Cita bibliográfica: Pierre Carlet de Marivaux (Ed.): "IX. Feuille", en: Le Cabinet du Philosophe, Vol.1\009 (1752), pp. 415-437, editado en: Ertler, Klaus-Dieter (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1259 [consultado el: ].


Nivel 1►

Neuvieme feuille

Nivel 2► Metatextualidad► Suite du Monde vrai. ◀Metatextualidad

Cita/Lema► Vous riez : mon compliment vous réjouit ? Que vous êtes sotte de croire que je vous loue sincerement ! mais j'ai besoin que vous le croyiez. Ce qui me fâche, c'est que réellement vous ne laissez pas que d'être encore assez belle, & qu'à vue d'œil, il n'y a à retrancher de mes éloges que l'excès que j'y mets. Il n'y auroit pas le sens [416] commun à vous flatter d'une beauté si prodigieuse, si effectivement il ne vous en restoit pas un peu ; & c'est de là qu'il faut que je parte, malgré que j'en aye : je ne fais malheureusement qu'une exagération, & non pas un mensonge ; & voilà de quoi vous rendre bien glorieuse : mais d'un autre côté, j'espère que cette exagération vous nuira. Vous êtes si éloignée d'être ce que je dis, que cela empêchera qu'on ne voye ce que vous êtes ; de sorte que vous y perdrez, que vous serez pourtant contente, & moi vengée.

Oui, Madame, répondit l'autre, je sens la juste vanité que je dois tirer de vos discours. Il est sûr que vous n'iriez pas parler de beauté sur mon compte si je n'avois pas du moins de quoi fonder vos compliments. Oui, je suis belle ; cela commence par-là : sans quoi vous m'insulteriez grossierement, & ce n'est pas votre dessein : mais voici en quoi vous êtes maligne ; c'est que vous croyez qu'il n'y a qu'à outrer vos éloges, & à m'en donner beaucoup plus que je n'en mérite, afin de réduire le tout à rien, & le [417] tourner même en critique contre moi : mais vous n'y gagnez rien ; car vous n'outrez point : tout me va bien, vous me peignez telle que je suis ; & je vous en sçais si bon gré, que je vous en récompenserai comme si vous le faisiez de la meilleure foi du monde. Ne vous inquietez pas : je prétends que mon mari vous traite avec faveur, Monsieur, servez Madame, je vous en prie ; ce sera m'obliger moi-même.

Il se passa bien d'autres Scenes assez curieuses chez Mademoiselle Dinval : mais il me tarde d'en venir au plus interessant de mon Histoire, & d'entrer dans le grand monde, c'est-à-dire, d'arriver au Paris de cette France, dont je parle ; ainsi abrégeons sur ces aventures-ci.

Toutes les parties de jeu finirent : la nuit vint. Folville me mena souper chez lui, malgré Mademoiselle Dinval, qui vouloit absolument nous retenir, & à qui il dit que nous avions affaire ensemble.

Quand nous eumes soupé : As-tu quelques commissions à me donner pour Paris ? dis-je à Folville ; car je t'avertis que nous partons demain, [418] si Monsieur n'a rien qui l'arrête ici ; ajoutai-je en parlant à mon guide, qui me répondit que j'étois le maître.

Comme tu voudras, reprit Folville, d'un air assez content de ce prompt départ ; & si j'ai paru souhaiter que tu restasses quelques mois ici, ce n'est pas que j'aye tant d'amitié pour toi ; car de ce côté-là, ton séjour m'est assez indifférent : je voulois seulement t'apprendre tout ce que je vaux, te montrer la conquêter que j'ai faite ici, & te rendre témoin du prodigieux amour que Mademoiselle Dinval avoit pour moi. Voilà quelle étoit mon intention, que je n'ai plus. Ainsi tu partiras, quand il te plaira ; & je te verrai partir encore de meilleur cœur que je ne t'ai vu arriver. Mais tu avois dessein, toi, de séjourner quelques jours ici ? Peut-on savoir pourquoi tu as changé d'avis ?

A te dire la vérité, répondis-je, c'est que si je demeurois, j'aurois peur de te faire tort ; je craindrois que ta Maîtresse ne devînt inconstante ; & soit goût pour moi, soit pure coquetterie, je lui sentis hier des dispositions qui pourroient te nuire, & qui m'em-[419]pêchent de la revoir : en un mot, ce seroit mettre ta fortune en danger, que de retourner chez elle. Monsieur te l'avoit bien dit, les femmes sont légeres. Ne badinons point avec leur cœur en fait de fidélité, ne les tentons point : on est presque toujours la dupe de l'épreuve qu'on ose faire de leur constance.

