Référence bibliographique: Pierre Carlet de Marivaux (Éd.): "XXV. Feuille", dans: Le Spectateur français (Marivaux), Vol.1\025 (1752), pp. 351-368, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1250 [consulté le: ].


Niveau 1►

Vingt-cinquiéme Feuille

Niveau 2► Metatextualité► J’ai déja averti que je continuerois à donner l’histoire de l’Inconnu, sans faire aucun préambule, ainsi j’entre d’abord en matiere.

Niveau 3► Récit général► Ma sœur le quitta là-dessus, & je la suivis en examinant la contenance de ce jeune homme ; il me parut qu’il étoit extrêmement embarrassé, & en effet il devoit l’être : c’est un mauvais quart d’heure à passer pour un homme riche & vicieux, que d’essuyer en pareil cas le dédain d’honnêtes gens, pauvres comme nous l’étions : je crois qu’il se trouve bien petit devant eux, qu’il se sent bien lâche, & que leur indigence & leur vertu le rendent bien honteux de ses vices & de son opulence ; car enfin, il n’a rien à répliquer ; tout ce qu’il pourroit faire, ce seroit d’être effronté : mais j’ai toujours remarqué que les gens qui n’ont point une certaine pudeur dans leurs mœurs, une sorte de génerosité dans leurs sentimens, ne sçauroient s’empêcher d’avoir honte devant les personnes vertueuses qui les méprisent.

Cela viendroit-il seulement de ce qu’on rougit toujours d’être méprisé, sans qu’il s’ensuive pour cela qu’on soit méprisable ? Je n’en sçais rien : mais je pancherois à croire que le vice brutal a en lui-même quelque chose de laid, qui demande qu’on lui fasse grace, quelque chose de contraire à la fierté de l’ame : fierté qui a fait que les hommes quelconques ont mis en honneur certains sentimens naturels, & qu’ils en ont proscrit d’autres comme humilians pour eux, malgré le plaisir qu’ils en pouvoient tirer.

Ce que je dis-là de la laideur du vice, bien des gens le combattront sans doute, & il me semble voir à peu près ce qu’ils pourroient dire : mais il seroit trop long de donner à mon raisonnement toute son étendue, & en cas que je me trompe, j’aime mon er-[352]reur ; la Morale y gagne plus que la Métaphysique n’y perd, & il siéra bien à tous les honnêtes gens de se tromper comme moi.

Quoi qu’il en soit, nous nous éloignames de ce jeune homme, dont je ne parlai plus à ma sœur, qui assurément avoit quelque penchant pour lui ; & trois jours après, la vente de notre maison faite, nous nous en retournames au Couvent qu’elle avoit choisi, & où je la laissai pour m’en aller en même tems à Paris ; car la Dame, à qui nous avions vendu notre maison, devoit y entrer le même jour : & j’avois pris toutes mes mesures pour partir à l’instant que j’aurois quitté ma sœur.

Je la quittai donc ; nous nous embrassames à la porte du Couvent : de là elle se rendit au parloir, où je la revis encore, & où je lui parlai bien moins que je ne pleurai.

Elle n’oublia rien pour me consoler de notre séparation, pour me la faire juger moins douloureuse, moins durable que je ne pensois ; elle-même s’efforçoit de n’en paroître pas si touchée que moi : elle esperoit bien me revoir, [353] disoit-elle ; elle en étoit sûre ; elle ne pleuroit pas comme moi, mais elle retenoit ses larmes : elle en répandoit malgré elle, & je voyois que ma situation la pénetroit de tristesse ; elle me regarda souvent sans avoir la force de me rien dire.

Car enfin que devenois-je après l’avoir quittée ? quel étoit mon sort ? moi qui sortois d’entre les mains d’un pere qui m’avoit conduit, sous les yeux de qui j’étois doucement accoutumé à vivre, sur qui je me reposois de ma sûreté, du soin de ma personne, & qui en tout ce qui me regardoit avoit pensé, délibéré pour moi ; qui, dans toutes les peines que je lui avois données, ne m’avoit demandé ; pour ma part, que d’être docile aux conseils que sa tendresse lui inspiroit pour moi : ce pere n’étoit plus, & ma sœur qui depuis sa mort me sembloit l’unique personne à qui je fusse encore quelque chose, qui empêchoit que je ne fusse absolument seul dans le monde, enfin dont la compagnie avoit soulagé mon imagination étonnée de tous les malheurs qui nous étoient arrivés, j’allois aussi la perdre, [354] cette chere sœur ; & dans une heure il n’alloit plus me rester que moi pour moi-même, & qu’est-ce que c’étoit que moi ?

