Référence bibliographique: Pierre Carlet de Marivaux (Éd.): "III. Feuille", dans: Le Cabinet du Philosophe, Vol.1\003 (1752), pp. 282-307, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1253 [consulté le: ].


Niveau 1►

Troisieme feuille

Niveau 2► Autoportrait► J'ai près de soixante ans, & il y en a trente-cinq que je n'ai pas passé un jour, sans écrire quelques réflexions qui me sont venues sur le champ.

Je ne sçais pas ce qu'elles deviendront ; car je ne les donnerai jamais : je ne les estime pas assez pour cela : mais je ne les méprise point non [283] plus ; & si par hazard on les trouve, je suis d'avance d'accord avec ceux qui n'en feront point de cas, & je suis aussi de l'avis de ceux qui les croiront bonnes.

Je ne me souviens point qu'en les écrivant j'aye jamais songé qu'elles seroient lues, sinon à présent qu'apparemment j'y songe, puisque je m'avise d'avertir que je n'y ai pas songé.

Cependant pourquoi les ai-je écrites ? est-ce pour moi seul ? Mais écrit-on pour soi ? J'ai de la peine à le croire.

Quel est l'homme qui écriroit ses pensées, s'il ne vivoit pas avec d'autres hommes ?

Vous verrez que, sans m'en être douté, ce sont aussi les autres hommes qui sont cause que j'ai écrit les miennes ; je n'ai pas eu dessein de les montrer moi-même ; mais je n'ai pas oublié qu'on pouvoit les voir. ◀Autoportrait

Metatextualité► A propos de pensée, il m'en vient une. ◀Metatextualité

Je crois que ceux qui font des Livres les feroient bien meilleurs, s'ils ne vouloient pas les faire si bons ; [284] mais, d'un autre côté, le moyen de ne pas vouloir les faire bons ? Ainsi, nous ne les aurons jamais meilleurs.

Quand un Auteur songe aux lecteurs qu'il aura, assurément il s'efforce de penser de son mieux, pour les satisfaire ; & s'il a naturellement beaucoup d'esprit, il me semble que par là il va écrire les plus belles choses du monde.

Elles seront belles en effet, mais de quelle beauté ? c’est de quoi il s'agit. D'une beauté qui n'est qu'un objet de curiosité pour l'âme, & jamais un profit pour elle : elle ne se méprend point à ces choses-là ; elle les regarde, elle les admire même : elle dit : cela est beau, mais beau à voir, & voilà tout ; elle ne s'y livre point, elle s'y amuse : ce sont d'adroites singeries, d'industrieuses façons de l'Art, qu'elle loue comme intelligente, c'est tout ce qu'elle en peut faire, & elle ne s'y attache point comme sensible.

Je trouve que la plûpart des Prédicateurs ne sont que des faiseurs de pensées, que des Auteurs.

Lorsqu'ils composent leurs Ser-[285]mons, c'est la vanité qui leur tient la plume ; & la vanité a bien de l'esprit. Mais tout son esprit n'est que du babil.

Quand elle rencontre une idée pathétique, elle ne la quitte point qu'elle ne l'ait vuidée de sentiment, pour la remplir de spiritualité ; & de spiritualité, peu de gens en ont : voilà pourquoi les Prédicateurs ne parlent la plûpart du tems qu'à des sourds.

Pour du sentiment, tout le monde en a ; aussi a-t-il la clef de tous les esprits : il n'y a que lui qui les pénetre & qui les éclaire ; il ne trouve point de contradictions ; toutes les ames s'entendent avec lui ; on ne lui fait point de chicanne ; il soumet.

En fait de Religion, ne cherchez point à convaincre les hommes ; ne raisonnez que pour leur cœur : quand il est pris, tout est fait. Sa persuasion jette dans l'esprit des lumieres intérieures, ausquelles il ne résiste point.

Il y a des vérités qui ne sont point faites pour être directement présentées à l'esprit. Elles le révoltent, quand [286] elles vont à lui en droite ligne ; elles blessent sa petite logique ; il n'y comprend rien ; elles sont des absurdités pour lui.

