Suite du Monde vrai.
Oui, Madame, répondit l'autre, je sens la juste vanité que je dois tirer de vos discours. Il est sûr que vous n'iriez pas parler de beauté sur mon compte si je n'avois pas du moins de quoi fonder vos compliments. Oui, je suis belle ; cela commence par-là : sans quoi vous m'insulteriez grossierement, & ce n'est pas votre dessein : mais voici en quoi vous êtes maligne ; c'est que vous croyez qu'il n'y a qu'à outrer vos éloges, & à m'en donner beaucoup plus que je n'en mérite, afin de réduire le tout à rien, & le
Il se passa bien d'autres Scenes assez curieuses chez Mademoiselle Dinval : mais il me tarde d'en venir au plus interessant de mon Histoire, & d'entrer dans le grand monde, c'est-à-dire, d'arriver au Paris de cette France, dont je parle ; ainsi abrégeons sur ces aventures-ci.
Toutes les parties de jeu finirent : la nuit vint. Folville me mena souper chez lui, malgré Mademoiselle Dinval, qui vouloit absolument nous retenir, & à qui il dit que nous avions affaire ensemble.
Quand nous eumes soupé : As-tu quelques commissions à me donner pour Paris ? dis-je à Folville ; car je t'avertis que nous partons demain,
Comme tu voudras, reprit Folville, d'un air assez content de ce prompt départ ; & si j'ai paru souhaiter que tu restasses quelques mois ici, ce n'est pas que j'aye tant d'amitié pour toi ; car de ce côté-là, ton séjour m'est assez indifférent : je voulois seulement t'apprendre tout ce que je vaux, te montrer la conquêter que j'ai faite ici, & te rendre témoin du prodigieux amour que Mademoiselle Dinval avoit pour moi. Voilà quelle étoit mon intention, que je n'ai plus. Ainsi tu partiras, quand il te plaira ; & je te verrai partir encore de meilleur cœur que je ne t'ai vu arriver. Mais tu avois dessein, toi, de séjourner quelques jours ici ? Peut-on savoir pourquoi tu as changé d'avis ?
A te dire la vérité, répondis-je, c'est que si je demeurois, j'aurois peur de te faire tort ; je craindrois que ta Maîtresse ne devînt inconstante ; & soit goût pour moi, soit pure coquetterie, je lui sentis hier des dispositions qui pourroient te nuire, & qui m'em-
Je le veux croire, me répondit-il, tout incroyable qu'il soit qu'on puisse m'abandonner pour un autre. Au surplus, n'ayes pas la présomption de penser que tu me nuirois dans le cœur de Mademoiselle Dinval : ce n'est pas ce que je crains, moi ; ou du moins, si je le crains, ne t'attends pas que j'en convienne avec toi, puisque je n'en conviendrois pas avec moi-même : & en effet, je le répète encore, il seroit en pareil cas, d'une singularité inouie, qu'après avoir vu ma figure, on pût faire quelque attention à la tienne : il y a quelque difference entre nous là-dessus, & une différence bien sensible. Non, Monsieur le Chevalier, il n'est pas ici question de goût pour vous : ne vous figurez pas que vous plaisez, qu'on vous trouve aimable ;
Oui, lui dis-je, il fait jour dès trois heures du matin, & nous serons déjà à plus de six lieues d'ici, quand tu te leveras.
Tant mieux, me répondit-il, adieu : donne-moi de tes nouvelles, quand tu seras à Paris, n'y manque point : non pas que j'en sois curieux ; quand tu m'oublierois, je ne m'en apperçevrois guere : mais comme nous vivons ensemble sur le pied d'amis, il faut bien que je t'en demande, & que je paroisse empressé d'en recevoir par respect pour cette amitié, qui est censée nous unir.
Là-dessus je l'embrassai, & nous allames nous coucher, mon guide &
Que de fatuité dans les jeunes gens de ce monde-ci ! lui dis-je, lorsque nous fumes seuls. Ressemblent-ils tous à ce jeune homme-ci ?
A peu près, me dit-il, qui plus, qui moins, comme chez nous. Qu'appelez-vous comme chez nous ? m'écriai-je : y avez-vous jamais rien vu de pareil ? Vous n'y songez pas.
Ne vous ai-je pas déja dit à plusieurs reprises, me répondit-il, que les personnes de ce Pays-ci sont exactement le double des personnes du nôtre ?
