Le Spectateur français (Marivaux): XXIV. Feuille

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Vingt-quatriéme Feuille

Livello 2

Metatestualità

Autoritratto

Je reprens enfin le Spectateur, interrompu depuis quelques mois, & le reprens pour le continuer avec exactitude. Je l’avois quitté par une paresse assez naturelle aux personnes d’un âge aussi avancé que je le suis ; & d’ailleurs, me disois-je, quand même ce que j’écrirois seroit excellent, ce qui n’est pas, qu’en arriveroit-il ? On diroit, celui qui nous donne le Spectateur écrit bien ; & à mon âge, quand on a passé sa vie à examiner les hommes, à réfléchir sur eux & sur soi-même, & sur la valeur de nos talens, en vérité l’estime qu’on peut s’acquérir en une infinité de choses devient bien indifférente : on se dégoute de tout ; louange & blâme, tout est regardé du même œil : on ne méprise rien, si vous voulez ; mais on ne se soucie de rien non plus, & l’on n’en est pas plus Philosophe pour cela : car cette indifference où vous tombez ne vient pas de ce que vous l’avez cherchée, elle vient de la nature des choses que vous avez examinées : elles vous donnent pour elles une tiedeur que vous n’attendiez pas ; vous leur sentez un vuide que vous n’aviez point dessein d’y trouver ; & ce vuide que vous leur sentez, vous ne prenez pas même la peine de voir s’il y est réellement, & si vous avez raison de le sentir ou non : ce seroit autant de fatigue inutile : vous restez comme vous êtes, sans plus de curiosité, sans blâmer ceux qui ne sont pas comme vous ; & voilà précisément l’état où je me trouve aujourd’hui. Pourquoi donc est-ce que je reprens le Spectateur ? par une raison fort simple ; c’est qu’il y a mille momens dans la journée où je m’ennuye de ne rien faire ; & l’autre jour en relisant les avantures de l’Inconnu, que j’ai interrompues dans mes dernieres Feuilles, je pris du plaisir à donner en moi-même plus d’étendue qu’il n’a fait aux réflexions que je vis dans son histoire, & là-dessus je résolus de poursuivre cette histoire telle qu’elle est, & de passer mon tems à augmenter ses réflexions des miennes, sans rien changer aux faits de son récit. Je l’ai déja dit ailleurs : ces avantures pourroient être utiles aux Lecteurs, & les instruire. Je n’en attens pourtant pas un si grand bien ; car je sçais que presque tous les hommes ne lisent que pour s’amuser ; & moi, le plaisir de les amuser ne me tente plus : ainsi j’en reviens toujours à dire que je ne cherche ici qu’à m’occuper moi-même.
Dans ma pénultieme Feuille, j’en suis demeuré à l’entretien que l’Inconnu & son pere eurent ensemble, sur le Courtisan qu’ils rencontrerent en se promenant à la campagne : voici ce qui suit ; c’est toujours cet Inconnu qui parle.

Livello 3

Racconto generale

La nuit qui s’approchoit, pendant que nous nous entretenions mon pere & moi, nous fit reprendre le chemin de la maison. En nous retirant, nous rencontrames un Laboureur qui revenoit de son travail, & qui chantoit de toute sa force.

