Cita bibliográfica: Pierre Carlet de Marivaux (Ed.): "VI. Feuille", en: Le Cabinet du Philosophe, Vol.1\006 (1752), pp. 352-373, editado en: Ertler, Klaus-Dieter (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1256 [consultado el: ].


Nivel 1►

Sixiéme feuille

Du Stile.

Nivel 2► Metatextualidad► J'entens quelquefois parler de stile, & je ne comprens rien aux éloges, ni aux critiques qu'on fait de celui de certaines gens.

Vous voyez souvent des gens d'esprit vous dire : le stile de cet Auteur est noble, le stile de celui-ci est affecté, ou bien obscur, ou plat, ou singulier. ◀Metatextualidad

Enfin c'est toujours du stile dont on parle, & jamais de l'esprit de celui qui a ce stile. Il semble que dans ce monde il ne soit question que de mots, & point de pensées.

Cependant ce n'est point dans les mots qu'un Auteur qui sçait bien sa langue, à tort ou raison.

Si les pensées me font plaisir, je ne songe point à le louer de ce qu'il a été choisir les mots qui pouvaient les exprimer.

Retrato ajeno► C'est un homme, qui, comme je l'ai [353] déja dit, sçait bien sa langue, qui sçait que ces mots ont été institués pour être les expressions propres, & les signes des idées qu'il a eues ; il n'y avoit que ces mots-là qui pussent faire entendre ce qu'il a pensé, & il les a pris. Il n'y a rien d'étonnant à cela ; & encore une fois, je ne songe point à lui en tenir compte : ce n'est pas là ce qui fait son mérite, & c'est d'avoir bien pensé que je le loue ; car pour les expressions de ses idées, il ne pouvoit pas faire autrement que de les prendre, puisqu'il n'y avoit que celles-là qui pussent communiquer ses pensées.

Cet homme-là au contraire pense mal, ou foiblement, ou sans justesse ; tout ce qu'il pense est outré ; ce que je ne connois que par les mots dont il s'est servi pour me communiquer ses pensées.

Dirai-je qu'il a un mauvais stile ? m'en prendrai-je à ses mots ? Non, il n'y a rien à y corriger. Cet homme, qui sçait bien sa langue, a dû se servir des mots qu'il a pris, parce qu'ils étoient les seuls signes des pensées qu'il a eues.

En un mot, il a fort bien exprimé ce qu'il a pensé ; son stile est ce qu'il [354] doit être : il ne pouvoit pas en avoir un autre ; & tout son tort est d'avoir eu des pensées, ou basses, ou plates, ou forcées, qui ont exigé nécessairement qu'il se servît de tels & tels mots, qui ne sont ni bas, ni plats, ni forcés en eux-mêmes, & qui entre les mains d'un homme qui aura plus d'esprit, pourront servir une autre fois à exprimer de très-fines ou de très fortes pensées. Ce que je dis là est incontestable : il faut seulement un peu raisonner pour le sentir ; mais on ne se met au fait de rien, à moins qu'on ne raisonne. ◀Retrato ajeno

Retrato ajeno► Je suppose une femme qui connoisse toutes les couleurs ; elle imagine un meuble où il en entre quatre. Elle ordonne ce meuble, on le lui apporte. Vous êtes présent, & le meuble ne vous plait point.

Direz-vous à cette femme : cela est mal exécuté, ce ne sont pas là les couleurs que vous deviez employer pour avoir un meuble comme vous l'avez imaginé ? Non, ce ne seroit pas lui parler raison ; car ces couleurs disposées comme elles sont, font bien l'effet qu'elle a imaginé : elle ne pouvoit avoir ce meuble qu'avec ces mêmes [355] couleurs arrangées comme elles le sont.

Et en quoi donc a-t-elle tort ? C'est d'avoir imaginé ce meuble dans ce goût-là ; c'est son imagination qui ne vaut rien, quoique très bien rendue par les couleurs qui sont bonnes. ◀Retrato ajeno

Ces couleurs sont ici comme le style de la chose ; & la chose étant ce qu'elle est, voilà ce que le style en devoit être.