Oui, lui dis-je, le double quant aux figures : mais quant à l'esprit & au caractere, je le nie ; & le Folville d'ici n'est pas le Folville de là-bas ; il n'en a que les traits & la taille.
Il en a tout, reprit-il : le Folville que vous connoissez est précisément tel que celui-ci vous paroit, & n'en differe qu'en ce que vous entendez tout ce que celui-ci pense, & que vous n'avez jamais entendu de l'autre que ce qu'il vous a dit.
Et dans ce Paris, où nous allons,
Moi ! lui dis-je. Eh ! comment le sçaurois-je, puisque je ne suis jamais venu ici ?
Le Pays vous paroit nouveau, & vous avez raison, me répondit-il, il l'est pour vous ; mais ne sçavez-vous pas, par exemple, où loge votre Marquise, dans ce que vous appellez notre Paris ? Sans doute, repris-je, parce qu'elle est dans un Paris, dont je connois les differens quartiers.
Eh bien, me dit-il, ce Paris, où nous allons, n'est pas disposé autrement que le nôtre, & dès que vous sçavez où votre Marquise loge dans le nôtre, vous sçavez conséquemment où l'autre Marquise loge dans celui-ci, & vous le verrez.
Vous badinez, lui dis-je : mais hâ-
Je me couchois, en tenant ce discours, que je finis par lui dire, bon soir. Nos gens nous éveillerent le lendemain dès que le jour parut ;
J'oublie pourtant une chose, c'est qu'au moment que nous partions, le Valet de chambre de Folville se présenta à nous, pour nous souhaitter un bon voyage de sa part : nous le chargeames à notre tour de mille complimens pour lui : & dites-lui, ajoutai-je pour mon compte, que si jamais un hazard, pareil à celui qui m'a amené dans son Monde, l'amenoit aussi dans le nôtre ... En voilà assez, dit là-dessus mon guide, en m'interrompant assez brusquement, Monsieur de Folville ne doutera point de notre reconnoissance ; profitons de la fraîcheur de la matinée, & hâtons-nous d'avancer. Marche, dit-il tout de suite à notre Postillon, qui obéit si promptement, que je n'eus pas le loisir d'achever ce que j'avois commencé à dire au Valet de chambre.
Je ne laissai pas d'être étonné de la brusque saillie de mon guide ; & ne sçachant à quoi l'attribuer : D'où vient donc, lui dis-je en riant, que vous m'avez interrompu au milieu de ma période ? ce n'est assurément ni par ennui, ni par impatience, & votre mou-
Est-ce que vous ne la devinez pas ? me dit-il. Le Folville d'ici, & tous ceux qui vous ont vu, vous ont regardé comme un homme raisonnable & ils auroient cessé d'avoir cette opinion de vous, si le Valet de chambre de Folville leur avoit rapporté le discours que vous alliez lui tenir, & que je vous ai empêché d'achever. Imaginez-vous ce qu'ils penseroient d'un homme qui parle d'un autre monde que du leur, comme s'il venoit de l'Empire de la Lune. Ils croiroient, ou que l'esprit vous a subitement tourné en partant, ou que vous n'avez eu avec eux qu'un heureux intervalle de raison ; d'autant plus qu'ils ne connoissent pas cet autre Monde dont vous entreteniez ce Valet de chambre. Avez-vous pris garde à la mine qu'il a faite, & combien le préambule de votre compliment lui a paru étrange ? C'auroit été bien pis, si vous l'aviez fini : il y avoit de quoi nous faire passer vous & moi pour des visionnaires ; car on n'auroit pas cru ma tête en meilleur état que la vôtre : & d'ailleurs, que sçavez-vous si vous ne reviendrez
Jusqu'ici, lui dis-je, je n'ai pas dessein de m'y fixer ; cependant j'y resterois volontiers, malgré l'inconcevable ridicule des naturels du Pays, si ce n'étoit qu'on préfere sa Patrie à tout autre lieu, & que j'ai une extrême envie de retourner dans notre Monde, pour voir si les personnes que j'y connois ont une ressemblance aussi exacte que vous le dites avec les gens que j'ai déja vus, & que je verrai encore dans ce monde-ci : & c'est de quoi je m'instruirai bien vîte, moyennant l'examen attentif que je ferai des caracteres, quand je serai de retour chez nous.