Mais faites les, pour ainsi dire, passer par le cœur, rendez-les interessantes à ce cœur ; faites qu'il les aime : parce qu'il faut qu'il les digere, qu'il les dispose, il faut que le goût qu'il prend pour elles les développe. Imaginez-vous un fruit qui se mûrit, ou bien une fleur qui s'épanouit à l'ardeur du Soleil : c'est là l'image de ce que ces vérités deviennent dans le cœur qui s'en échauffe, & qui peut-être alors communique à l'esprit même une chaleur qui l'ouvre, qui l'étend, qui le déploye, & lui ôte une certaine roideur qui lui bornoit sa capacité, & empêchoit que ces vérités ne le pénétrassent.

On ne sçauroit expliquer autrement la docilité subite de certaines gens, & la prompte conviction qui les entraîne.

Il faut bien qu'il se passe alors entre l'esprit & le coeur un mouvement, dont il n'y a que Dieu qui sache le mystère. Est-ce que la persuasion de l'un [287] seroit la source des lumieres de l'autre ?

En fait de religion, tout est donc ténebres pour l'homme, en tant que curieux ; tout est fermé pour lui, parce que l'orgueilleuse envie de tout sçavoir fut son premier péché : mais le mal n'est pas sans remede ; l'esprit peut encore se reconcilier avec Dieu par le moyen du cœur. C'est en aimant que notre ame rentre dans le droit qu'elle a de connoître. L'amour est humble ; & c'est cette humilité qui expie l'orgueil du premier homme.

Ceux qui connoissent Dieu, parce qu'ils l'aiment, qui sont pénetrés de ce qu'ils en voyent, ne peuvent, dit-on, nous rapporter ce qu'ils en connoissent : il n'y a point de langue qui exprime ces connoissances-là ; elles sont la récompense de l'amour, & n'éclairent que celui qui aime ; & quand même il pourroit les rapporter, le monde n'y comprendroit rien : elles sont à une hauteur à laquelle l'esprit humain ne sçauroit atteindre que sur les aîles de l'amour. Cet esprit humain est à terre, & il faut voler pour aller là.

[288] Ceux qui aiment Dieu communiquent pourtant ce qu'ils en sçavent à ceux qui leur ressemblent ; ce sont des oiseaux qui se rencontrent dans les airs.

Quelles étranges choses que tout cela pour le prophane !

A bien examiner l'esprit de l'homme, à voir les efforts impuissans de sa curiosité, n'est-ce pas un Etre enchaîné, qui voudroit rompre ses fers, & dont l'impuissance est plus un effet d'accident que de nature.

Dans le monde, nous n'avons garde de juger du fond d'une affaire que nous sçavons mal, dont nous ne sommes instruits qu'en partie ; nous trouvons qu'il seroit contre le bon sens d'en décider, quand même elle ne nous regarderoit pas ; nous attendons pour en juger que nous en sçachions davantage : & voilà ce qu'on appelle se conduire avec raison.

Or notre ame & son avenir sont pour nous une furieuse affaire : ceux qui prennent le parti, non seulement de ne pas s'en embarrasser, mais de décider qu'il n'y a qu'à la laisser-là, qu'on ne doit pas s'en inquietter, [289] qu'elle n'aura que telles & telles suites ; qui vous disent qu'ils en sont sûrs, & qui agissent conséquemment à ce qu'ils disent : ces gens-là sçavent donc le fond de cette grande affaire.

Ne seroit-ce pas qu'on croit toujours être assez bien instruit de ce qu'on ne se soucie guere de sçavoir.

Car pour être au fait de cette affaire, ou du moins pour en connoître l'importance, que de choses faut-il sçavoir que nous ne sçavons pas, dont la premiere est Nous, qui sommes une énigme à nous-mêmes !

Et d'un autre côté, combien aussi sçavons-nous de choses là-dessus, qui nous font soupçonner l'importance de celles que nous ne sçavons pas !

Quand un Ministre d'un puissant Empire fait quelque grand mouvement, & que nous le voyons prendre de certaines mesures, sur les motifs desquelles il garde le secret, qu'est-ce que cela signifie, disons-nous. A quoi cela aboutira-t-il ? Quel est son projet ? car nous concluons sur le-champ qu'il en a un qui est particulier, & qui aura des suites.

[290] Or, regardez l'homme ; & fait comme il est, voyez s'il n'y a pas lieu de demander : Qu'est-ce que Dieu en veut faire ? Y eut-il jamais d'ouvrage qui annonçât tant de dessein, qui donnât matiere à de si grandes conjectures que son ame ?