Je succombois sous toutes ces idées-là ; je me croyois perdu ; je craignois tout, sans sçavoir pourquoi, sans avoir d’objet fixe ; je me regardois comme un homme entouré de périls, & mon esprit étoit dans un étourdissement qui me faisoit des monstres de tout ce que je voyois.

J’avois plus de cent lieues à traverser pour arriver à Paris ; ce n’est rien que cela pour un homme qui a quelque usage de la vie : mais quel voyage pour un homme de mon âge, qui n’avoit jamois vu plus de six lieues d’étendue ! que de mouvemens à se donner ? & quel objet d’épouvante que tous ces mouvemens pour qui ne connoît rien, & qui sort d’une éducation aussi paisible que l’avoit été la mienne.

Mais il n’y avoit plus moyen de reculer ; il falloit partir : je répetai vingt fois les derniers adieux ; je finis enfin, & je me retirai. Comme ma sœur avoit contraint sa douleur pendant notre entretien, quand je l’eus [355] quittée, j’entendis en sortant du parloir qu’elle s’étoit évanouie ; je me retournai & je la vis entre les bras d’une Religieuse qui avoit été présente, & qui appeloit du secours : je fus tenté de rentrer, sans autre dessein que celui de la voir encore, & de m’arrêter là aussi long-tems que je le pourrois ; mois la crainte de n’avoir plus la force de partir après me retint : je me hâtai donc de me retirer, ou plutôt je m’arrachai de ce lieu, & je montai vîte à cheval avec un serrement de cœur, qui, dans les circonstances où je me trouvois, est un des plus pénibles états que l’on puisse imaginer.

Me voilà donc en chemin, âgé de dix-huit ans, n’ayant pour tout bien qu’une somme d’argent assez médiocre, quittant un Païs où j’étois né, d’où je n’étois jamais sorti, & où je ne laissois personne qui pût se ressouvenir de moi, qu’une sœur, qui étoit morte pour le monde, & que, suivant toute apparence je ne reverrois jamais.

D’un côté, je voyois le Couvent qui l’enfermoit pour toujours ; de l’autre, [356] dans la campagne, je voyois l’endroit où mon pere & ma mere venoient d’être si récemment, & presque coup sur coup, enterrés tous deux.

Leur fils autrefois l’objet de leurs soins & de leur complaisance, sans secours, maintenant sans experience, & comme un enfant sans aveu, traversoit en fugitif cette campagne, qui ne lui offroit plus de retraite, & s’en alloit servir de jouet à la fortune.

Je passois par des lieux où je m’étois promené avec mon père ; & comme on se parle quelquefois : nous nous arrêtions souvent ici, me disois-je ; nous nous sommes souvent assis dans cet endroit : je m’y ressouvenois même des discours qu’il m’avoit tenus ; je croyois encore entendre sa voix : mon fils, ce nom si tendre qu’il avoit coûtume de me donner, frappoit encore mes oreilles : hélas ! c’en étoit fait, personne ne devoit plus m’appeller ainsi ; je n’étois plus sur la terre qu’un malheureux inconnu ; je n’avois plus que des ennemis dans le monde : car n’y tenir à qui que ce soit, c’est avoir à y combattre tous les hommes, c’est être de trop par tout.

[357] Cependant j’avançois : ma douleur & ma tristesse s’augmentoient à mesure que je m’éloignois davantage ; je me retournois à tout moment ; je craignois d’avancer ; je ne pouvois renoncer à des objets qui me tuoient, & je mourois de penser que bientôt je ne les verrois plus.