Dialogo

Voici un homme qui a le cœur bien gai, dis-je à mon pere. Il y a de bonnes raisons pour cela, me répondit-il ; c’est que la terre avoit besoin de pluie, & qu’il a plu. Je ne pus m’empêcher de rire du ton serieux dont mon pere me tint ce discours. Le courtisan disgracié qui se promenoit tout à l’heure, a vu pleuvoir aussi, repris-je : mais son esprit n’en a pas reçu de soulagement. Tu me fais là une belle comparaison, me dit-il, d’un Laboureur à un Courtisan. Le tems qu’il fait est excellent pour la terre : eh bien, le Courtisan, quel avantage en peut-il esperer ? que ses greniers en seront plus pleins de biens ; qu’il en aura plus abondamment de quoi vivre : cela est vrai ; mais sa vanité de quoi vivra-t-elle ? ses besoins sont pour le moins aussi pressans que s’ils étoient raisonnables, & la pluie, ni le soleil ne peuvent rien pour eux ; au lieu qu’ils peuvent tout pour les besoins de ce Laboureur, qui ne veut que vivre, & qui voit que son champ, dont il vit, en profitera davantage. Ainsi tu comprens bien qu’il a raison d’être gai, puisqu’il est presque sûr d’avoir ce qu’il souhaite. Ne le trouves-tu pas heureux, d’être si borné dans ses désirs ? qu’en dis-tu ? que les hommes soient bons ou méchans, qu’ils se trahissent à la Cour ou à la Ville, qu’un ministre superbe les rebute ou les favorise, qu’ils courent après de grands Emplois, qu’ils les manquent, ou qu’ils les perdent avec désespoir, tous leurs soucis, leurs differentes sortes d’interêts, tout ce que l’orgueil & l’ambition peuvent leur donner de malins plaisirs, ou leur causer de honteuses peines, tout ce fatras d’inquietudes & de besoins surnumeraires, dont ils sont tourmentés, qui naissent de leur corruption irritée, qui leur gâtent le cœur, qui égarent leur esprit, & les plongent, pour des bagatelles, dans un abîme de fourberies & de scéleratesses les uns contre les autres, tout cela n’est point de la connoissance du Laboureur : c’est un état de trouble & de misere que sa condition lui épargne : il pleut à propos ; cela lui suffit, le voilà gai, mais gai comme un homme qui n’a eu que des désirs innocens, & qui les voit satisfaits : sa gayeté ne suspend aucune autre inquietude ; il n’a d’autre affaire que d’en jouir : elle ne fait trêve à aucun interêt qu’il faille ménager le lendemain ; son ame se repose toute entiere, & le bon homme se couche content, se leve de même, reprend son travail avec plaisir, & meurt enfin aussi tranquillement qu’il a vécu ; car une vie passée dans le repos a cela d’heureux, qu’elle est douce pendant qu’on en jouit, & qu’on ne s’y trouve point attaché, quand on la quitte.
Les adieux d’un Paysan sont bientôt faits, lorsqu’il meurt ; son ame n’a pas contracté de grandes liaisons, n’a pas souffert de ces secousses violentes qui laissent tant d’ardeur pour la vie. La mort ne la rappelle pas de bien loin, quand il faut qu’elle parte ; elle ne tient presque à rien. Nous arrivames à la maison en nous entretenant ainsi ; nous trouvames ma mere un peu indisposée. Le lendemain son indisposition augmenta, la fievre la prit, & quelques jours après elle mourut. Je passe la douleur que je ressentis à sa mort, & l’affliction où tomba mon pere, qui ne put se consoler ; elle mourut en lui serrant la main, pendant que nous fondions en larmes aux pieds de son lit, ma sœur & moi. Ce ne fut que pleurs & que gémissemens dans notre maison pendant un mois ; aussi fimes-nous une perte irréparable. Quelle union entre elle & mon pere ! que de tendresse elle avoit pour