Voilà comment nous raisonnerions, si nous pouvions nous séparer de nous-mêmes, & nous considerer dans l'homme. Mais nous nous familiarisons tellement avec ce que nous sommes ; il nous est si naturel d'être Nous, & d'aller avec notre étonnante façon d'être, que nous ne prenons point garde à ce qu'elle est, ni à ce qu'elle peut signifier.

On a beau nous crier : regardez-vous. L'habitude de nous voir est formée ; nous sommes nous-mêmes le prodige dont il est question, nous vivons avec lui. Le moyen que nous le remarquions ! nous sommes plus pressés d'aller, de jouir de nous, que de nous voir.

Y a-t-il rien de plus singulier que nous ? D'une part, un corps qui occupe si peu de place, qu'on a tant de peine à transporter.

[291] Et de l'autre, un esprit qui va si loin, qui se transporte où il veut, qu'aucun éloignement d'un lieu à un autre n'arrête, qui franchit tous les espaces en un instant, qui mesure les Cieux, qui se rend présents l'avenir & le passé. Joignez à cela cette masse d'idées dont il est capable, où entrent, celle d'un Dieu, celle de l'Infini, de l'Immortalité, d'Eternité, & de mille autres choses de ce genre, qui seroient si superflues, si mal assorties à la condition d'une créature destinée à ne faire que passer.

Si les femmes y pensoient bien, elles rougiroient des égards & du respect que nous avons pour elles ; mais leur amour propre en jouit, sans en approfondir les causes.

Une femme en colere dit des injures à un homme du monde, & il ne lui en répond point, parce qu'elle a droit de pouvoir les lui dire impunément ; mais il a droit, lui, de les mépriser, & cela est bien humiliant pour elle.

Metatextualité► Nous interrompons ici les pensées de l'Auteur, pour mettre le Lecteur au fait des scenes, ou des Dialogues, que nous allons lui donner, & qui sont [292] une suite des papiers que nous trouvons dans la Cassette. Ce morceau porte pour titre : ◀Metatextualité

Citation/Devise► Le chemin de la Fortune.

Il faut qu'on se représente une belle campagne, & dans l'enfoncement un beau Palais, auquel on ne peut aborder, qu'en sautant un large fossé. On voit sur les bords du fossé de petits Mausolés.

Lucidor, arrivant d'un côté, en mauvais habit.

La Verdure, arrivant aussi.

Lucidor à part, voyant la Verdure.

Me voici, je pense, sur les terres de la Déesse Fortune, ne seroit-ce pas un homme de ces cantons-ci ?

La Verdure, à part.

Si ce Gentilhomme-ci ne cherche pas la Fortune, il a plus de tort qu'un autre ; car il me paroît en avoir affaire. Sachons ce qu'il veut.

Il salue Lucidor.

Monsieur, je suis votre serviteur : vous êtes étranger sans doute ?

[293] Lucidor.

Oui, très étranger, sur-tout en ce pays-ci, comme vous le voyez à ma parure.

La Verdure riant.

C'est ce qui me sembloit.

Lucidor.

Et vous, n'êtes-vous pas d'ici ?

La Verdure.

Non, j'y arrive.

Lucidor.

A votre habit, je vous aurois pris pour un naturel du pays.

La Verdure.

Pas encore, je tâcherai de m'y faire naturaliser ; & vous aussi, sans doute ?

Lucidor.

Oui, si je puis. Mais n'est-ce pas là le palais de la Fortune ?

La Verdure.

Sans doute ; & si ce n'est pas le sien, ce seroit du moins celui de quelqu'un de ses parens, ou de ses meilleurs amis : car voilà qui est superbe.

Lucidor.

Mais nous ne remarquons pas une chose ; c'est que nous sommes entou-[294]rés de petits Mausolées, & qui ont chacun leur Epitaphe.

Lisons… Cy gît la fidélité d'un ami.

La Verdure.

Qu'est-ce que cela veut dire ? Est-ce que la fidélité de cet ami est morte là, de son vivant à lui ?

Lucidor.

Apparemment que c'est dans ce sens-là qu'il faut l'entendre, & que cela marque un ami devenu traître.

La Verdure.

Parbleu, c'est domage de la défunte ! Continuons. Cy gît la parole d'un Normand.