Je le veux croire, me répondit-il, tout incroyable qu'il soit qu'on puisse m'abandonner pour un autre. Au surplus, n'ayes pas la présomption de penser que tu me nuirois dans le cœur de Mademoiselle Dinval : ce n'est pas ce que je crains, moi ; ou du moins, si je le crains, ne t'attends pas que j'en convienne avec toi, puisque je n'en conviendrois pas avec moi-même : & en effet, je le répète encore, il seroit en pareil cas, d'une singularité inouie, qu'après avoir vu ma figure, on pût faire quelque attention à la tienne : il y a quelque difference entre nous là-dessus, & une différence bien sensible. Non, Monsieur le Chevalier, il n'est pas ici question de goût pour vous : ne vous figurez pas que vous plaisez, qu'on vous trouve aimable ; [420] cela n'est pas possible ; & Mademoiselle Dinval n'est ni sotte, ni aveugle : mais elle est femme, comme vous le dites fort bien, & par conséquent coquette ; voilà en vertu de quoi vous la vîtes hier si prévenante. Ce n'est pas son cœur qui se soucie de vous, c'est sa coquetterie qui vous agace ; & si vous vous imaginez autre chose, vous êtes bien crédule, vous me connoissez bien peu, & vous ne vous connaissez guere. Ce n'est pas que vous n'ayiez du mérite ; mais il y a bien loin de celui que vous en avez à celui j'ai ; bien loin du caractère du vôtre, au caractère du mien ; il y a de vous à moi, à cet égard-là, une distance infinie. Croyez-moi, des hommes comme vous disparoissent auprès de ceux qui me ressemblent. Ce n'est jamais par degrés qu'on m'a aimé, moi, c'est tout d'un coup ; & si, dans le fond, je pouvois me défaire de je ne sçais quelle jalousie que je ne veux pas même appercevoir, & que m'a laissé, malgré que j'en aye, l'accueil que Mademoiselle Dinval vous fit hier, j'aurois un grand plaisir à vous retenir, pour vous montrer ce que vous êtes en comparaison [421] de ce que je suis : mais je n'ose risquer de vous donner cette leçon-là, peut-être ne me réussiroit-elle pas. Au reste, il se fait tard, & puisque demain vous devez sans doute partir de grand matin, il est tems de prendre congé de vous, & de vous laisser reposer. Bon soir ; n'allez pas vous raviser & remettre votre départ au moins. Embrassons-nous dès ce soir pour la derniere fois, & que demain, à mon lever, vous ne soyez plus ici.

Oui, lui dis-je, il fait jour dès trois heures du matin, & nous serons déjà à plus de six lieues d'ici, quand tu te leveras.

Tant mieux, me répondit-il, adieu : donne-moi de tes nouvelles, quand tu seras à Paris, n'y manque point : non pas que j'en sois curieux ; quand tu m'oublierois, je ne m'en apperçevrois guere : mais comme nous vivons ensemble sur le pied d'amis, il faut bien que je t'en demande, & que je paroisse empressé d'en recevoir par respect pour cette amitié, qui est censée nous unir.

Là-dessus je l'embrassai, & nous allames nous coucher, mon guide & [422] moi, après avoir pris quelques mesures pour notre départ le lendemain.

Que de fatuité dans les jeunes gens de ce monde-ci ! lui dis-je, lorsque nous fumes seuls. Ressemblent-ils tous à ce jeune homme-ci ?

A peu près, me dit-il, qui plus, qui moins, comme chez nous. Qu'appelez-vous comme chez nous ? m'écriai-je : y avez-vous jamais rien vu de pareil ? Vous n'y songez pas.

Ne vous ai-je pas déja dit à plusieurs reprises, me répondit-il, que les personnes de ce Pays-ci sont exactement le double des personnes du nôtre ?

Oui, lui dis-je, le double quant aux figures : mais quant à l'esprit & au caractere, je le nie ; & le Folville d'ici n'est pas le Folville de là-bas ; il n'en a que les traits & la taille.

Il en a tout, reprit-il : le Folville que vous connoissez est précisément tel que celui-ci vous paroit, & n'en differe qu'en ce que vous entendez tout ce que celui-ci pense, & que vous n'avez jamais entendu de l'autre que ce qu'il vous a dit.