Pour achever d'éclaircir ce que je veux dire, posons quelques principes qui seront aisés à comprendre.

Je les ai quelquefois dit à des gens d'esprit, & même à des femmes ; & je les ai fait convenir que ces discours, qu'on tient sur le stile ne sont qu'un verbiage, que l'ignorance & la malice ont mis à la mode, pour diminuer le prix des Ouvrages qui se font distinguer.

Il s'agit encore ici d'un petit raisonnement : il y sera question d'idées & de pensées, matiere qui a toujours l'air un peu abstraite, & qui effarouche ; mais je n'ai que deux mots à dire, & je tâcherai d'être clair.

Je distingue entre pensée & idée, & je dis que c'est avec plusieurs idées qu'on forme une pensée.

[356] Metatextualidad► Qu'est-ce donc que j'appelle une idée ? Le voici. ◀Metatextualidad

J'ai vu un arbre, un ruban, &c. j'ai vu un homme en colere, jaloux, amoureux ; j'ai vu tout ce qui peut se voir par les yeux de l'esprit, & par les yeux du corps : car pour abréger, je confonds sous le nom d'idée ce qui a corps & ce qui n'en a point, ce qui se voit & ce qui se sent, quoique je sçache bien la difference qu'on y met.

Or, en voyant ces differentes choses, j'ai pris de chacune d'elles, ce que j'appelle l'idée ; il m'en est resté l'image, ou la perception dans l'esprit.

A présent que j'ai l'idée de ces differentes choses qui m'ont frappé, comment ferai-je, quand je songerai à un arbre, pour instruire les autres que je songe à un arbre, ou à une autre chose qui me viendra dans l'esprit, surtout quand elle ne sera pas présente ?

Les hommes entr’eux ont pourvu à cela ; ils ont institué des signes, c'est-à-dire des expressions qui sont les signes de l'idée qu'on a dans l'esprit. On est convenu que le mot d'arbre signifieroit l'idée que nous avons d'un arbre : & dès que je prononce ce mot, on m'entend, & ainsi du reste.

[357] Le nombre des mots, ou des signes, chez chaque peuple, répond à la quantité d'idées qu'il a.

Il y a des peuples qui ont peu de mots, dont la langue est très bornée ; & c'est qu'ils n'ont qu'un petit nombre d'idées : c'est la disette d'idées qui fait chez eux la disette de leur langue, ou de leurs mots.

Il y a des peuples dont la langue est très-abondante ; & c'est qu'il y a parmi eux une grande quantité d'idées, à chacune desquelles il a fallu un mot, un signe.

Ils ont, par exemple, démêlé dans l'homme, dans ses passions, dans ses mouvemens, mille choses qu'un autre peuple n'y a pas vues ; c'est une finesse d'esprit & de vue qui est générale parmi eux, & qui les a obligés d'inventer autant de mots qu'elle leur a procuré d'idées.

S'il venoit en France une génération d'hommes qui eût encore plus de finesse d'esprit qu'on n'en a jamais eu en France & ailleurs, il faudroit de nouveaux mots, de nouveaux signes, pour exprimer les nouvelles idées dont cette génération seroit capable : les mots que [358] nous avons ne suffiroient pas, quand même les idées qu'ils exprimeroient auroient quelque ressemblance avec les nouvelles idées qu'on aurait acquises : il s'agiroit quelquefois d'un degré de plus de fureur, de passion, d'amour, ou de méchanceté qu'on apercevroit dans l'homme ; & ce degré de plus, qu'on n'appercevroit qu'alors, demanderoit un signe, un mot propre qui fixât l'idée qu'on auroit acquise.

Mais je suppose, comme il est peut-être vrai, que nous avons aujourd'hui tout autant d'idées que l'homme sera jamais capable d'en avoir.

Je dis que chacune de ces idées en tout genre a son signe, son mot que je n'ai qu'à prononcer pour apprendre aux autres à quoi je songe,

Nous voilà donc fournis des idées de chaque chose, & des moyens de les exprimer, qui sont les mots.