C'est toujours manque qu'il en avait une. Lucidor.

Voici qui est plaisant : Cy gît la Morale d'un Philosophe, & le Désintéressement d'un Druide.

A ce je vois, il y a ici une furieuse mortalité sur les Vertus.

La Verdure.

Ah ! c'est que les Vertus ont la vie courte.

Lucidor.

Cy gît l'innocence d'une jeune fille.

La Verdure.

Et plus bas : Cy gît le soin que sa [295] mere avoit de la garder. Plus bas encore : Cy gît la peine qu'elles avoient à vivre.

Lucidor.

Il valoit mieux être sobre. Ce que nous lisons là ne me présage rien de bon pour ceux qui viennent ici.

La Verdure.

Oui, tous ces défunts-là méritent qu'on les regrette ; ils étoient d'un assez bon commerce : mais que nous importe ? Ce qui est mort est mort. Avançons, pour aller au Palais de la Fortune.

Lucidor.

Allons.

Autre scène

Le Scrupule, sortant d'un petit Bois, les arrête.

Halte-là, Messieurs ; n'allez pas si vîte, prenez garde à ce fossé qui vous ferme le passage.La Verdure.

Par la sambleu, je ne l'avois pas vu, & si vous ne m'en aviez pas fait peur, je l'aurois peut-être sauté [296] sans réflexion ; à présent je n'oserois.

Le Scrupule.

Vous ne pouvez le sauter que malgré moi.

Lucidor.

Et qui êtes-vous ?

Le Scrupule.

Je m'appelle le Scrupule.

La Verdure.

Le Scrupule ! Eh ! comment n'êtes-vous pas gîté avec tous ces Messieurs ! car vous êtes à peu près de la même espece : gageons que votre emploi est de rendre poltrons tous ceux qui se présentent ici.

Le Scrupule.

Je les dégoûte autant que je puis de l'envie de faire ce saut-là, qui est d'une dangereuse conséquence ; mais malheureusement il y en a peu qui me croyent.

Lucidor.

Pour moi, je vous en crois, & m'en voilà dégoûté.

La Verdure.

Oh! parbleu, non pas moi ; je ne prétens pas que vous m'arrêtiez, & je sauterai : Garre.

Il pousse le Scrupule.

[297] Le Scrupule l'arrêtant. Doucement.

La Verdure.

Retirez-vous, vous dis-je.

Le Scrupule.

Je vous en empêcherai.

La Verdure.

Ma foi, Monsieur le Scrupule, je vous sauterai vous-même.

Le Scrupule.

Tant pis pour vous.

La Verdure.

Enseignez-moi donc quelque détour pour aller chez la Fortune.

Le Scrupule.

Tenez, prenez par là, c'est le chemin de l'honneur.

La Verdure.

Bon ! le chemin de l'honneur! Appelez-vous cela un détour ? le joli voyage qu'il nous conseille ! sans compter que par ce chemin-là nous allons tourner le dos à celui de la Fortune.

Le Scrupule.

J'en conviens : mais quelquefois il conduit bien, & on ne risque rien en le prenant.

La Verdure.

Ce vieux rêveur se mocque de nous ; [298] nous avons affaire à droite, & il veut nous mener à gauche : Garre encore une fois, que je ne saute.

Il fait des efforts : le Scrupule le retient par un bras, & il ne sçaurait franchir le fossé.

Il n'y a pas moyen, depuis que ce personnage-là m'a parlé ; je n'ai pas le courage de prendre ma secousse : je n'ai jamais été si pesant.

Autre scène

Les personnages susdits, une dame qui paroît.

La Dame.

D'où vient donc le bruit que j'entends ?

Le Scrupule se retirant.

C'est la Cupidité, & je fuis.

La Dame.

Que demandez-vous ? Est-ce que vous voulez passer de ce côté-là ?

La Verdure.

Oui, Madame, & voici un saut qui m'épouvante, tout la Verdure que je suis.

[299] La Dame.

Vous êtes pourtant de métier à être dispos : mais vous avez sans doute parlé au bon homme Scrupule : il est toujours aux environs de ces lieux-ci ; & cette pesanteur qui vous tient est un fruit de sa conversation.

Lucidor.

Il étoit avec nous tout à l'heure.

La Dame.