Et dans ce Paris, où nous allons, [423] repris-je, je vais donc y retrouver la ressemblance de tous les amis que j'ai dans le Paris de notre monde ? Vous l'y trouverez si exactement, me dit-il, que vous croirez être dans notre Paris même : & bien plus, c'est que vous n'aurez pas besoin, pour lier commerce avec eux, de vous informer de l'endroit où ils demeurent, vous le sçavez déja.

Moi ! lui dis-je. Eh ! comment le sçaurois-je, puisque je ne suis jamais venu ici ?

Le Pays vous paroit nouveau, & vous avez raison, me répondit-il, il l'est pour vous ; mais ne sçavez-vous pas, par exemple, où loge votre Marquise, dans ce que vous appellez notre Paris ? Sans doute, repris-je, parce qu'elle est dans un Paris, dont je connois les differens quartiers.

Eh bien, me dit-il, ce Paris, où nous allons, n'est pas disposé autrement que le nôtre, & dès que vous sçavez où votre Marquise loge dans le nôtre, vous sçavez conséquemment où l'autre Marquise loge dans celui-ci, & vous le verrez.

Vous badinez, lui dis-je : mais hâ-[424]tons-nous de nous coucher ; il ne nous reste tout au plus que quatre heures à dormir, employons-les. Demain, en voyageant, nous plaisanterons tant qu'il vous plaira. Présentement, si je veillois davantage, il n'y auroit résolution de partir qui pût tenir ; je me connois, je ne pourrois pas me lever demain matin, & malheur à Folville, si je séjournois encore un jour ici. Nous sommes tous trois retenus pour diner demain chez Mademoiselle Dinval : il faudroit bien que Folville nous y menât ; car sous quel prétexte s'en dispenseroit-il ? & si Mademoiselle Dinval me revoit, peut-être est-ce fait de l'amour qu'elle a pour lui, peut-être achèverai-je de la rendre infidelle sans retour ; & tout vain, tout sot & ridicule qu'est ce Folville-ci, il seroit cruel de ruiner ses espérances : je ne lui veux point de mal, & je serois fâché de lui en faire ; il faut qu'il épouse sa Maîtresse ; elle est aussi digne de lui, qu'il est digne d'elle.

Je me couchois, en tenant ce discours, que je finis par lui dire, bon soir. Nos gens nous éveillerent le lendemain dès que le jour parut ; [425] nous nous levames, & nous voilà partis.

J'oublie pourtant une chose, c'est qu'au moment que nous partions, le Valet de chambre de Folville se présenta à nous, pour nous souhaitter un bon voyage de sa part : nous le chargeames à notre tour de mille complimens pour lui : & dites-lui, ajoutai-je pour mon compte, que si jamais un hazard, pareil à celui qui m'a amené dans son Monde, l'amenoit aussi dans le nôtre ... En voilà assez, dit là-dessus mon guide, en m'interrompant assez brusquement, Monsieur de Folville ne doutera point de notre reconnoissance ; profitons de la fraîcheur de la matinée, & hâtons-nous d'avancer. Marche, dit-il tout de suite à notre Postillon, qui obéit si promptement, que je n'eus pas le loisir d'achever ce que j'avois commencé à dire au Valet de chambre.

Je ne laissai pas d'être étonné de la brusque saillie de mon guide ; & ne sçachant à quoi l'attribuer : D'où vient donc, lui dis-je en riant, que vous m'avez interrompu au milieu de ma période ? ce n'est assurément ni par ennui, ni par impatience, & votre mou-[426]vement part sans doute d'une autre raison ?

Est-ce que vous ne la devinez pas ? me dit-il. Le Folville d'ici, & tous ceux qui vous ont vu, vous ont regardé comme un homme raisonnable & ils auroient cessé d'avoir cette opinion de vous, si le Valet de chambre de Folville leur avoit rapporté le discours que vous alliez lui tenir, & que je vous ai empêché d'achever. Imaginez-vous ce qu'ils penseroient d'un homme qui parle d'un autre monde que du leur, comme s'il venoit de l'Empire de la Lune. Ils croiroient, ou que l'esprit vous a subitement tourné en partant, ou que vous n'avez eu avec eux qu'un heureux intervalle de raison ; d'autant plus qu'ils ne connoissent pas cet autre Monde dont vous entreteniez ce Valet de chambre. Avez-vous pris garde à la mine qu'il a faite, & combien le préambule de votre compliment lui a paru étrange ? C'auroit été bien pis, si vous l'aviez fini : il y avoit de quoi nous faire passer vous & moi pour des visionnaires ; car on n'auroit pas cru ma tête en meilleur état que la vôtre : & d'ailleurs, que sçavez-vous si vous ne reviendrez [427] pas ici, & même si vous n'y resterez pas ? J'ose vous prédire que vous n'en sortirez jamais que fort à contrecœur.