ses enfans ! Je ne me souviens pas de l’avoir jamais regardée comme une personne qui avoit de l’autorité sur moi : je ne lui ai jamais obéi, parce qu’elle étoit la maîtresse, & que je dépendois d’elle ; c’étoit l’amour que j’avois pour elle qui me soumettoit toujours au sien. Quand elle me disoit quelque chose, je connoissois sensiblement que c’étoit pour mon bien ; je voyois que c’étoit son cœur qui me parloit ; elle sçavoit penetrer le mien de cette vérité-là, & elle s’y prenoit pour cela d’une maniere qui étoit proportionnée à mon intelligence, & que son amour pour moi lui enseignoit sans doute : car je la comprenois parfaitement tout jeune que j’étois, & je recevois la leçon avec le trait de tendresse qui me la donnoit, de sorte que mon cœur étoit reconnoissant aussitôt qu’instruit, & que le plaisir que j’avois en lui obéissant m’affectionnoit bientôt à ses leçons mêmes. Si quelquefois je n’observois pas exactement ce qu’elle souhoitoit de moi, je ne la voyois point irritée ; je n’essuyois aucun emportement, aucun reproche dur & menaçant, point de ces impatiences, de ces vivacités de temperamment, qui entrent de moitié dans les corrections ordinaires, & qui les rendent pernicieuses par le mauvais exemple qu’elles y mêlent. Non, ma mere ne tomboit pas dans ces fautes-là, & ne me donnoit pas de nouveaux défauts, en me reprenant de ceux que j’avois ; je ne lui voyois pas même un air sévere ; je ne la retrouvois pas moins accueillante : elle étoit seulement plus triste ; elle me disoit doucement que je l’affligeois, & me caressoit même en me montrant son affliction : c’étoit-là mon châtiment ; aussi je n’y tenois pas. Un jeune homme né avec un cœur un peu sensible ne sçauroit résister à de pareilles manieres : non qu’il ne fût peut-être dangereux de s’en servir avec de certains caracteres ; il y a des enfans qui ne sentent rien, qui n’ont point d’ame : pour moi, je pleurois de tout mon cœur alors, & je lui promettois en l’embrassant de ne lui plus donner le moindre sujet de chagrin, & je tenois parole ; je me serois même fait un scrupule de la tromper quand je l’aurois pu : ce mélange touchant de bontés & de plaintes, cette douleur attendrissante qu’elle me témoignoit, quand je faisois mal, me suivoit par tout ; c’étoit une scene que je ne pouvois me résoudre à voir recommencer ; son cœur, que je ne perdois jamois de vue tenoit le mien en respect, & je n’aurois pas goûté le plaisir de la voir contente de moi, si je m’étois dit intérieurement qu’elle ne devoit pas l’être ; je me serois reproché son erreur : ces sortes de choses paraîtront peut-être des délicatesses qui demandent de l’esprit : non, avec tout l’esprit possible, souvent on ne les a point ; je le répete, il ne faut pour cela qu’un peu de sentiment, & qu’est-ce que ce sentiment ? c’est un instinct qui nous conduit & qui nous fait agir sans réflexion, en nous présentant quelque chose qui nous touche, qui n’est pas développé dans de certaines gens, & qui l’est dans d’autres : ceux en qui cela se développe sont de bons coeurs qui disent bien ce qu’ils sentent ; ceux en qui cela ne se développe pas le disent mal, & n’en sont pas moins. Cependant c’est toujours esprit de part & d’autre que cet instinct-là, seulement plus ou moins confus dans celui-ci que dans celui-là ; mais c’est une sorte d’esprit dont on peut manquer, quoiqu’on en ait beaucoup d’ailleurs ; & qu’on peut avoir aussi, sans être spirituel en d’autres matieres ; & c’est-là toute l’explication que j’en puis donner. Quoi