Le Spectateur français (Marivaux): XXII. Feuille

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Vingt-deuxiéme Feuille

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Metatestualità

Voici la suite des Avantures de l’Inconnu, & dorénavant je les continuerai sans préambule.

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Racconto generale

Mon pere & ma mere, après s’être encore entretenus quelque tems, rentrerent dans la maison ; je m’y retirois moi-même, quand je rencontrai ma sœur qui venoit d’un autre côté : comme elle me vit fort triste, elle me demanda ce que j’avois.

Dialogo

Hélas ! ma sœur, lui répondis-je la larme à l’œil, si vous sçaviez la conversation que je viens d’entendre, entre mon pere & ma mere, sur notre chapitre, vous seriez aussi affligée que moi ; je n’étois pas loin d’eux, ils ne me voyoient pas : ma mere est toujours au désespoir de nous voir ruinés, elle nous aime trop, nous serons la cause de sa mort : mon pere n’oublie rien pour la consoler, & je sens bien qu’il auroit besoin de consolation lui-même : vous sçavez qu’il n’a point de santé : ma mere depuis quelque tems est toujours malade ; nous les perdrons peut-être tous deux, ma sœur, ils ne peuvent pas y résister ; & où en serions-nous après ? que ferions-nous au monde, s’ils n’y étoient plus ? de quel côté tourner ? qui est-ce qui nous aimera autant qu’ils nous aiment ? est-ce que nous pourrions vivre sans les voir, nous qui n’avons plus qu’eux ? nous qui n’aimons qu’eux ? aussi, ma sœur, je vous l’avoue, j’aimerois mieux mourir que de nous voir abandonnés comme nous le serions. Nous n’y sommes pas encore, me répondit-elle avec amitié ; (car nous étions très-tendrement unis :) ne vous mettez point des choses si funestes dans l’esprit : surtout, mon frere, n’allez point pleurer devant eux, prenez-y garde, vous les chagrineriez encore davantage : tâchons au contraire de leur paroître gais ; peut-être que cela diminuera l’affliction où ils sont : puisqu’ils nous aiment tant, ils méritent bien que nous fassions pour eux tout ce que nous pourrons.
Mon pere, qui au bruit que nous faisions, s’étoit arrêté sur le pas de la porte, s’approcha doucement dans l’obscurité & entendit aisément tout ce que nous disions ; son cœur n’y put tenir, il vint à nous pénétré de tendresse :

Dialogo

Ah ! mes enfans, que vous êtes aimables ! nous dit-il, en nous serrant entre ses bras, & que vous méritez bien vous-mêmes toute l’inquietude que vous m’avez donnée jusqu’ici ! venez, suivez-moi, ajouta-t-il, en nous prenant par la main, allons dire à votre mere ce que je sçais de vous, venez lui payer ses larmes : je la connois, quel bonheur pour elle ! quelle récompense de sa douleur ! quelle mere eut jamais plus de graces à rendre au Ciel ! Mon pere continuoit toujours à nous parler quand il entra avec nous dans une salle où étoit ma mere qui lisoit. Quittez votre lecture, lui dit-il, je viens vous apprendre qu’il n’y a plus d’affliction ni pour vous, ni pour moi. Embrassez vos enfans, jamais pere ni mere n’en ont eu de plus dignes de leur tendresse : ne les plaignez plus, réjouissez-vous ; nous nous trompions, nous avions du chagrin pour eux, & il ne leur est point arrivé de vrai malheur : rien ne leur manque, ma chere femme, ils ont de la vertu ; je viens d’en être convaincu, je les écoutois sans qu’ils le sçussent. Votre fille disoit tout à l’heure à son frère qui pleuroit, que, puisque nous les aimions tant, nous méritions bien qu’ils s’efforçassent d’adoucir nos inquiétudes : que dites-vous de ces sentiments-là ? y a-t-il des richesses qui les vaillent ? nos enfans resteront-ils si malheureux ? serez-vous encore affligée ? le pourrez-vous ? n’obtiendront-ils rien ? pour moi, je me suis déja acquitté envers eux, mon cœur est en paix : je suis content, & j’ose leur répondre que vous le serez aussi ; car pour de tristesse, il n’en est plus question : je crois que vous, ni moi n’en sçaurions plus avoir après cela : mais ce n’est pas assez que de cesser d’être tristes ; cela vaut davantage : nous devons nous croire heureux, nous devons l’être, comme nous le sommes effectivement, d’avoir des enfans qui ont le cœur si bon. Ma mere, à ce discours, versa encore des larmes ; mais ce fut des larmes de joye. Oui, s’écria-t-elle, en nous faisant des caresses ausquelles mon pere joignoit encore les siennes, oui, mon mari, vous avez eu raison de répondre pour moi, j’en suis contente.
Je ne sçavois où j’étois, pendant que ma mere nous parloit ainsi ; le ravissement où je la voyois, ses caresses, celles de mon pere, avoient mis mon cœur dans une situation qu’on ne peut exprimer : je me rappelle seulement que dans tout le cours de ma vie je n’ai jamais senti de mouvemens dont mon ame ait été aussi tendrement pénetrée qu’elle le fut dans ce moment. De ce jour-là finit notre tristesse commune : nous passames six mois dans toute la paix & toute la gayeté que peut donner un état où l’on ne désire plus rien. Je me promenois souvent avec mon pere, & de tout ce qui s’offroit à nos yeux, il en prenoit occasion de m’instruire ; je ne sçais comment il faisoit en m’instruisant : mais je regardois nos entretiens comme des heures de récréation pour moi ; je craignois de les voir finir ; il avoit l’art de les rendre interessans ; j’aimois à sentir ce qu’il disoit : ma jeunesse & ma vivacité qui pouvoient me dégoûter de ce qui étoit sérieux & raisonnable, comme pour l’ordinaire elles en dégoûtent les jeunes gens, ne contribuoient avec lui qu’à me rendre plus attentif à tous ses discours : j’en valois mieux entre ses mains d’être jeune & vif, parce que je n’en avois que plus d’ardeur pour le plaisir, & que ce plaisir, il avoit sçu faire en sorte que je le misse à m’entretenir avec lui.