Jusqu'ici, lui dis-je, je n'ai pas dessein de m'y fixer ; cependant j'y resterois volontiers, malgré l'inconcevable ridicule des naturels du Pays, si ce n'étoit qu'on préfere sa Patrie à tout autre lieu, & que j'ai une extrême envie de retourner dans notre Monde, pour voir si les personnes que j'y connois ont une ressemblance aussi exacte que vous le dites avec les gens que j'ai déja vus, & que je verrai encore dans ce monde-ci : & c'est de quoi je m'instruirai bien vîte, moyennant l'examen attentif que je ferai des caracteres, quand je serai de retour chez nous.

Quoi qu'il en soit, me dit-il, tâchons encore une fois de ne quitter ce Monde-ci que le plus tard que nous pourrons, & pour cause ; en tems & lieu vous serez de mon sentiment, j'en suis bien sûr.

Il seroit trop long de faire le détail des entretiens que nous eumes, pour nous amuser pendant le voyage : mais je ne sçavois que penser de mille cho-[428]ses que me disoit mon guide ; & je conjecturois seulement qu'il y avoit je ne sais quoi qu'il me cachoit, & dont la connoissance m'éclairciroit tout ce que je trouvois d'énigmatique dans ses raisonnemens.

Nous ne nous arrêtames pendant la journée que pour boire un coup sans descendre de notre chaise, & le soir nous arrivames à une petite Ville, dont le nom ne m'étoit pas inconnu.

Il y a une Ville de ce nom-là dans la France de là-bas, lui dis-je. Eh ! vraiment, me dit-il, ce sera toujours de même ; vous n'ignorerez le nom d'aucune des Villes que nous allons trouver sur la route, puisque cette France, où nous sommes, est exactement pareille à la nôtre.

J'éclatai de rire à ce discours, sans bien sçavoir de quoi je riois, sinon que je ne pouvois m'accoutumer à des réponses aussi extraordinaires que les siennes.

La nuit vint, & nous nous arrêtâmes à une Hôtellerie qui étoit à l'entrée d'un gros Bourg, & qui me parut considerable.

A quelle heure voulez-vous souper, [429] Messieurs ? nous dit l'Hôtesse, de l'air d'une femme accoutumée au plus grand fracas, & qui sçait distinguer ses gens.

Le plutôt qu'on pourra nous servir, lui dis-je ; car nous sommes presque à jeun. Nous ferez-vous faire bonne chere ? Je l'espere, Monsieur, me répondit-elle, je vous donnerai du moins ce que j'ai de meilleur, sans égard à ce qu'il vous en coûtera ; je vous vois une bonne chaise de poste, qui jointe aux deux Valets de chambre de bonne mine avec lesquels vous courez, m'apprend que c'est une aubaine qui m'arrive, & qu'il ne faut pas vous ménager sur la depense : aussi, Messieurs, puis-je vous répondre qu'elle sera digne de votre train : nous sçavons, Dieu merci, les égards qui sont dus aux Voyageurs d'un certain air, aussi bien que le faste avec lequel il les faut servir ; & nous croirions leur manquer de respect, si nous faisions difficulté de gagner excessivement avec eux : ainsi, Messieurs, reposez-vous sur moi du souper que je vous donnerai ; il sera délicat & extrêmement cher, & même si cher que vous vous en plaindriez, si [430] vous l'osiez ; mais comme je ne gagnerai beaucoup que par consideration pour vous, la satisfaction d'être si honorés, vous fera avaler la pillule : les Seigneurs comme vous sont trop glorieux pour être économes.

Elle nous tint parole ; on ne sçauroit être plus respectés que nous le fumes, c'est-à-dire, ni mieux traités, ni mieux volés.

Deux ou trois jours après, nous arrivames à ce Paris que j'étois si curieux de voir.