Vraiment ! vous n'avez qu'à l'écouter, il vous menera loin. (A la Verdure.) Donnez-moi la main, je vous aiderai à sauter.

La Verdure lui présente la main timidement, puis la retire à plusieurs fois, & dit en riant :

Eh, eh, eh ! Je n'oserois, il faut que j'y rêve encore : j'ai des réflexions qui m'engourdissent.

La Dame.

A vous, des réflexions ! vous n'y pensez pas, Mons de la Verdure. Vous ne méritez ni le nom, ni l'habit que vous portez ; vous les déshonorez tous les deux, & votre camarade sera plus raisonnable. Allons, Monsieur, suivez-moi.

Lucidor.

Non, Madame, vous m'en dis-[300]penserez, s'il vous plaît.

La Dame.

Quoi, des réflexions dans cet équipage-là !

Lucidor.

Mon équipage n'est point un crime, & cela me console : d'ailleurs le Scrupule nous a dit qu'il y avoit un autre chemin, & j'aime mieux le prendre, tout long qu'il est.

La Dame riant.

Ah, ah, ah ! Oui, il est un peu long ; & on y court pas la poste. N'est-ce pas-là de jolis gens pour y regarder de si près? adieu, Messieurs les chercheurs de fortune sur le chemin de l'honneur ; vous y trouverez des gîtes un peu maigres : mais vous avez l'air d'être faits à la fatigue.

La Verdure l'arrêtant.

Eh ! Madame, encore un moment par charité, ne vous en allez pas si-tôt ; tenez, je suis trop fâché d'être si poltron, cela ne durera pas : faites-moi encore un petit mot d'exhortation, donnez-moi du cœur.

La Dame.

Eh ! vous devriez déjà être dans l'anti-chambre de la Fortune.

[301] La Verdure.

Cela est vrai, dans son cabinet peut-être.

Lucidor.

Avant que de vous en aller, Madame, voudriez-vous bien nous dire ce que c'est que toutes ces Vertus enterrées ? Que sont devenus les possesseurs de ces Vertus-là ? sont-ils morts avec elles ?

La Dame.

Non, vraiment, & ils ne s'en portent que mieux de ne les avoir plus. Ce sont elles qui leur rendoient la vie difficile, & qui les empêchoient de sauter ce fossé.

Lucidor.

Cela est bon à sçavoir.

La Verdure.

Vous verrez que ce sont mes vertus qui m'appesantissent aussi, & qu'il faudra que je me mette à la légere & pourpoint bas.

Lucidor.

Mais sur ce pied-là, concluons, Madame. Il n'est donc passé de l'autre côté qu'un ami perfide ; qu'un Philosophe lâche & corrompu ; qu'un dévot hypocrite ; que des femmes effrontées [302] & sans mœurs, comme je l'apprends là ; qu'un mari sans cœur, comme je lis ici ; qu'une jeune fille sans pudeur avec son indigne mère ; voilà tout ce que vous avez de l'autre côté & cela ne fait pas bonne compagnie. Je ne suis pas tenté d'augmenter le nombre de ces personnages-là.

La Dame.

Ces personnages-là ont meilleure mine que vous, mon petit Monsieur : ils n'ont que faire de vous, & ne manqueront pas de camarades : il y aura plus de presse à être de leurs amis que des vôtres ; & quand on est si délicat, ce n'est pas la peine de se présenter ici : la Fortune n'y tient point école de Morale, & vous n'avez qu'à porter vos haillons ailleurs.

La Verdure.

Eh, jarni, commençons par devenir riches, pour avoir le moyen d'être honnêtes gens : tout ce que nous voyons là, peut-être que nous l'entendons mal.

La Dame riant.

Il l'explique à la maniere du Scrupule.

La Verdure.

Et le Scrupule est trop scrupuleux.

[303] La Dame.

Ces petits écrits qui nous environnent sont de sa façon & il ne les y met que pour épouvanter les sots.

La Verdure.

Je le crois volontiers.

La Dame.

Sans doute : quand quelqu'un est déterminé à franchir le Fossé, & qu'il a de petites vertus incommodes qui ne sçauroient le suivre, il les laisse-là. Le Scrupule vient & les ramasse, & leur dresse malicieusement ce grotesque Mausolée que vous voyez, & que les gens sensés ne regardent pas. Mais j'entends une symphonie qui nous annonce que la Fortune arrive, pour donner ses Audiences à tous les poltrons comme vous, qui refusent de sauter : il y a déja ici plusieurs personnes qui l'attendent ; si vous voulez lui parler, que l'un de vous se retire, & que l'autre reste.

