible que mon perfide n'ouvre les yeux, & ne revienne à moi : ou bien vous me trompez, & vous ne me montrez pas ma rivale.

Attendez, dit-il, je ne vous trompe point ; j'y vais de bonne foi : mais je crois pourtant que vous avez raison, que ce n'est pas là sa maîtresse, & que j'ai manqué à une formalité dont le défaut est cause de la méprise.

A ce discours, il trace de nouvelles figures. C'en est fait, dit-il après, j'avois réellement omis quelque chose de nécessaire : mais pour le présent, c'est votre rivale, c'est la véritable que vous allez voir : regardez & considerez attentivement ; car encore une fois c'est elle.

Elle jette alors les yeux sur la glace avec encore plus de curiosité que la premiere fois ; & il y paroissoit une autre Dame de vingt-un à vingt-deux [454] ans, à l'aspect de laquelle le Magicien s'écria : Etes-vous contente ? Convenez que celle-là vous vaut, qu'elle est charmante, & que pour cette fois-ci l'excuse de votre infidele est bien valable.

Qu'entens-je ? dit la veuve. Vous trouvez que cette grande figure-là l'excuse ? Vous êtes gagné, Seigneur ; il faut qu'il vous ait prévenu en sa faveur. Mais, dit le Magicien, en insistant, regardez donc avec application cette physionomie si vive, ces grands yeux noirs si bien ouverts, ce tour de visage, cet air noble & spirituel.

Je ne vois rien de tout cela, dit la veuve ; l'autre étoit une naine, celle-ci est une géante : (c'est qu'elle étoit grande & bien faite). Cette physionomie, que vous trouvez vive & spirituelle, ne me paroît, à moi, qu'étourdie, évaporée, & même trop hardie. Est-ce d'ailleurs cet air de présomption, & de vaine gloire que vous prenez pour de la Noblesse ? ou bien, appelez-vous belle fierté, la rudesse de ces yeux noirs, il est vrai, mais si grands qu'ils en sont ridicules ?

[455] Ridicules ! s'écria le Magicien : ils ne sont pas plus grands que les vôtres qui sont très beaux ; & pour tout dire en un mot, ce sont les vôtres, Madame : c'est vous que vous voyez dans la glace ; vous-même, telle que vous étiez à l'âge de vingt-un ans : regardez-vous bien, vous ne pouvez pas manquer de vous reconnoitre ; & je n'osois pas esperer que vous vous méconnussiez. Voulez-vous encore une nouvelle preuve que c'est vous ? On vous peignit à vingt-deux ans ; vous avez conservé le portroit qu'on fit de vous, & qui étoit parlant : retournez-vous ; jettez les yeux sur celui qui va se présenter à vous ; & voyez si ce n'est pas le même.

Ce l'étoit effectivement ; elle le regarda, &, sans s'informer par quel hazard on l'avoit apporté chez lui, elle jetta un grand soupir, & ne dit plus mot.

La premiere Dame que vous avez vue dans la glace, lui dit alors le Magicien, est cette Rivale pour qui votre Etranger a pris de l'amour ; elle est dans la fleur de son âge : vous ne l'avez pas trouvée digne de plaire ; [456] vous avez méprisé ses graces : mais jugez de la justice que vous lui avez rendue, par le mépris que vous avez fait de votre beauté même, de cette beauté dont vous êtes pourtant si vaine, que vous croyez actuellement incomparable, & qui en effet n'avoit presque point d'égale, quand vous étiez à l'âge brillant où vous venez de vous voir représentée dans la glace.

Adieu, Seigneur, dit alors la Veuve, outrée de ne sçavoir que répondre ; vous pouvez me convaincre que j'ai tort : mais vous ne m'en persuaderez jamais.

On parle d'une espece d'incrédules qu'on appelle Athées ; & s'il y en a, ce que je ne crois pas, ce n'est point à force de raisonner qu'ils le deviennent. Quand ils auroient tout l'esprit possible, quand ils en feroient l'abus le plus fin & le plus subtile, ce n'est point de là que leur incrédulité tire sa force.