Où irons-nous loger ? dis-je à mon guide. Descendez-moi d'abord en quelque endroit, me répondit-il froidement, & puis vous vous ferez mener chez vous.

Qu'appelez-vous, chez moi ? lui dis-je. Est-ce que j'ai une maison ici ? Sans difficulté, reprit-il ; il me semble vous avoir entendu dire que vous en aviez une à ce Paris de là-bas, & par conséquent vous en avez une ici, où vous retrouverez les mêmes figures de domestiques que vous avez laissés dans la vôtre. Ne vous ferez-vous jamais à cette idée-là, que tout se passe dans ce monde-ci comme dans l'autre ?

[431] Quoi ! lui dis-je, j'ai un chez moi dans cette Ville-ci & des gens qui m'y attendent ? Sur ce pied-là, ajoutai-je, allons y descendre tout droit, & en arrive ce qui pourra. Je n'aurois jamais deviné que j'avois deux ménages, ni que je vivois ailleurs, pendant que je vivois à Paris ; ce qu'il y a d'heureux à tout cela, c'est que je n'ai point senti que je faisois double dépense : ainsi, je ne regrette point l'argent qu'il m'en a coûté sans le sçavoir.

Et en tenant gaillardement ce discours, je dis au Postillon de nous mener en tel quartier, qui étoit le mien, & de s'arrêter en tel endroit.

Il n'y manqua pas, je vis une rue comme la mienne, je crus voir aussi ma maison ; la porte en étoit ouverte. Je congédiai le Postillon, j'entrai, il n'y avoit personne dans la cour : j'entendois pourtant quelque bruit dans un appartement ; je monte mon escalier, la porte de ma salle étoit entr’ouverte, & la premiere chose que j'apperçois en entrant, c'est la ressemblance de ma Gouvernante qui étoit à table avec trois autres personnes, & qu'en ce moment un jeune homme d'assez bonne [432] façon tenoit d'un bras embrassée par la tête, pendant qu'il tendoit l'autre à mon Cuisinier, qui lui versoit du vin dans son verre.

La Gouvernante, de son côté, rioit à gorge déployée. Cette Gouvernante, ou du moins la mienne, étoit une veuve, à peu près de cinquante ans, qui étoit avec moi depuis quatre ou cinq ans, & que mes parens m'avaiont donnée pour avoir soin de ma maison, pour y mettre l'ordre & l'économie convenable : c'étoit, à ce qu'on m'avoit dit, & à ce que j'avois cru moi-même, un vrai trésor dont on m'avoit fait présent.

Jusque-là, je n'avois rien connu de si sérieux que cette femme ; je ne l'avois jamais vu rire, & je pensai la méconnoitre, à l'épanouissement de joye où je la vis.

Elle étoit même parée, ajustée, & mise en femme qui fait cas de sa figure, & qui veut plaire.

Quand je dis que je pensai la méconnoitre, cela ne signifie pas que je la pris pour ma Gouvernante ; je croyois vraiment la véritable bien loin, & ne convins en moi-même que de la par-[433]faite ressemblance de celle-là avec la mienne.

Cette femme-ci copie mal celle que j'ai laissée à la garde de ma maison, dis-je à mon guide ; & mon ménage de ce monde-ci n'est pas, à beaucoup près, si bien réglé que celui de là-bas.

Vous vous trompez, me dit-il, il n'y a point ici de fausse copie, & l'on se régale dans votre maison, comme vous voyez qu'on se régale dans celle où nous sommes.

Nous n'étions pas encore rentrés dans la salle, quand nous parlions ainsi. Je m'étois arrêté à considérer toutes ces figures, dont pas une ne m'avoit encore apperçu, & je ne comptois pas déranger beaucoup en me présentant ; car à chaque instant je perdois de vue les raisonnemens de mon guide, & je me regardois toujours comme un inconnu pour tous les gens du Pays où j'étois.

Mais quel fut mon étonnement ! quand j'entrai, de voir ces quatre joyeux convives se lever honteux & décontenancés ; de voir cette madame Marie qui pâlissoit de surprise, & dont le visage, auparavant si réjoui, se cou-[434]vroit d'une confusion égale à celle qu'auroit eue la véritable Marie, si je l'avois trouvée en pareille partie. Quoi ! pensai-je en moi-même, on diroit que cette femme-là avoit intérêt que je lui crusse autant de prud’hommie qu'à ma Gouvernante : on diroit d'une hypocrite qu'on démasque.