Lucidor.

Comme je ne suis pas pressé, je cede le pas à Monsieur la Verdure ; il me paroît vouloir être expédié.

La Verdure.

Oui, je crois que je m'épargnerai le détour ; je sens que mes scrupules ti-[304]rent à leur fin, & qu'ils auront bientôt leur petit Mausolée.

Ici la Fortune arrive & se place sur un Thrône. Plusieurs personnes l'abordent, & entr’autres une jeune femme nommée Clarice qui s'avance, & à qui une des suivantes de la Fortune dit d'approcher.

La Suivante.

Venez, Madame, approchez, & saluez bien profondément la Déesse ; encore plus bas, vos réverences ne sçauroient être trop humbles : que demandez-vous ?

Clarice.

Quelques faveurs de la Fortune qui ne m'en a jamais accordé.

La Suivante.

Jamais, cela est difficile à croire : vous êtes trop jeune & trop aimable ; & la Fortune ne sçauroit vous avoir négligée autant que vous le dites : mais peut-être n'avez-vous pas profité de tout ce qu'elle a fait pour vous ?

Clarice.

J'ai pourtant pris toutes les mesures qui pouvoient m'obtenir ses bontés.

La Suivante.

Voyons, qui êtes-vous ?

Clarice.

La veuve d'un des plus honnêtes [305] hommes du monde, qui m'a laissée sans bien, & qui a toujours eu du malheur dans tout ce qu'il a entrepris.

La Suivante.

Ah ! que voulez-vous ? quand on a le plaisir d'être le plus honnête homme du monde, il ne faut guere s'attendre au plaisir d'être heureux : on ne sçauroit avoir tant de plaisirs à la fois. Mais à votre âge, faite comme vous êtes, comment vivez-vous ?

Clarice.

Oh ! d'une maniere irreprochable. Je défie la médisance de pouvoir attaquer ma conduite.

La Suivante.

Fort bien, vous êtes donc très retirée.

Clarice.

Autant que la plus rigide vertu l'exige. Je ne vois point d'homme chez moi, & quand il y en a quelqu'un qui m'aborde ailleurs, je lui parle avec une réserve, avec une modestie qui doit certainement m'attirer son estime, & même son cœur, s'il est vrai que je sois aimable, comme je l'ai souvent entendu dire.

La Suivante.

A merveille: & avec tout le soin que vous [306] prenez de fuir les hommes, il ne s'en présente pas un.

Clarice.

Pas un seul.

La Suivante.

Est-il possible ?

Clarice.

Pas un, du moins qui parle de mariage.

La Suivante.

Ah ! la beauté indigente dans la plus honnête femme du monde a encore ce malheur-là ; presque personne ne l'épouse.

Clarice.

Vraiment ! si je voulais des Amans, j'en trouverois de reste,

La Suivante.

Et des Amans riches ?

Clarice.

Opulens & même généreux : mais qu'est-ce que j'y gagne ? Ces Amans si riches n'ont que de l'amour pour moi.

La Suivante.

Eh ! que voulez-vous donc ? qu'ils ayent de la haine ?

Clarice.

Je veux dire qu'ils ne sont qu'amoureux, & point tendres : ils ne pensent point sérieusement, ils ne se proposent que de m'aimer.

[307] La Suivante.

Mais la proposition est galante.

Clarice.

Oui : mais ils veulent bien de moi, & non pas de ma main ; ils ne soupirent pas dans les regles.

La Suivante.

Ah ! oui-da, je vous comprends. Eh! Bien ?

Clarice.

Eh bein ! je viens prier la Fortune de me procurer un mari qui me mette à mon aise, au lieu de tant d'Amans dont les intentions m'offensent.

La Fortune qui de dessus son Thrône a entendu tout ce dialogue, se lève & dit :

Ah ! quel verbiage ! Renvoyez cette femme-là, renvoyez-la : elle tient des discours d'une fadeur, d'une platitude qui me donne des vapeurs. ◀Citation/Devise ◀Niveau 2 ◀Niveau 1