Référence bibliographique: Pierre Carlet de Marivaux (Éd.): "VII. Feuille", dans: Le Cabinet du Philosophe, Vol.1\007 (1752), pp. 373-394, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1257 [consulté le: ].


Niveau 1►

Septiéme feuille

Suite du Monde vrai.

Niveau 2► Metatextualité► Comme c'est ici la suite du dernier Article commencé dans la feuille précédente, nous le continuerons dans cette feuille-ci, sans égard à l'interruption. ◀Metatextualité

Citation/Devise► Mais que gagnerai-je à cela, me direz-vous peut-être ? En me faisant connoître les hommes, vous allez me dégoûter d'eux. Je ne me soucierai plus de leur commerce. Je m'occupe aujourd'hui du soin de mériter leur estime ; il m'est doux de l'obtenir, ou [374] de croire l'avoir obtenue, & je n'en voudrai plus. Je perdrai celle que j'ai pour eux, & qui me fait plaisir. Mon cœur & ma raison rompront avec eux, ne serai-je pas bien avancé ? Non, vous dis-je, laissez-moi comme je suis ; ma condition dans ce monde est de jouir, & non pas de connoître. Je sçais bien en gros que les hommes sont faux ; que dans chaque homme il y en a deux, pour ainsi dire : l'un qui se montre, & l'autre qui se cache. Celui qui se montre, voilà le mien aujourd'hui ; voilà celui avec qui je dois vivre : à l'égard de celui qui se cache, sans doute il aura son tour pour être vu ; car enfin il faudra que tout se retrouve. L'éternité des tems n'est pas toute consacrée au mensonge ; mais ne dérangeons point l'ordre des choses, n'anticipons point sur les spectacles : si de même que nos corps sont habillés, nos âmes à présent le sont aussi à leur maniere, le tems du dépouillement des âmes arrivera, comme le tems du dépouillement de nos corps arrive, quand nous mourons : mais pour aujourd'hui, je m'en tiens à ce que je vois ; gardez vos découvertes ; [375] je ne vous les envie point, & je vous crois fort à plaindre de les avoir faites.

Moi, point du tout, vous vous trompez ; je ne sçaurois vous exprimer le repos, la liberté, l'indépendance dont je jouis. Je n'ai jamais été si content ; je ne me suis jamais diverti de si bon cœur que depuis ma découverte. Je suis à la Comédie depuis le matin jusqu'au soir.

Je vois bien ce qui vous fait peur. Quand vous cesserez d'estimer les hommes, vous ne vous soucierez plus d'en être estimé vous-même, dites-vous, & vous vous imaginez qu'alors il n'y aura rien de si languissant que votre état, que vous périrez d'ennui & de mélancholie ; mais vous êtes dans l'erreur, croyez-m'en sur mon experience.

Vous ne pouvez à présent regarder les choses qu'à travers votre goût, pour le commerce des hommes, qu'à travers la flatteuse idée que vous vous faites de leur estime, qu'à travers tous les intérêts, toutes les passions dont cela vous remue ; & vous êtes comme un amant qui ne voudroit pas qu'on lui [376] prouvât que sa maîtresse est une infidele, une perfide, & qui diroit : laissez-moi ignorer ce qu'elle est, ne me désabusez point sur son compte ; je n'en perdrois peut-être pas l'amour que j'ai pour elle, vous ne m'ôteriez que le plaisir qu'il me fait, & je n'aurois que le désespoir de l'aimer encore, toute indigne que je sçaurois qu'elle en seroit.

Mais ici, il n'y aura rien de tout cela ; vos passions s'en iront, votre amour vous quittera, vous ne le regretterez point ; & à la place du plaisir qu'il vous fait aujourd'hui, vous aurez le plaisir de voir clair, qui dans cette occasion-ci en est un pour le moins aussi sensible.

Car ne vous imaginez pas que vous allez hair le monde, & le fuir quand vous serez éclairé.

Non, cette méchante humeur-là ne vient qu'à ceux qui, dans le cours de leur vie, ont de jour en jour la douleur de voir que les hommes les trompent ; qui de la douleur passent à l'indignation contre ces hommes, de l'indignation vont à la haine, qui enfin les conduit en droite ligne à une misantropie où ils achèvent tristement [377] de vivre, comme s'ils vouloient se punir des torts que les autres ont avec eux.