Avec beaucoup de subtilité d'esprit, on peut s'égarer jusqu'à essayer de ne rien croire: mais je crois qu'on n'y parviendra jamais. Il faut encore autre chose pour cela : il faut être fait [457] d'une certaine façon. On ne devient fermement incrédule, que quand on est né avec le malheureux courage de l'être. De ce courage, les uns en ont plus, les autres moins : il se développe plus tard chez les uns, plutôt chez les autres ; chez quelques-uns, tout d'un coup.

Ce courage, le raisonnement ne le donne point ; c'est en soi qu'on le trouve ; & il vient ou d'une incapacité naturelle de se mettre en peine de la question, d'une indifference profonde & presque insurmontable pour tout ce qui peut en arriver, ou d'une impossibilité comme absolue de se gêner, supposé qu'il fallût prendre un autre parti que celui qu'on a pris.

Otez dans l'Incrédule les choses que je dis là ; ne lui laissez que son esprit & ses raisonnemens ; je lui défie qu'il s'y fie : mais avec ces mêmes choses, il n'a que faire de ses raisonnemens, il les a de trop pour devenir ce qu'il lui plaira.

Je demandois un jour à un de mes amis, qui étoit garçon à l'âge de soixante ans, pourquoi il ne s'étoit point marié.

[458] J'ai pensé l'être un jour, me dit-il, & je l'ai échappé belle : Voici, continua-t-il, ce qui m'est arrivé à cet égard-là.

Après bien des avantures galantes dans ma jeunesse, je devins très sérieusement amoureux d'une belle Fille, qui étoit sa maîtresse ; comme j'étois mon maître : nous n'avions tous deux ni pere, ni mere.

Elle ne fut point insensible, & elle m'aima à son tour ; c'étoit un bon parti, je lui convenois ; j'avois écarté tous mes rivaux ; & en pareil cas, on finit par se marier. Nous en étions convenus, & le jour fut pris pour passer le contrat.

La veille de ce jour arrêté, j'étois le soir chez elle, & j'allois la quitter, quand elle appela sa Femme de chambre, pour lui demander compte de je ne sçais quelle commission qu'elle lui avoit donnée.

Cette femme de chambre s'en étoit apparemment mal acquittée, & elle l'en gronda avec assez de dureté. La Femme de chambre répondit un peu trop brusquement. L'autre gronde encore plus fort ; & enfin si fort, avec [459] tant de furie, & d'un ton qui marquoit un caractère si emporté, que j'en fus surpris ; car je la croyois douce : & même à la voir, on eût juré qu'elle l'étoit.

Mais alors je ne vis plus la même personne. De jolie qu'elle avoit coutume d'être, elle étoit devenue laide de fureur, désagréable à voir.

Allons, Mademoiselle, courage, lui dit la Femme de chambre, en s'en allant : voilà un bel avis que vous donnez là sur votre humeur, à Monsieur qui doit vous épouser.

Ma Maitresse pâlit de rage à ce discours ; elle en sentit toute la conséquence, & je la vis tentée de battre la Femme de chambre, & de se jeter sur elle.

Un moment après, elle se trouva mal : on la secourut ; & je partis, le cœur blessé & épouvanté de ce que je venois de voir.

Quoi ! dis-je en moi-même, se posséder si peu ! n'avoir pu se retenir devant moi, dans les circonstances où nous sommes ! quelle furieuse !

Je me couchai avec cette idée ; elle me roula dans l'esprit toute la nuite. [460] Au point du jour, je pris mon parti ; je ne l'épouserai point, dis-je, c'en est fait.

Cette résolution me tranquillisa ; & voici ce que je lui écrivis à neuf heures du matin.

« Vous êtes emportée dans votre colere, j'en eus hier la preuve : je suis furieux dans la mienne ; voyez si ma main seroit un présent à vous faire. Adieu, Mademoiselle. »

A peine mon Billet étoit-il parti, qu'on m'en apporta un de sa part, dont voici les termes.

« Je me flatte que vous m'aimez encore : mais je vous prouvai hier que je ne suis pas toujours aimable ; & il n'y a pas grand mal à cela, pourvu que nous restions comme nous sommes. »

Je ne montrai que son Billet dans le monde ; je tus celui que je lui avois écrit. Il parut que c'étoit elle qui rompoit ; & une année après, elle épousa un homme, qu'on dit qu'elle a fait mourir de chagrin. ◀Zitat/Motto ◀Ebene 2 ◀Ebene 1