Enfin je m’éloignai tant que je les perdis de vue ; il se fit alors un changement en moi : je n’avois été jusque-là que triste & attendri sur moi-même ; je n’avois songé à rien qu’à nourrir ma tristesse de tout ce qui pouvoit me la rendre plus sensible : mais quand je me vis hors de la portée de ces objets qui m’étoient si chers, & que l’éloignement où je me trouvois eut rompu, pour ainsi dire, le commerce que mes yeux & mon cœur aimoient à avoir avec eux, je fus à l’instant saisi de je ne sçais quel esprit de défiance & de courage, qui me rappella tout entier pour moi-même, & me rendit l’objet unique de toutes mes attentions : je regardai les périls que je croyois courir, moins pour les craindre, comme j’avois foit auparavant, que pour [358] prendre garde à moi ; ma timidité me donna des forces, & je marchai armé d’une précaution soupçonneuse qui veilloit à tout, & qui me tenoit toujours en défense.

Comme je ne sçavois pas le chemin, je le demandois assez souvent aux personnes que je rencontrois : mais seulement à ceux qui n’avoient pas la mine d’abuser de mon ignorance ; & quand je voyois de certains visages, de certaines figures équivoques, j’aimois mieux m’égarer que de leur exposer mon embarras : j’avois peur que cela ne les mît au fait de ma situation, & qu’ils ne devinassent que j’étois un jeune homme abandonné, qui voyageoit sur la bonne foi du passant ; ce qui auroit pu les tenter de faire un mauvais coup. Je poursuivois donc sans rien dire, & fournis ainsi ma premiere journée, sans d’autre inconvénient que celui d’avoir fait quelques lieues de plus qu’il ne falloit.

Niveau 4► Récit général► J’en devins un peu plus hardi le jour d’après, & j’arrivai dans un Village qui n’avoit qu’une hôtellerie où j’entrai.

[359] Je n’y rencontrai de voyageur qu’un homme vêtu simplement, dont la physionomie me parut bonne ; il se chauffoit dans la cuisine de l’auberge, en attendant qu’on lui eût préparé de quoi souper.

Il me fit honnêteté, & s’entretint avec moi. Nous sommes seuls, me dit-il, voulez-vous, Monsieur, que nous soupions ensemble ? j’y consentis, & comme il y avoit deux lits dans la chambre qu’on lui avoit donnée, l’hôtesse nous pria de vouloir bien y coucher tous deux, parce que ce jour-là, disoit-elle, il lui venoit pour l’ordinaire des équipages qu’il falloit loger. Là-dessus nous nous regardames un instant l’Inconnu & moi, & comme nous vimes que nous hésitions un peu tous deux, cela nous rassura ; car hésiter alors, c’étoit mutuellement nous faire sentir que nous étions d’honnêtes gens : ainsi nous répondimes que nous le voulions bien.

On porta donc ma valise dans cette chambre, & nous allions y monter pour y souper, quand il entra dans la cour une choise de poste escortée [360] de quelques domestiques à cheval. De la chaise sortit un gros Bénéficier qui revenoit, à ce qu’on nous dit, d’une Abbaye considerable qu’il avoit à dix lieues de ce Village.

Toute l’auberge se mit en mouvement à son arrivée : hôtesse, servantes ; valets d’écurie, tout alla rendre hommage au train prophane, & environner la chaise, comme pour remercier le maître de son nombreux équipage & des apprêts qu’exigeoit sa friandise. Pour lui, il descendit de sa chaise d’un air sûr, en homme qui ne tromperoit pas les gens dans leur calcul, & qui satisferoit aux respects intéressés qu’on lui rendoit.

Nous montames ensuite à notre chambre pour souper. Nous fumes très-mal servis : on nous avoit comme oubliés : nous n’eumes rien qu’à force de cris ; & chaque chose dont nous avions besoin ne nous fut apportée que l’une après l’autre.

Voilà comme cela va dans le monde : tous les hommes, les uns envers les autres, ressemblent à notre hôtesse ; ils prodiguent tout à celui qui a [361] beaucoup, négligent celui qui a peu, & refusent tout à qui n’a rien. Caractere de cœur maudit, qui ne laisse aucune ressource honnête aux miserables, & qui déshérite les deux tiers des hommes des biens que la nature a faits pour eux.