Quoi qu'il en soit, me dit-il, tâchons encore une fois de ne quitter ce Monde-ci que le plus tard que nous pourrons, & pour cause ; en tems & lieu vous serez de mon sentiment, j'en suis bien sûr.
Il seroit trop long de faire le détail des entretiens que nous eumes, pour nous amuser pendant le voyage : mais je ne sçavois que penser de mille cho-
Nous ne nous arrêtames pendant la journée que pour boire un coup sans descendre de notre chaise, & le soir nous arrivames à une petite Ville, dont le nom ne m'étoit pas inconnu.
Il y a une Ville de ce nom-là dans la France de là-bas, lui dis-je. Eh ! vraiment, me dit-il, ce sera toujours de même ; vous n'ignorerez le nom d'aucune des Villes que nous allons trouver sur la route, puisque cette France, où nous sommes, est exactement pareille à la nôtre.
J'éclatai de rire à ce discours, sans bien sçavoir de quoi je riois, sinon que je ne pouvois m'accoutumer à des réponses aussi extraordinaires que les siennes.
La nuit vint, & nous nous arrêtâmes à une Hôtellerie qui étoit à l'entrée d'un gros Bourg, & qui me parut considerable.
A quelle heure voulez-vous souper,
Le plutôt qu'on pourra nous servir, lui dis-je ; car nous sommes presque à jeun. Nous ferez-vous faire bonne chere ? Je l'espere, Monsieur, me répondit-elle, je vous donnerai du moins ce que j'ai de meilleur, sans égard à ce qu'il vous en coûtera ; je vous vois une bonne chaise de poste, qui jointe aux deux Valets de chambre de bonne mine avec lesquels vous courez, m'apprend que c'est une aubaine qui m'arrive, & qu'il ne faut pas vous ménager sur la depense : aussi, Messieurs, puis-je vous répondre qu'elle sera digne de votre train : nous sçavons, Dieu merci, les égards qui sont dus aux Voyageurs d'un certain air, aussi bien que le faste avec lequel il les faut servir ; & nous croirions leur manquer de respect, si nous faisions difficulté de gagner excessivement avec eux : ainsi, Messieurs, reposez-vous sur moi du souper que je vous donnerai ; il sera délicat & extrêmement cher, & même si cher que vous vous en plaindriez, si
Elle nous tint parole ; on ne sçauroit être plus respectés que nous le fumes, c'est-à-dire, ni mieux traités, ni mieux volés.
Deux ou trois jours après, nous arrivames à ce Paris que j'étois si curieux de voir.
Où irons-nous loger ? dis-je à mon guide. Descendez-moi d'abord en quelque endroit, me répondit-il froidement, & puis vous vous ferez mener chez vous.
Qu'appelez-vous, chez moi ? lui dis-je. Est-ce que j'ai une maison ici ? Sans difficulté, reprit-il ; il me semble vous avoir entendu dire que vous en aviez une à ce Paris de là-bas, & par conséquent vous en avez une ici, où vous retrouverez les mêmes figures de domestiques que vous avez laissés dans la vôtre. Ne vous ferez-vous jamais à cette idée-là, que tout se passe dans ce monde-ci comme dans l'autre ?
Et en tenant gaillardement ce discours, je dis au Postillon de nous mener en tel quartier, qui étoit le mien, & de s'arrêter en tel endroit.
Il n'y manqua pas, je vis une rue comme la mienne, je crus voir aussi ma maison ; la porte en étoit ouverte. Je congédiai le Postillon, j'entrai, il n'y avoit personne dans la cour : j'entendois pourtant quelque bruit dans un appartement ; je monte mon escalier, la porte de ma salle étoit entr’ouverte, & la premiere chose que j'apperçois en entrant, c'est la ressemblance de ma Gouvernante qui étoit à table avec trois autres personnes, & qu'en ce moment un jeune homme d'assez bonne
La Gouvernante, de son côté, rioit à gorge déployée. Cette Gouvernante, ou du moins la mienne, étoit une veuve, à peu près de cinquante ans, qui étoit avec moi depuis quatre ou cinq ans, & que mes parens m'avaiont donnée pour avoir soin de ma maison, pour y mettre l'ordre & l'économie convenable : c'étoit, à ce qu'on m'avoit dit, & à ce que j'avois cru moi-même, un vrai trésor dont on m'avoit fait présent.