Que faisons-nous de ces idées & de leurs mots ?

De ces idées, nous en formons des pensées que nous exprimons avec ces mots ; & ces pensées, nous les formons en approchant plusieurs idées que nous lions les unes aux autres : & c'est du [359] rapport & de l'union qu'elles ont alors ensemble, que résulte la pensée.

Penser, c'est donc unir plusieurs idées particulières les unes aux autres.

Je songe aux Charmes d'une femme. Ces Charmes, voilà une idée.

Après cela je songe à une femme, autre idée. Je songe à l’éffet que ces Charmes produisent, autre idée. Je songe à quelque chose d'interieur en moi, sur qui tombe cet effet : encore autre idée.

Mais ce n'est encore là avoir que des idées ; lions-les ensemble, pour en former une pensée quelconque.

Les charmes d'une femme égarent la raison.

Cette pensée n'est encore que dans mon esprit, & n'est pas exprimée. Comment fais-je pour l'exprimer ? Je me sers du mot qui est le signe de chacune de mes idées.

L'idée de Charmes s'exprime par le mot Charmes. L'idée d'une femme, par le mot d’une, & par celui de femme.

L'idée précise que j'ai de l'effet que ces Charmes produisent s'exprime par le mot d'égarer, qui, moyennant la [360] conjugaison que j'en fais, pour marquer le tems, me rend, égarent ; & puis l'idée que j'ai de la chose qui est égarée s'exprime par le mot de raison.

A l'égard du petit mot de les, qui précède celui de Charmes, & du mot de la, qui précède celui de raison ; ce sont encore de petites conjonctions qu'on a imaginées, pour aider à la liaison des idées entre’elles, & dont nous apprenons l'usage, en apprenant les mots.

De sorte que j'ai d'abord eu des idées, qui ont chacune leur mot.

De ces idées j'en ai formé une pensée.

Et cette pensée, je l'ai exprimée, en donnant à chacune de ces idées le signe qui la signifie.

Ainsi, un homme qui sçait bien sa langue, qui sçait tous les mots, tous les signes qui la composent, & la valeur précise de ces mots conjugués ou non, peut penser mal, mais exprimera toujours bien ses pensées.

Venons maintenant à l'application de tout ce que j'ai dit.

Vous accusez un Auteur d'avoir un stile précieux. Qu'est-ce que cela signifie ? Que voulez-vous dire avec votre stile ?

[361] Je vois d'ici un jeune homme qui a de l'esprit, qui compose, & qui, de peur de mériter le même reproche, ne va faire que des phrases : il craindra de penser finement, parce que, s'il pensoit ainsi, il ne pourroit s'exprimer que par des mots qu'il soupçonne que vous trouveriez précieux.

De sorte qu'il rebute toutes les pensées fines & un peu approfondies qui lui viennent, parce que, dès qu'il les a exprimées, il lui paroit à lui-même que les mots propres, dont il n'a pu s'empêcher de se servir, sont recherchés.

Ils ne le sont pourtant pas ; ce sont seulement des mots, qu'on ne voit pas ordinairement aller ensemble, parce que la pensée qu'il exprime n'est pas commune, & que les dix ou douze idées, qu'il a été obligé d'unir pour former sa pensée, ne sont pas non plus ordinairement ensemble.

Mais ce jeune homme ne raisonne pas ainsi : la critique qu'il vous entend faire ne lui en apprend pas tant ; elle ne parle que de stile & de mots, & il ne prend garde qu'à ses mots.

Qu'en arrive-t-il ? Que, pour avoir [362] un stile ordinaire, il n'ose employer que des mots qu'on a l'habitude de voir ensemble, & qui conséquemment n'expriment que les pensées de tout le monde ; car ces mots ne sont d'ordinaire ensemble que parce que la liaison des idées, dont ils sont le signe, est familiere à tout le monde.