Cependant ces hommes, tels que vous les voyez, ont foit des loix contre leur iniquité ; des loix justes & saintes en elles-mêmes : celui qui les viole est méchant ; il ne s’est point contenté d’avoir ou de trouver un nécessaire, qui, malgré la mauvaise disposition des choses, ne manque presque jamais ; il avoit un libertinage & des vices qu’il vouloit satisfaire : l’homme est né pour le travail, il vouloit être un fainéant ; en un mot, c’est un mauvais sujet, qui mérite d’être puni. Mais d’un autre côté, on seroit tenté de dire que les hommes ne sont pas dignes de le voir punir, qu’ils ne méritent pas les loix justes qui les protegent : ce méchant que l’on punit, ce sont eux le plus souvent qui lui ont appris à le devenir ; il se seroit contenté de son nécessaire, de sa cabane, du revenu [362] de son travail & de la médiocrité de ses plaisirs, s’il n’avoit pas vu des hommes dont le luxe, les richesses, la mollesse & la fainéantise ont allumé son orgueil, son avarice & ses vices.

Metatextualité► Mais passons ; ces réflexions-là demandent de la modération : il y a des ames gâtées qui abusent de tout, & je finirai par une réflexion que je crois raisonnable : j’interromps souvent mon histoire ; mais je l’écris, moins pour la donner que pour réfléchir. ◀Metatextualité

Niveau 5► Récit général► Celui à qui son état & son opulence peuvent fournir tout à souhait, qui pour jouir de tout n’a qu’à le vouloir, que font les lois à son égard ? dans quelle occasion peut-il en sentir le frein ? fût-il né sans vertu, en les violant, que gagneroit-il qu’il n’ait pas déja ? aime-t-il à faire bonne chere ? il la fait : est-il glorieux ? on le respecte : est-il ambitieux ? il a du rang & de grands emplois : est-il vain & fastueux ? il a de grands équipages, & une foule de valets : est-il avare ? il a de grands revenus, qu’il les ménage : est-il libertin ? [363] il a de l’argent en quantité, qu’il se pourvoye.

Mais il n’est pas Prince, il n’est pas le premier homme de l’Etat : il est le maître ici ; il voudroit aussi l’être là, & cela ne se peut pas : il n’a que dix lieues de terrain à lui, & il faut qu’il se passe à cela, les loix lui défendent d’en usurper dix autres sur son voisin : il peut goûter de tous les plaisirs, cela est vrai ; mais malheureusement il en a satiété : une seule chose le ragoûteroit, dont la privation le chagrine, c’est la fille ou la femme d’un homme à qui il n’y a pas moyen de les ôter, les loix le défendent encore ; quelle rigueur ? n’est-ce pas cela qu’il veut dire ? je le plains beaucoup ; pourquoi n’est-il pas Roy d’un Etat ? c’est encore trop peu ; que n’est-il Souverain de toute la terre ? on lui donneroit tout ce qu’il souhaitte. Mais aussi, où a-t-il pris de pareilles envies ? elles ressemblent à ces fantaisies qui viennent dans la débauche ; elles sont si bizarres, qu’on auroit peine à les deviner : c’est une démence de cœur & d’esprit que ces [364] désirs-là ; & s’il fait un crime pour tâcher de les satisfaire, qu’on ne le punisse point comme coupable ; il ne mérite pas cet honneur-là. Qu’on le lie comme un insensé, comme un homme qui a le transport au cerveau. Aussi n’est-ce pas de lui dont je parle : mais d’un homme opulent, qui jouit de tous les avantages de son opulence, & qui les sent. Et je demande encore une fois : que font les loix à son égard ? rien, que le mettre à couvert des entreprises criminelles de celui qui n’a rien, & à qui son sort fait envie : le voilà sans difficulté dans une situation bien commode, & qui lui épargne bien des tentations qu’il auroit peut-être, s’il n’étoit pas si fort à son aise ; & je l’en félicite. Il n’est pas défendu d’être mieux que les autres : la Raison même dans beaucoup d’occasions veut que ceux qui sont utiles, qui ont de certaines lumieres, de certains talens, jouissent d’une fortune un peu distinguée ; & quand l’homme heureux n’auroit rien qui méritât ce privilége, il est un Etre superieur qui préside sur nous, & dont la sa-[365]gesse permet sans doute cette inégale distribution que l’on voit dans les choses de la vie : c’est même à cause qu’elle est inégale, que les hommes ne se rebutent pas les uns des autres, qu’ils se rapprochent, se vont chercher, & s’entr’aident. Ainsi, que les heureux de ce monde jouissent en paix de leur abondance, & du bénéfice des loix ; mais que leur pitié pour l’homme indigent, pour le miserable aille au-devant de la peine qu’il pourroit sentir à observer ces loix : tout l’embarras en est de son côté : que leur humanité le console du sort qui lui est échu en partage ; qu’elle lui aide à parer les mouvemens de sa cupidité toujours affamée, de sa corruption toujours pressante : ce qu’on leur dit-là n’est-il pas raisonnable ? Cette inégale distribution de biens, dont nous parlions tout à l’heure, lie nécessairement les hommes les uns aux autres, il est vrai : mais le commerce qu’elle forme entr’eux n’est-il pas trop dur pour les uns & trop doux pour les autres ? & de cette différence énorme qui se trouve aujourd’hui entre [366] le sort du riche, & celui du pauvre, Dieu qui est juste autant que sage, n’en seroit-il pas comptable à sa justice, s’il n’y avoit pas quelque chose qui tînt la balance égale, si le bonheur du riche ne le chargeoit pas aussi de plus d’obligations ?