Jusque-là, je n'avois rien connu de si sérieux que cette femme ; je ne l'avois jamais vu rire, & je pensai la méconnoitre, à l'épanouissement de joye où je la vis.
Elle étoit même parée, ajustée, & mise en femme qui fait cas de sa figure, & qui veut plaire.
Quand je dis que je pensai la méconnoitre, cela ne signifie pas que je la pris pour ma Gouvernante ; je croyois vraiment la véritable bien loin, & ne convins en moi-même que de la par-
Cette femme-ci copie mal celle que j'ai laissée à la garde de ma maison, dis-je à mon guide ; & mon ménage de ce monde-ci n'est pas, à beaucoup près, si bien réglé que celui de là-bas.
Vous vous trompez, me dit-il, il n'y a point ici de fausse copie, & l'on se régale dans votre maison, comme vous voyez qu'on se régale dans celle où nous sommes.
Nous n'étions pas encore rentrés dans la salle, quand nous parlions ainsi. Je m'étois arrêté à considérer toutes ces figures, dont pas une ne m'avoit encore apperçu, & je ne comptois pas déranger beaucoup en me présentant ; car à chaque instant je perdois de vue les raisonnemens de mon guide, & je me regardois toujours comme un inconnu pour tous les gens du Pays où j'étois.
Mais quel fut mon étonnement ! quand j'entrai, de voir ces quatre joyeux convives se lever honteux & décontenancés ; de voir cette madame Marie qui pâlissoit de surprise, & dont le visage, auparavant si réjoui, se cou-
Hélas, mes enfants, leur dis-je à tous, ne vous troublez point ; de quoi vous allarmez-vous ? Je ne suis point un fâcheux.
J'eus beau vouloir les rassurer, il y en eut trois qui s'esquiverent si vîte, qu'à peine les vit-on disparoitre ; il ne resta que cette Marie, qui prononça d'abord quelques mots d'excuse sans suite, en balbutiant & dans la plus sotte contenance. Et puis se remettant un peu :
Monsieur, me dit-elle, c'est mon compere avec qui je me régalois par hasard. Je le vois bien, lui dis-je alors, en prenant un ton plus approchant de celui d'un Maitre, comme pour me divertir de la méprise que je croyois qu'elle faisait, je le vois bien. Mais, Marie, je ne vous avois jamais connu ce compere-là. Il me semble qu'il est bien de vos amis.
Je suis ravi, lui dis-je, de vous voir en si bonne disposition : mais il n'y a pas plus de trois semaines, ce me semble, que vous m'avez écrit que vous étiez malade, languissante, & dégoûtée ; ce qui a fait que je vous ai recommandé d'avoir grand soin de vous, de ne rien épargner pour votre santé, & de chercher à vous ragoûter par tout ce qu'il y auroit de plus propre à vous remettre en appétit. Pourquoi donc feigniez-vous cette langueur & ce dégoût que vous n'aviez pas ?
C'est, ne vous déplaise, me dit-elle, que j'avois envie de me réjouir un peu avec mes amis, pendant votre absen-
Etonné de ce discours, & doutant même si ce n'étoit pas un rêve : mais, lui dis-je, seroit-il possible que vous fussiez ma Gouvernante ? Est-ce bien vous, Marie ? Suis-je chez moi ? Oui, Monsieur, me dit-elle, vous êtes chez vous, & c'est moi qui vous parle, & plût à Dieu, que ce ne fût pas moi ; car je sens bien que cette avanture-ci
Nous en étions-là, quand je vis entrer mon Cocher, qui revenoit yvre, & chancelant.
Comment ! coquin, lui dis-je, je te croyois à ton village ! Ne m'as-tu pas demandé la permission de mettre un de tes amis à ta place pour avoir soin de mes chevaux, parce que tu étois obligé, m'as-tu écrit, d'aller voir ton père qui se mouroit ?
Eh ! pardi oui, me répondit-il, fort naïvement : mais c'est que mon père, avant que de mourir là-bas, est venu me voir ici. C'est pourquoi je n'ai pas mis à ma place d'autre personne que la mienne pour avoir soin de vos chevaux, afin de gagner mon argent moi-même, & d'avoir de quoi boire avec mon père, à vos dépens ; car vous m'avez dit que vous payeriez mon ami, sans rien rabattre de mes gages : & cela est cause que j'ai été mon ami moi-même.