qu’il en soit, je rends compte de la maniere dont je vivois avec ma mere ; la mort me la ravit dans le tems où j’avois le plus besoin d’elle. J’entrois dans un âge sujet à des égaremens que je ne connoissois pas encore, & où ce tendre égard que j’avois pour elle m’auroit été plus profitable que jamais. Mon pere, à qui le Ciel l’avoit unie, (que j’aimois autant qu’elle, & dont le caractere ressembloit au sien) ne put survivre long-tems à sa perte : sa santé qui étoit déja très mauvaise s’altera encore davantage ; plusieurs infirmités l’attaquerent à la fois ; il n’agissoit plus, & bientôt il fut réduit à garder le lit ; il ne vêcut qu’un an dans ce triste état, & il mourut entre mes bras, pendant que ma sœur étoit absente pour une affaire domestique. Mon fils, me dit-il, un moment avant que d’expirer, vous avez perdu votre mere, vous allez me perdre, & je vous vois au désespoir : mais vous n’y serez pas toujours, le tems console de tout. Je vais répondre de mes actions à celui qui m’a donné la vie ; vous lui répondrez un jour des vôtres, songez-y : au défaut des biens que je ne puis vous laisser, mon amour vous laisse cette pensée-là ; ne la perdez point, vous y trouverez tous les conseils que je pourrois vous donner, & c’est elle qui doit désormais vous tenir lieu de pere & de mere. A peine eut-il achevé ce peu de mots, qu’il tomba dans une foiblesse qui lui ôta la parole ; il prononça encore quelque chose de mal articulé, & où je compris qu’il demandoit sa fille ; après quoi, ses yeux se fixerent sur moi, & ne cesserent de me regarder que lorsqu’il expira. Je ne sçaurois peindre l’état où je me trouvai alors ; en le voyant mourir, je crus voir encore une fois mourir ma mere ; il me sembloit que je venois de les perdre tous deux dans le même moment. Je ne sçavois plus où j’étois, je restai dans un accablement qui me rendoit stupide, & ma sœur étoit déja de retour, m’avoit parlé, avoit poussé des cris, que je n’étois pas encore revenu à moi-même. Que nous étions à plaindre ! nous n’avions point de parens dans la Province : des amis, nous n’en connoissions point : qui est-ce qui s’attache à d’honnêtes gens qui sont dans l’infortune ? il n’y a point d’objet plus disgracié parmi les hommes, plus abandonné d’eux que l’homme pauvre & vertueux tout ensemble : tous les cœurs sont glacés pour lui ; il est comme un étranger dans la nature : un fripon indigent est peut-être plus méprisé, mais mieux servi, moins rebuté ; du moins le mépris qu’on a pour lui est-il plus sans conséquence & de meilleure composition : que dire à cela ? c’est que la qualité de fripon tranche moins que la vertu avec le caractere des hommes en géneral ; il leur ressemble par-là davantage : peut-être qu’il y gagne à n’être ni estimé ni estimable ; les hommes qui sont vains en traitent plus commodément avec lui ; il est rampant avec eux : cela les flatte ; ils ont le plaisir de primer sur lui, quand ils le servent : au lieu que l’homme vertueux est honteux & respectable ; & cela les dégoûte, parce qu’ils n’oseroient l’humilier en le secourant : il faudroit l’honorer malgré son indigence, & ils rougiroient de la comparaison qu’ils seroient obligés de faire avec lui. Voilà pourquoi mon pere avoit été si délaissé ; ainsi il n’y avoit personne qui s’interessât à nous, quand nous restames seuls, ma sœur & moi. Dans un si grand abandon, ma sœur parut montrer plus de courage que moi : au milieu de sa douleur, elle songea à prendre un parti, & à m’en faire prendre un à moi-même.