Cela n'est pas raisonnable, & c'est aussi ce qui ne vous arrivera pas. Je vais instruire votre esprit, sans affliger votre cœur ; je vais vous donner des lumieres, & non pas des chagrins ; vous allez devenir Philosophe, & non pas Misanthrope : & le Philosophe ne hait, ni ne fuit les hommes, quoiqu'il les connoisse ; il n'a pas cette puérilité-là ; car sans compter qu'ils lui servent de spectacle, en qualité d'homme, il est lui-même uni à eux par une infinité de petits liens dont il sent l'utilité & la douceur : mais qu'il tient toujours si aisés à rompre en cas de besoin, que son âme en badine, & n'en n'est jamais gênée : & ce que je vais vous dire vous apprendra à badiner des vôtres, à n'en point avoir de plus incommodes.

Ainsi ne craignez rien : il ne sera ici question, qu'autant que vous le voudrez bien, ni de votre maîtresse, si vous en avez une, ni de vos amis, ni d'aucun de ceux avec qui vous vivez, & à qui le sang & l'amitié vous lient.

[378] Je n'ai point de faits à vous réveler contre ces gens-là. Je n'ai à vous donner qu'une simple relation de mon voyage dans un monde que j'aurois pris pour le nôtre, sans une seule chose qui le distingue, & qui est l'étonnante naïveté avec laquelle les hommes y disent ce qu'ils pensent. Lisez ma relation, ne fût-ce que pour vous amuser.

Je n'avois encore que vingt-sept à vingt-huit ans, quand une lettre que je reçus m'apprit qu'on me faisoit les deux plus cruelles perfidies que pût essuyer un homme de mon âge.

C'était mon meilleur ami qui écrivoit cette lettre à une femme que j'adorois. Sans doute qu'il m'en écrivoit une en même temps, & qu'il se méprit d'adresse sur les deux lettres.

Celle que je reçus étoit courte, en voici les termes :

« Le chevalier, (c'étoit moi) va demain matin à deux lieues de Paris voir notre ami D... Il en reviendra le soir : on m'apporte un billet de lui où il m'invite d'être de la partie ; je vais lui répondre que [379] je le veux bien : mais c'est sans conséquence, & demain matin je serai malade. Je n'ai garde d'y manquer. Ne badinons pourtant point là-dessus : car j'irai passer la journée avec vous, Marquise, & si on meurt de plaisir, je n'en rechapperai pas. Que j'ai d'obligation à D... de ce qu'il est à la campagne ! que j'aime le Chevalier de l'aller voir ! que je le trouve aimable de croire qu'il a votre cœur, de ne sçavoir pas que je vous adore, & que vous le voulez bien. A demain, belle Marquise. »

Et par apostille.

« Si par hazard le Chevalier ne partoit pas demain, il me seroit inutile d'être malade : mais vous n'auriez qu'à l'être pour lui, & vous porter bien pour moi, & je n'y perdrois rien. N'est-ce pas, Marquise ? »

Je devins furieux à la lecture de cette lettre, & sans m'amuser ni à soupirer ni à me plaindre, je sortis pour chercher le Chevalier & lui arracher la vie : projet digne d'un homme qui a perdu l'esprit.

[380] Je le trouvai chez lui, pâle & tenant un billet de la Marquise, où elle l'informoit de la méprise qu'il avoit faite.

Au premier regard que je jettai sur lui, il comprit bien de quoi il était question ; je sçais ce qui vous amene, me dit-il, vous venez de recevoir une lettre qui n'étoit pas pour vous, & vous êtes instruit. Oui, lui dis-je, sans daigner ajouter rien de plus. Sortons.

Il me suivit, nous allames nous battre. Je le blessai, il tomba ; & comme il venoit du monde, je m'enfuis, & le laissai nageant dans son sang.