Mais si on lui avoit dit : l'Auteur qu'on accuse d'être précieux sçait bien sa langue, & ne péche point dans son stile ; il ne vouloit dire que ce qu'il a dit & il l'a fort bien exprimé : mais ce qu'il a fort bien exprimé, n'est pas bien pensé ; c'est un Auteur dont les pensées sortent du vrai ; qui dans les objets, dans les sentimens qu'il peint, y ajoûte des choses qui n'y sont pas, qui y sont étrangeres, ou qui n'y appartiennent pas assez. Il ne saisit pas les vrayes finesses de ses sujets, il les peint d'après lui, & non pas d'après eux ; il pense subtilement, & non pas finement : il invente, il ne copie pas. Voilà son tort ; voilà ce que la critique qu'on fait de lui devroit vous apprendre, & ce qu'elle ne vous apprend pas.

Elle ne parle que de son stile, où il n'y a rien à redire. Du moins le vice de ce [363] stile, s'il y en a un, n'est qu'une consequence bien exacte du vice de ses pensées.

Qu'elle nous montre donc le vice de ses pensées, & qu'elle laisse-là le style qui ne sçauroit être autrement qu'il est ; car quand cet homme-là pensera mieux, quand il ne mettra rien d'inutile, rien d'outré, rien d'ampoulé, rien de faux dans ses pensées, il n'y aura conséquemment plus de vice dans son stile, & il paroitra s'exprimer fort bien, sans qu'il apprenne pourtant à s'exprimer mieux : car encore une fois, il sçait sa langue, & ne la sçaura jamais mieux qu'il la sçait ; & pour s'exprimer bien, il n'est question que de la sçavoir. Aussi cet Auteur s'exprime-t-il bien, même en pensant mal.

Mais est-il vrai qu'il pense mal ? c'est ce qu'il faut prouver ; & s'il y a un reproche à lui faire, il ne peut tomber que là-dessus, & non pas sur le stile, qui n'est qu'une figure exacte de ses pensées, & qui, peut-être encore, n'est accusé d'être mauvais, d'être précieux, d'être guindé, recherché, que parce que les pensées qu'il exprime, sont extrêmement fines, & qu'elles n'ont pu se [364] former que d'une liaison d'idées singulieres, lesquelles idées n'ont pu à leur tour être exprimées qu'en approchant des mots, des signes qu'on a rarement vu aller ensemble.

Ne seroit-il pas plaisant que la finesse des pensées de cet Auteur fût la cause du vice imaginaire dont on accuse son stile.

Cela se pourroit bien ; & sur ce pied-là, l'homme qui pensera beaucoup donnera souvent beau jeu à ceux qui s'acharnent sur le stile.

L'homme qui pense beaucoup approfondit les sujets qu'il traite : il les pénetre, il y remarque des choses d'une extrême finesse, que tout le monde sentira quand il les aura dites ; mais qui, en tout tems, n'ont été remarquées que de très-peu de gens : & il ne pourra assurément les exprimer que par un assemblage & d'idées & de mots très rarement vus ensemble.

Voyez combien les critiques profiteront contre lui de la singularité inévitable de stile que cela va lui faire. Que son style sera précieux ! Mais aussi de quoi s'avise-t-il de tant penser, & [365] d'appercevoir, même dans les choses que tout le monde connoit, des côtés que peu de gens voyent, & qu'il ne peut exprimer que par un stile qui paroitra nécessairement précieux ? Cet homme-là a grand tort.

Il faudroit lui dire de penser moins, ou prier les autres de vouloir bien qu'il exprime ce qu'il aura pensé ; & de souffrir qu'il se serve des seuls mots qui peuvent exprimer ses pensées, puisqu'il ne peut les exprimer qu'à ce prix-là.

Quand elles seront exprimées, il faudra voir si on les entend.

Sont-elles obscures ? Qu'on lui dise alors : il vous a été permis d'unir telles idées, & conséquemment tels mots qu'il vous a plû, pour former vos pensées ; peu nous importe que telles idées aussi bien que tels mots soient ordinairement ou rarement ensemble : nous ne demandons pas mieux, même, que l'union en soit singuliere, parce que cela nous promet des pensées ou neuves, ou rares, ou fines ; mais vous vous mêlez de faire le grand esprit, d'avoir besoin de cette singularité d'union dans vos idées, [366] & conséquemment dans vos mots, & cela ne vous procure que des pensées qui ne sont pas intelligibles, ou qui peignent les choses autrement qu'elles ne sont, qui y ajoûtent des finesses qui n'y sont pas : pensez donc avec netteté, avec justesse, &c.