Dialogo

Il n’est pas question, me dit-elle un jour, que nous restions comme ensevelis dans notre affliction ; il s’agit de voir ce que nous deviendrons ; nous n’appartenons ici à personne ; nous n’avons point de bien, & le peu qui nous en reste, mille accidens peuvent nous l’ôter ; prévenons-les, mon frere : vous entrez dans un âge où vous pouvez faire quelque chose, & ce ne sera pas ici que vous trouverez les occasions de vous avancer : ainsi il faut absolument nous séparer, votre interêt le demande ; je dois de mon côté m’assûrer un état fixe. Eh ! bien, lui dis-je, à quoi vous déterminez-vous donc, & que me conseillez-vous de faire ? Vendons ce que nous avons ici, me répondit-elle : de l’argent que nous en tirerons, je n’en veux que ce qu’il en faudra pour me mettre dans un Couvent : voilà quel est mon parti, à moi : je n’en sçache point de meilleur, ni de plus sûr, & grace au Ciel, il ne m’en coûte rien pour le prendre ; je ne sacrifie rien en quittant le monde : heureusement j’ai reçu une éducation qui m’a mis dans l’habitude de penser, & de penser raisonnablement. Une fille à mon âge, & sans bien dans le monde, que peut-elle devenir ? de quel côté se tourner ? où est son asile ? à votre égard ce n’est pas de même ; il y a tant d’honnêtes ressources pour vous ; vous avez mille moyens de vous avancer, mon frere : rendez-vous à Paris avec l’argent qui vous restera ; vous sçavez que nos parents y sont ; nous y en avons un, dont mon pere nous a souvent parlé, & qui y occupe un poste considérable : il est vrai que jusqu’ici nous n’en avons pas tiré un grand secours ; mais aussi mon pere ne l’a-t-il pas mis à de fortes épreuves. Aujourd’hui le cas où vous êtes exige de droit qu’il vous aide ; il vous connoît ; il vous a vu ici dans un voyage qu’il fit avant la chute de mon pere ; vous lui parutes aimable ; il vous caressa beaucoup, & fut charmé du progrès que vous faisiez dans vos études ; enfin il vous recevra sans doute avec quelque attendrissement ; votre situation le touchera ; votre éducation ne le fera pas rougir, & il ne pourra s’empêcher de donner quelques soins à votre fortune, & j’espere qu’elle deviendra meilleure que vous ne pensez.
J’écoutai ma sœur sans prendre beaucoup de goût à ce qu’elle me disoit ; j’insistai long-tems sur la peine que j’aurois à me séparer d’elle : car je l’aimois tendrement : cependant je me laissai conduire comme elle voulut, & nous cherchames dès lors à vendre notre petit bien de campagne. Plusieurs personnes vinrent le voir, & nous en offrirent bien moins qu’il ne valoit. Parmi ceux qui voulurent l’acheter, vint un jeune homme qui avoit une Terre considerable assez près de notre maison : je n’étois point au logis alors ; je m’en étois écarté en lisant, & il ne trouva que ma sœur ; elle n’étoit pas belle : mais il n’y avoit peut-être pas de beau visage qui n’eût gagné à ressembler au sien. Le jeune Financier ne la vit pas impunément, il prit de l’amour, & ne put s’empêcher de le faire paroître. Ma sœur, qui étoit la modestie même, feignit de ne rien entendre à tout ce qu’il mêloit de galant dans la conversation, & traita froidement avec lui : ils ne convinrent cependant de rien au sujet de la maison ; ses offres étoient trop médiocres : peut-être voulut-il se ménager de nouveaux prétextes de revenir ; ce qu’il fit effectivement, mais comme en passant & au retour de la chasse. Nous ne décidâmes encore rien avec lui, & ses visites continuerent pendant trois semaines, sans qu’il parlât davantage de l’achat de notre bien ; il nous envoya même du gibier, voulut sçavoir notre situation, & parut s’y interresser avec amitié pour moi, & avec beaucoup de tendresse pour ma sœur, qui de son côté ne trouvoit pas ses visites importunes, à ce que je remarquai, & qui ne s’impatientoit plus de voir que nous ne finissions notre affaire avec personne. Un jour qu’ils s’étoient promenés assez long-tems ensemble, elle revint avec un air triste, dont je ne lui demandai point la raison ; & le lendemain matin il se présenta une Dame veuve qui nous offrit à peu près ce que nous voulions de notre bien : ma sœur me conjura de conclure avec elle ; cela me surprit : mais le marché fut fait, & ma sœur m’engagea sur le champ à l’accompagner jusqu’à un Couvent qui n’étoit qu’à demi-lieue de chez nous : nous partimes ; elle parla à la Prieure, convint de ses faits avec elle, lui donna de l’argent, & arrêta d’entrer au Couvent deux jours après. En nous en retournant, nous rencontrames le jeune Financier : à peine nous eut-il joint, que ma sœur m’arrêtant :

Dialogo

mon frere, me dit-elle, vous avez regardé Monsieur comme un homme génereux, & je le regardois comme un homme estimable, qui avoit de l’inclination pour moi : nous nous trompions tous deux. Monsieur a de l’argent & du crédit, & il employeroit volontiers l’un en votre faveur, si je voulois bien m’accommoder de l’autre ; c’est du moins ce qu’il m’a fait entendre, & vous approuverez, je pense, que je le remercie pour nous deux. Adieu, Monsieur, ajouta-t-elle, en se tournant de son côté ; toutes vos richesses ne valent pas le mépris que vous me donnez pour elles, & je dirois aussi pour vous, sans l’obligation que je vous ai de la disposition d’esprit où je me trouve. Le jeune homme fut extrêmement touché de ce discours, & lui demanda pardon presque la larme à l’œil. Monsieur, lui dit-elle, je vous pardonne de bon cœur : mois je vais m’enfermer dans un Couvent. Je ne veux plus que mon indigence m’expose à de nouveaux affronts : l’essai que j’ai fait du cœur des hommes me suffit. Adieu, Monsieur, voilà votre chemin, & voici le nôtre.