De là, je me hatai de retourner chez moi, où je donnai quelques ordres, & je pris quelqu’argent. Après quoi je partis, le désespoir dans le cœur, & croyant avoir tué le Chevalier, dont je me reprochois la mort, tout indigne qu'il étoit de vivre. Je quittai la France & me mis à voyager dans les pays étrangers, où je reçus des nouvelles de mon affaire, bien meilleures que je n'en attendois.

Le chevalier n'avoit été que blessé. [381] Ceux que j'avois vu venir à nous, quand je m'enfuis, lui avoient donné du sécours ; il étoit parfaitement guéri, il avoit tu notre combat, & s'étoit dit blessé par un inconnu avec qui il avoit pris querelle.

On me mandoit encore que pendant qu'on avoit travaillé à le guérir, la Marquise, qui étoit veuve, avoit épousé un jeune-homme de bonne Maison que je connoissois, qui n'étoit pas riche, & dont elle avoit presque subitement fait la fortune ; ce qui me fut fort indifferent. Tout mon amour s'étoit épuisé pour elle ; il ne m'en étoit resté qu'une tristesse qui venoit de ne sçavoir plus à qui je pourrois désormais me fier, puisque j'avois été trahi par les personnes qui m'avoient été les plus cheres, & dont j'avois le plus estimé le caractere.

Il ne tenoit donc qu'à moi de revenir en France : mais je sentis que j'avois encore besoin d'en être absent quelque tems, & que je n'étois pas assez fort pour revoir sitôt les lieux, où j'avois éprouvé tant de malheurs.

Je restai donc dans la ville où j'étois alors, & où j'avais fait quelques con-[382]noissances, avec qui je tâchois de me distraire du ressouvenir de mon avanture.

Parmi ceux que je voyois quelquefois, se trouvoit un homme de distinction, étranger comme moi, âgé à peu près de cinquante ans, de très bonne mine, & de la plus belle physionomie du monde.

Il me paroissoit avoir beaucoup d'esprit & de raison, & je m'empêchois de l'aimer ; car je ne voulois plus avoir d'amis. mais je préferois sa compagnie à celle des autres ; & de son côté, malgré la difference des âges, il sembloit se plaire avec moi : de sorte que nous étions souvent ensemble, & je n'avois pu même me dispenser de manger une ou deux fois chez lui.

Je pars après-demain pour ma campagne, me dit-il, un jour que nous nous promenions ensemble ; voulez-vous y venir ? Vous n'avez pas de grandes affaires ici, je pense, & nous y passerons huit jours, plus ou moins, suivant le goût que vous y prendrez.

J'y consentis : il me le proposoit de si bonne grace qu'il n'y eut pas moyen de s'en défendre ; & je lui promis de me [383] tenir prêt pour le jour qu'il avoit arrêté.

Il y avoit déja trois ou quatre jours que nous étions à cette campagne ; quand il me dit : Je vous surprends quelquefois dans des tristesses que je crois étrangeres à votre caractère ; il faut que vous ayez des chagrins : je n'ai pas la curiosité de les sçavoir ; mais j'aurois une extrême envie de vous être bon à quelque chose, & souvent on se soulage à dire ses peines aux gens qui nous aiment.

L'air sincere avec lequel il me tint ce discours me toucha ; je n'y résistai point.

Oui, lui dis-je, vous ne vous trompez pas, j'ai des chagrins : ils sont d'une espece à pouvoir se dire ; & quand la prudence m'engageroit à les cacher, je suis persuadé que je ne risquerois rien à vous les déclarer.

Je suis charmé que vous le pensiez ainsi, me dit-il, & vous me rendez justice. De quoi s'agit-il ?

Là-dessus je lui fis le récit de mon avanture, qu'il trouva aussi cruelle qu'elle l'étoit en effet : Mais ce qui me décourage le plus dans tout ce que je viens de vous dire, ajoutai-je en finis-[384]sant, c'est qu'après ce qui m'est arrivé, je sens que je n'oserai plus aimer personne, & qu'ainsi je dois me condamner à m'ennuyer toute ma vie. Ce n'est pourtant pas le plaisir d'avoir de l'amour que je regrette, on vit bien sans cela : on n'a que faire de maitresse pour être heureux ; mais du plaisir d'avoir un ami, comment s'en passer ? N'est-ce pas être seul dans ce monde, que de n'y avoir pas un cœur, à qui l'on puisse ouvrir le sien ?