Oh ! voilà des reproches serieux, raisonnés & raisonnables, pourvu qu'on en prouve la justice.

Eh ! comment la prouvera-t’on ? en examinant chaque pensée, en voyant si elle s'entend ; car il faut qu'elle soit nette & claire : après cela, est-elle allongée, ou ne l'est-elle pas ? Pourroit-on la former avec moins d'idées qu'elle n'en a qui la composent, & par conséquent l'exprimer avec moins de mots, sans rien ôter de sa finesse, & de l'étendue du vrai qu'elle embrasse ?

Ensuite, est-elle vraye ? l'objet qu'elle peint, regardé dans ce sens-là, est-il conforme au portrait qu'elle en fait ? par exemple :

Cita/Lema► L'esprit est souvent la dupe du cœur. ◀Cita/Lema

C'est M. de la Rochefoucault qui [367] l'a dit : supposons que cela ne fût dit que d'aujourd'hui par quelque Auteur de nos jours. Ne l'accuseroit-on pas de s'être exprimé dans un stile précieux ? Il y a bien de l'apparence.

Pourquoi, s'écrieroit un Critique, ne pas dire que l'esprit est souvent trompé par le cœur ; que le cœur en fait accroire à l'esprit ? c'est la même chose.

Non pas, s'il vous plait, lui répondrois-je ; vous n'y êtes point : ce n'est plus là la pensée précise de l’Auteur ; vous la diminuez de force, vous la faites baisser : le stile de la vôtre (puisque vous parlez de stile,) ne nous exprime qu'une pensée assez commune. Le style de cet Auteur nous en exprime une plus particuliere & plus fine, & qui nous peint ce qui se passe quelquefois entre le cœur & l'esprit.

Cet esprit, simplement trompé par le cœur, ne me dit pas qu'il est souvent trompé comme un sot, ne me dit pas même qu'il se laisse tromper. On est souvent trompé, sans mériter le nom de dupe : quelquefois on [368] nous en fait habilement accroire, sans qu'on puisse nous reprocher d'être de facile croyance ; & cet Auteur a voulu nous dire que souvent le cœur tourne l'esprit comme il veut, qu'il le fait aisément incliner à ce qui lui plait, qu'il lui ôte sa pénétration, ou la dirige à son profit ; enfin qu'il le séduit, & l'engage à être de son avis, bien plus par le charme de ses raisons, que par leur solidité. Cet Auteur a voulu nous dire que l'esprit a souvent la foiblesse, en faveur du cœur, de passer pour raisonnable, pour possible, pour vrai, ce qui ne l'est pas ; & le tout, sans remarquer qu'il a cette foiblesse-là.

Voilà bien des choses, que l'idée de dupe renferme toutes, & que le mot de cette idée exprime toutes aussi.

Or si l'idée de l'Auteur est juste, que trouvez-vous à redire au signe dont il se sert pour exprimer cette idée ?

Il y a des gens qui, en faisant un ouvrage d'esprit, ne saisissent pas toujours précisément une certaine idée qu'ils voudroient joindre à une autre. [369] Ils la cherchent, ils l'ont dans l'instinct, dans le fond de l'ame ; mais ils ne sçauroient la développer, & par paresse, ou par nécessité, ou par lassitude, ils s'en tiennent à une autre qui en approche, mais qui n'est pas la véritable, & qu'ils expriment pourtant bien, parce qu'ils prennent le mot propre de cette idée à peu près ressemblante à l'autre, & en même temps inferieure.

Si Montagne avoit vécu de nos jours, que de critiques n'eut-on pas fait de son stile ! car il ne parloit ni François, ni Allemand, ni Breton, ni Suisse. Il pensoit, il s'exprimoit au gré d'une ame singulière & fine. Montagne est mort, on lui rend justice ; c'est cette singularité d'esprit, & conséquemment de stile, qui fait aujourd'hui son mérite.