Ainsi vous, dont ce riche ne soulage pas la misere, prenez patience, c’est-là votre unique tâche à cet égard-là ; vivez comme vous faites à la sueur de votre corps ; continuez, c’est Dieu qui vous éprouve : mais vous, homme riche, vous payerez cette fatigue & ces langueurs où vous l’abandonnez : il y résiste ; vous payerez la peine qu’il lui en coûte : c’est à vos dépens qu’il prend patience ; c’est à vos dépens qu’il la perd : vous répondez de ses murmures, & de l’iniquité où il se livre, & en périssant il vous condamne. ◀Récit général ◀Niveau 5

Revenons à mon histoire ; j’ai dit que nous fumes très-mal servis, parce qu’on ne songea qu’au Bénéficier & à ses gens, mais ce ne fut pas là notre pire avanture. Il n’y avoit qu’un instant que nous avions soupé, quand nous vimes entrer deux domestiques [367] du Bénéficier avec une servante. Celui avec qui j’étois, surpris de cela, demanda à la servante ce qu’elle venoit faire. Mettre les valises de ces Messieurs ici, dit-elle, il faut que vous ayez la bonté de leur ceder la chambre, parce qu’ils y couchent toujours, quand ils viennent : on tâchera de vous accommoder ailleurs, quoique nous ayons bien du monde. Voilà mon lit, dit alors brutalement un de ces domestiques ; & voilà le mien, dit son camarade.

Mon inconnu rougit là-dessus : je le vis indigné ; mais reprenant presque sur le champ un visage tranquille : mes enfans, leur dit-il, tout ce que vous faites là est inutile, nous ne sortirons point ; car je ne pense pas que vous poussiez la hardiesse jusqu’à nous faire violence.

Ils répondirent impertinemment à cela, & parlerent haut. L’hôtesse monta au bruit, & leur maître vint demander ce que c’étoit. Ils dirent que nous ne voulions pas sortir de leur chambre. Mes gens couchent toujours ici, dit leur maître à mon inconnu ; c’est un endroit à eux, l’hô-[368]tesse le sçait, & il n’y a pas à contester là-dessus. Les chambres d’une hôtellerie n’appartiennent jamais qu’aux premiers venus, répondit froidement l’inconnu ; ainsi vos gens n’ont que faire ici, Monsieur : faites-les retirer, qu’on ne les voye point, vous en serez plus respectable, ou du moins ordonnez-leur d’être paisibles, afin qu’on vous les pardonne. ◀Récit général ◀Niveau 4 ◀Récit général ◀Niveau 3 ◀Metatextualité ◀Niveau 2

Fin

Du Spectateur François. ◀Niveau 1