Pas un ! ah ! c'est trop dire, me répondit-il : les honnêtes gens sont rares, j'en conviens ; mais il y en a.

Par exemple, vous, Monsieur, n'êtes-vous pas un honnête-homme ? Ne vous garantiriez-vous pas pour tel ? Ne sentez-vous pas bien que vous êtes incapable d'une perfidie ?

Le fond de mon cœur m'en assure, lui dis-je : mais cependant je pardonnerois à quiconque craindroit de se fier à moi, & qui en m'examinant, diroit : il me paroit honnête-homme, & peut-être me trompé-je. Oui, quoique sa méfiance fût injuste, je dirois à mon tour : il est vrai qu'il a tort avec moi ; mais pareille méfiance lui a déja fait [385] ailleurs éviter tant de piéges ; il a eu raison de se tenir sur la réserve avec tant d'hommes qu'il a trouvés faux, & dont il avoit aussi bonne opinion que de moi, que c'est sagesse à lui de ne pas se livrer plus à moi qu'aux autres : il ne sçauroit me connoitre mieux qu'il n'a cru les connoitre : les hommes se contrefont si bien qu'il n'y a rien de sûr avec eux.

Seriez-vous curieux, me dit-il, d'en connoitre qui ne se contrefont point ? Oh ! très-curieux, répondis-je ; mais où sont-ils ? En avez-vous vu de pareils ? Oui, me dit-il, j'ai passé une partie de ma vie avec eux, & ce sera parmi eux que je mourrai. Tel que vous me voyez, ajouta-t-il, j'ai beaucoup voyagé, j'ai fait bien des découvertes ; & celle dont je vous parle, quand on est bien conduit, ne demande pas un long voyage. Voulez-vous que j'en recommence un pour vous ?

Si vous êtes aussi libre que moi, lui dis-je, & que rien ne vous retienne ici, j'accepte votre offre, & nous partirons quand il vous plaira.

Il n'y a point d'homme plus indépendant que moi, me répondit-il ; je suis [386] un étranger qui n'ai ni femme, ni enfans ; je ne me suis arrêté en ce pays-ci que pour y être tranquille ; j'y loue cette maison de campagne où nous sommes, & celle où je loge en ville : il m'est aisé de les quitter toutes deux ; mon bien ne m'oblige à aucune résidence ; mes revenus se portent partout, & je suis tout prêt de vous tenir parole. Retournons demain à la ville, nous nous y fournirons des choses nécessaires pour notre voyage, & nous fixerons le jour de notre départ : mais en attendant, ajouta-t-il, il ne vous sera pas inutile de lire une assez ample relation que j'ai faite de tout ce que j'ai vu dans le monde où je vous conduirai ; venez, elle est dans mon cabinet, & je vais vous la donner tout à l'heure.

Nous allames la prendre ; & il avoit raison de dire qu'elle étoit ample ; on auroit fort bien pu en faire trois ou quatre volumes.

Après qu'il me l'eût mise entre les mains, il tira encore quelques Livres fort rares, qui m'étoient inconnus, & entre lesquels il y en avoit un qui avoit pour titre, l'Histoire du cœur humain.

Si l'Historien, lui dis-je, a possédé sa [387] matiere, ce doit être-là un livre bien instructif.

Nous l'emporterons avec nous, reprit-il : il faut que nous le lisions ensemble ; mettons-le à part, aussi bien que ces autres Livres. Vous y puiserez la connoissance des hommes avec qui nous vivons actuellement ; & vous en verrez mieux ce que ces hommes-là ont de commun avec ceux que nous allons trouver. Il est bon d'être un peu au fait de notre monde, pour juger sainement de l'autre ; & je vous dirai même que tout homme qui nous connoit bien n'a que faire de voyager pour chercher cet autre monde dont je vous parle : il sçait à n'en pouvoir douter qu'il existe ; il croit y être ; il le voit ; & vous éprouverez dans le suite la vérité de ce que je vous dis là.