La Bruyere est plein de singularités ; aussi a-t-il pensé sur l’ame, matiere pleine de choses singulieres.

Combien Pascal n'a-t-il pas d'expressions de génie ?

Qu'on me trouve un Auteur célebre qui ait approfondi l’ame, & qui dans les peintures qu'il fait de nous [370] & de nos passions, n'ait pas le stile un peu singulier.

De la critique

Je ne suis pas surpris qu'il y ait des gens qui critiquent impoliment, malhonnêtement, injurieusement, & qui ayent recours à ce moyen honteux pour donner quelque débit à leurs Livres : il y a de mauvais sujets dans tous les métiers, (si métier peut se dire ici :) ce qui me surprend, c'est que des Approbateurs puissent accorder un passeport aux insultes que font ces gens-là, & les laissent maltraiter d'honnêtes gens, qu'une critique, de quelque part qu'elle vînt, honoreroit toujours, si elle étoit décente, & qui du moins ont cela de respectable, qu'ils n'ont jamais eu de l'esprit contre personne, tout aisé peut-être qu'il leur seroit d'en avoir, même de plus cruel sans impolitesse, si le plaisir de faire du bruit aux dépens des autres pouvoit être du goût d'un honnête homme.

Je lus l'autre jour ces mots dans [371] je ne sçais quel Livre où l'on parloit d'un Auteur : Son stile est ridicule, il faut le dire hautement.

Je demande si ce n'est pas là parler d'une maniere offensante : de raison, il ne sçauroit y en avoir dans ce verbiage-là, je viens de le prouver. On n'y voit donc qu'une insulte, & une insulte en pure perte pour la raison. Et cette insulte, d'où arrive t-elle jusqu'à la personne sur qui elle tombe ? De l'endroit même par où doivent passer toutes les critiques, pour être purgées de tout ce qui blessera l'honnêteté : en un mot, de chez l'Approbateur, de chez celui à qui la loi a confié le soin de vous garantir de toute offense à cet égard.

Cita/Lema► Le Voyageur dans le Nouveau Monde :

De tous les pays qu'on connoit, il n'en est point assurément de si curieux que celui que j'ai découvert, que j'appelle Nouveau Monde, ou autrement le Monde vrai, & dont je vais faire la relation le mieux que je pourrai.

Par ce Monde vrai, je n'entens pas [372] un monde plus réel que le nôtre, plus véritablement existant ; car de ce côté-là, ce me semble, il n'y a rien à redire au nôtre, & le Pyrrhonien le plus déterminé ne doutera jamais de sa réalité, que par raison de systême, & jamais par sentiment.

Ainsi, par ce mot de Monde vrai, ce sont des hommes vrais que j'entens, des hommes qui disent la vérité, qui disent tout ce qu'ils pensent, & tout ce qu'ils sentent ; qui ne valent pourtant pas mieux que nous, qui ne sont ni moins méchans, ni moins intéressés, ni moins fous que les hommes de notre Monde ; qui sont nés avec tous nos vices, & qui ne different d'avec nous que dans un seul point : mais qui les rend absolument d'autres hommes ; c'est qu'en vivant ensemble, ils se montrent toujours leur ame à découvert, au lieu que la nôtre est toujours masquée.

Metatextualidad► De sorte qu'en vous peignant ces hommes que j'ai trouvés, je vais vous donner le portrait des hommes faux avec qui vous vivez, je vais vous lever le masque qu'ils portent. Vous sçavez ce qu'ils paroissent, & non pas [373] ce qu'ils sont. Vous ne connoissez point leur ame, vous allez la voir au visage, & ce visage vaut bien la peine d'être vu ; ne fût-ce que pour n'être point la dupe de celui qu'on lui substitue, & que vous prenez pour le véritable.

On aura la suite de cela dans les feuilles suivantes. ◀Metatextualidad ◀Cita/Lema ◀Nivel 2 ◀Nivel 1