Hélas, mes enfants, leur dis-je à tous, ne vous troublez point ; de quoi vous allarmez-vous ? Je ne suis point un fâcheux.

J'eus beau vouloir les rassurer, il y en eut trois qui s'esquiverent si vîte, qu'à peine les vit-on disparoitre ; il ne resta que cette Marie, qui prononça d'abord quelques mots d'excuse sans suite, en balbutiant & dans la plus sotte contenance. Et puis se remettant un peu :

Monsieur, me dit-elle, c'est mon compere avec qui je me régalois par hasard. Je le vois bien, lui dis-je alors, en prenant un ton plus approchant de celui d'un Maitre, comme pour me divertir de la méprise que je croyois qu'elle faisait, je le vois bien. Mais, Marie, je ne vous avois jamais connu ce compere-là. Il me semble qu'il est bien de vos amis.

[435] Oui, Monsieur, me dit-elle, c'est un garçon qu'il y a longtems que je connois, qui est de mon pays, & que j'empêche de venir ici, quand vous y êtes, à cause qu'il est jeune & joli, & que vous pourriez soupçonner que je l'aime, comme cela est vrai : mais il ne falloit pas que vous le sçussiez, parce que cela vous auroit ôté la bonne opinion que vous aviez de moi, & par conséquent auroit diminué votre confiance ; il faut bien se ménager un peu dans la vie.

Je suis ravi, lui dis-je, de vous voir en si bonne disposition : mais il n'y a pas plus de trois semaines, ce me semble, que vous m'avez écrit que vous étiez malade, languissante, & dégoûtée ; ce qui a fait que je vous ai recommandé d'avoir grand soin de vous, de ne rien épargner pour votre santé, & de chercher à vous ragoûter par tout ce qu'il y auroit de plus propre à vous remettre en appétit. Pourquoi donc feigniez-vous cette langueur & ce dégoût que vous n'aviez pas ?

C'est, ne vous déplaise, me dit-elle, que j'avois envie de me réjouir un peu avec mes amis, pendant votre absen-[436]ce ; & pour se réjouir, il en coûte une dépense dont je voulois que vous fissiez les frais, sans que vous y trouvassiez à redire : & pour cela, je me suis imaginée de vous mander que j'étois indisposée, Monsieur, sçachant bien que vous m'aimez, que vous me choyez, à cause de ma fidélité prétendue, que vous auriez peur de me perdre, & que vous m'écririez : n'épargnez rien pour vous rétablir ; & puis à votre retour, je devois vous dire : j'ai dépensé tant pour tâcher de me ravoir ; & de cette maniere vous auriez payé mes divertissemens, en ne croyant payer que des drogues, des médecines & des bouillons ; & j'aurois eu du bon tems ; sans aucun reproche de votre part, ni de la mienne : car je ne suis pas scrupuleuse.

Etonné de ce discours, & doutant même si ce n'étoit pas un rêve : mais, lui dis-je, seroit-il possible que vous fussiez ma Gouvernante ? Est-ce bien vous, Marie ? Suis-je chez moi ? Oui, Monsieur, me dit-elle, vous êtes chez vous, & c'est moi qui vous parle, & plût à Dieu, que ce ne fût pas moi ; car je sens bien que cette avanture-ci [437] me va faire un grand tort dans votre esprit : mais aussi de quoi vous avisez-vous de revenir, sans avertir de votre retour.

Nous en étions-là, quand je vis entrer mon Cocher, qui revenoit yvre, & chancelant.

Comment ! coquin, lui dis-je, je te croyois à ton village ! Ne m'as-tu pas demandé la permission de mettre un de tes amis à ta place pour avoir soin de mes chevaux, parce que tu étois obligé, m'as-tu écrit, d'aller voir ton père qui se mouroit ?

Eh ! pardi oui, me répondit-il, fort naïvement : mais c'est que mon père, avant que de mourir là-bas, est venu me voir ici. C'est pourquoi je n'ai pas mis à ma place d'autre personne que la mienne pour avoir soin de vos chevaux, afin de gagner mon argent moi-même, & d'avoir de quoi boire avec mon père, à vos dépens ; car vous m'avez dit que vous payeriez mon ami, sans rien rabattre de mes gages : & cela est cause que j'ai été mon ami moi-même. ◀Cita/Lema ◀Nivel 2 ◀Nivel 1