Ce langage qu'il me tenoit me paraissait obscur : mais je devois avoir l'éclaircissement de ce qu'il me disoit dans le monde où nous allions, & je ne lui demandai pas de s'expliquer mieux.

J'abrege, pour en venir aux faits les interessans de ma relation.

Nous partimes quatre jours après cette conversation, ou pour mieux [388] dire, nous nous embarquames : il auroit pourtant pu nous épargner l'embarquement ; car il n'est pas besoin d'aller sur mer, pour trouver les hommes qu'il avoit promis de me montrer : on va fort bien chez eux par terre ; je le compris après.

Mais il avoit ses raisons pour en user ainsi. Un peu de navigation donnait à notre voyage un air d'importance & de difficulté qui en imposoit à mon imagination, & me persuadoit mieux que je verrois quelque chose de rare & de nouveau.

D'ailleurs cela allongeoit notre chemin, & employoit un temps qu'il me faisoit passer à lire son manuscrit & ses Livres, & à réfléchir tantôt tout seul & tantôt avec lui sur ce que je lisois.

Vos Livres & nos réflexions, lui disois-je de jour en jour, me réconcilient avec les hommes ; leur commerce n'est pas si dangereux que je l'ai cru depuis mon avanture ; il me semble qu'on peut en effet vivre avec eux sans en être la dupe, & qu'il n'est pas si difficile de démêler ce qu'ils sont à travers ce qu'ils paroissent ; c'est faute d'attention & d'expérience que je me suis trompé [389] sur les façons de mon ami, & sur celles de la Marquise.

Vous songez à épouser cette femme-là, Chevalier ; & elle est aimable, je n'en disconviens pas, me disoit-il souvent, de l'air d'un homme qui s'inquiétoit obligeamment de ce qui m'arriveroit : mais qui s'en inquiettoit tant, que je devois sentir que c'étoit un jeu : oui, j'avoue qu'elle est aimable ; mais elle vous aime trop : je n'ai rien vu d'égal à la contrainte où elle vous tient ; sa jalousie est insupportable, & je tremble qu'avec tout son amour vous ne soyez pas heureux avec elle.

Chevalier, je souffre votre ami, disoit de son côté la Marquise ; mais je vous avertis que je le haïrai : il faut absolument que vous l'aimiez plus que moi ; car on ne vous voit ici que quand il veut bien ne vous point mener ailleurs.

Voilà de quelle maniere ils s'y prenoient tous deux, pour m'abuser ; & à présent que j'y songe, est-ce que cela ne signifioit pas qu'ils s'aimoient, & qu'ils travailloient de concert à m'inspirer une confiance aveugle ? Où avois-je l'esprit alors ? car aujourd'hui [390] je n'y serois pas trompé. Les hommes sont faux : mais ce qu'ils pensent dans le fond de l'ame perce toujours à travers ce qu'ils disent & ce qu'ils font.

Vous n'en seriez donc plus la dupe, me dit mon homme ? Non certes, lui répondis-je, grace aux lumieres qui me sont venues & aux réflexions que nous avons faites ensemble. C'est ce que nous verrons en tems & lieu, me dit-il.

Cependant nous continuons notre voyage, & je me trouvois en pays perdu ; car je ne m'orientois pas, je ne sçavois ce que c'étoit que les terres dont nous approchions quelquefois ; & je m'en fiois à mon guide.

A la fin pourtant, nous entrames dans un port & nous débarquames.

A un quart de lieue du port, étoit une Ville très-peuplée, où nous allames loger, & où je fus tout surpris d'entendre parler françois.

Quoi ! lui dis-je, est-ce que nous sommes en France ? Non pas dans la France que vous connoissez, me répondit-il : mais dans celle de ce nouveau monde où je vous mene, & qui est exactement le double du nôtre.

[391] A ce discours je jettai sur mon homme un regard inquiet, & je crois qu'il me passa dans l'esprit que c'étoit un Magicien à qui j'avois affaire.

Quoi qu'il en soit, il sourit de l'inquiétude où j'étois & qui alloit jusqu'à l'émotion. Vous défiez-vous de moi, me dit-il ? non, repris-je ; mais tout ceci me paroit extraordinaire. C'est donc ici le pays où nous allons trouver des hommes vrais.

Oui, me dit-il, nous voici arrivés : Mais tout vrais que sont ces hommes, observez-les avec autant d'attention que s'ils ne l'étoient pas ; méfiez-vous d'eux comme s'ils étoient faux ; servez-vous avec eux des lumieres que vous avez acquises : car quoiqu'ils soient vrais, ils voudroient souvent ne l'être pas ; ils ne le sont par force ; & vous vous apercevrez bien un peu des efforts inutiles qu'ils font d'abord pour se déguiser.

C'étoit en allant à la Ville qu'il me parloit ainsi ; & nous y arrivames un instant après.

A peine y entrions-nous que je vis de loin un homme qui avoit la figure d'un jeune Officier de mes amis, & qui pa-[392]roissoit me regarder attentivement.

Que signifie ce que je vois là, dis-je alors à mon guide ? je jurerois que cet homme-ci est de ma connoissance ; il ressemble trait pour trait à un jeune homme avec qui j'ai vécu dans notre monde, & que je ne crois pas d'humeur à voyager pour faire des découvertes : & ce qu'il y a de singulier, c'est qu'il me semble que celui-ci m'examine à son tour, comme s'il me connaissoit aussi. Apparemment qu'il se méprend.

Ne soyez point étonné de cela, me répondit mon guide : il n'y a pas une figure d'homme, ni de femme dans notre monde, dont vous ne retrouviez ici une copie si exacte, que vous la prendrez pour l'original. Attendez-vous à ce que je vous dis là. Tout ce que vous avez connu de gens chez nous, vous croirez quelquefois les revoir ici trait pour trait ; comme de leur part ils croiront vous connoitre.

Bien plus, c'est que tout ce qui se passe dans notre monde, se passe ici. L'histoire du nôtre, & l'histoire de celui-ci, c'est la même chose.

Quoi ! m'écriai-je, mon avanture avec la Marquise s'est répétée ici, & il [393] y a eu un faux ami avec qui une femme appelée la Marquise de ... a trahi un homme qui me ressemble, & qui s'appelle le Chevalier de ... ? Oui, vous dis-je, me répondit-il ; & encore une fois, il en est ainsi de tout ce qui est arrivé dans notre monde.

A peine achevoit-il sa réponse, que le jeune Officier que j'avois vu de loin accourut à moi les bras ouverts, & vint m'embrasser avec la familiarité permise entre des amis qui se retrouvent.

Eh ! c'est donc toi, mon cher Chevalier, me dit-il ; je te croyois de retour à Paris. J'ai entendu parler de ton affaire, elle a un peu transpiré. Sçais-tu bien que ta maitresse est mariée ? Que je t'aurois donné de bons mémoires sur son compte, si tu m'avois consulté ! Mais tu ne me faisois pas l'honneur de me confier les secrets de ton cœur. Je me marie au reste ; j'étois venu en ce pays-ci pour y faire quelqu’argent d'une petite terre que j'y ai. Le jeu m'avoit ruiné là-bas. A peine ai-je été arrivé, que j'ai entendu parler de la petite personne que j'épouse, qui est jeune, riche & maitresse d'elle, & qui [394] étoit assiégée de tous les Provinciaux du pays qui se la disputoient, avec des graces qui n'ont pas tenu contre les nôtres. On les a congediés, quand j'ai paru ; je m'y attendois : en un mot, je t'invite à ma nôce pour la semaine prochaine, & à venir dès-à-présent diner chez moi, où je veux que tu loges ; & cette après-dinée je te menerai chez ma Conquête, à condition que tu ne me l'enleves pas. Monsieur, lui dit mon guide en riant, vous êtes assurément fort aimable : mais à votre place, je ne lui menerois point un homme fait comme le Chevalier : les femmes sont légeres. Ah ! ah ! ah ! reprit le jeune homme, en souriant aussi, je me connois, Monsieur, & les dangers de cette espèce-là ne me regardent pas ; c'est moi qui les fait courir aux autres. ◀Citation/Devise ◀Niveau 2 ◀Niveau 1