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Un jour que nous nous promenions comme de coutume, nous vimes passer un Seigneur extrêmement âgé, qui se promenoit comme nous assez près de son Château ; il avoit l’air triste, abattu & rêvoit profondément.

Dialogo

D’où vient donc que ce Seigneur est ici, dis-je, en le voyant ? il me semble ne l’avoir jamois vu à la campagne. C’est qu’il a eu ordre de se retirer de la Cour, me dit mon pere. Et pourquoi cela, répartis-je ? Oh ! pourquoi ? me dit-il : pour n’avoir pas eu l’adresse de se maintenir dans sa faveur, pour n’avoir pas eu une intrigue superieure à celle de ses ennemis, pour n’avoir pas perdu lui-même ceux qui l’ont perdu ; car ordinairement voilà les crimes de ces fameux disgraciés. Mais, mon pere, vous m’étonnez, lui dis-je : les moyens de se maintenir dans sa faveur me paroissent bien étranges ; c’est donc un coupe-gorge que la Cour des Princes : eh ! comment d’honnêtes gens peuvent-ils s’accommoder de cette faveur ? Je n’en sçais rien, reprit-il, tout ce que je puis dire, c’est que les ambitieux s’en accommodent. Sur ce pied-là, répondis-je, quand on dit d’un homme qu’il est ambitieux, on en dit bien du mal ; mais ne pourroit-on pas s’exempter de la nécessité de nuire aux autres ? il n’y auroit qu’à ne se point faire d’ennemis. Cela ne serviroit de rien, dit mon pere ; car dans ce païs-là les ennemis se font d’eux-mêmes. Avez-vous du crédit ? êtes-vous en place ? vous voilà brouillé sans rémission avec je ne sçais combien de gens à qui pourtant vous rendez service. Eh ! m’écriai-je, quel mal peut-on vouloir à un homme qui oblige ? on lui veut mal de ce qu’il est en état d’obliger, reprit-il, de ce qu’on a besoin d’être son ami, au lieu qu’on voudroit que ce fût lui qui eût besoin d’être le nôtre. Eh ! de quelle maniere faut-il donc se comporter avec des gens si méchans, lui dis-je ? Hélas ! mon fils, me répondit-il, il faut être méchant soi-même ; encore est-il bien difficile de l’être avec succès : car il s’agit d’avoir une méchanceté habile, qui perde finement vos ennemis, sans qu’ils voyent comment vous vous y prenez : souvent même est-il nécessaire que ceux que vous employez pour les perdre ne s’aperçoivent pas de votre dessein. Sçais-tu bien qu’à la Cour c’est le chef-d’œuvre de l’esprit humain que cette méchanceté-là ? On dit de celui qui y parvient, voilà un habile homme, voilà une bonne tête ; il a culbuté ses ennemis ; il a sçu écarter tout ce qui lui faisoit ombrage ; il faut avoir bien de l’esprit pour se tirer d’affaire comme il a fait. Mais, mon pere, lui répondis-je, parmi des personnes comme nous, quelqu’un qui ressembleroit à cet habile homme-là, nous dirions de lui que c’est un fourbe, un perfide, un homme sans conscience & sans honneur, un homme qui ne vaut rien. Bon, me dit mon pere en riant : tu fais-là une plaisante comparaison. Eh ! qu’est-ce que c’est que des gens comme nous ? il appartient bien à des hommes d’un état médiocre d’avoir le privilége d’être fourbes ou perfides avec gloire ; ne voilà-t-il pas de beaux interêts que les nôtres, pour mériter qu’on honore du nom d’habileté les perfidies que nous employerions, pour avancer nos affaires, & pour ruiner celles de nos semblables : oh ! mon fils, ce n’est pas là l’esprit du monde ; tu vois les choses comme elles sont, toi, tu as les yeux trop sains : mais si un peu d’extravagance humaine s’emparoit malheureusement de ton cerveau, égaroit ta raison, & mitigeoit tes principes de vertu, tu penserois bien d’une autre maniere ; sçaches, mon fils, que ce qu’on appelle noirceur de caractere, méchanceté fine, scéleratesse de cœur, iniquité de toute espece, porte toujours son nom naturel, & n’en change jamais pour des gens comme nous : parmi nous, un fourbe est un fourbe, un méchant est un méchant ; à notre égard on explique les choses à la lettre, on les prend pour ce qu’elles sont ; nos postes sont si petits, nos interêts de si peu de valeur, que nous ne pouvons en imposer à personne : le moyen qu’on se trompât sur notre chapitre ! nous ne sommes revêtus de rien qui soit respectable pour les autres hommes, de rien qui étourdisse, qui subjugue leur imagination en notre faveur ; rien ne nous couvre, pour ainsi dire : nous sommes tout nuds, ou nous n’avons que des haillons qui ne sont pas graciables, & qui font qu’on nous juge sans miséricorde, & comme nous le méritons : de sorte que nous avons beau être faux avec souplesse, méchans avec toute l’industrie du monde, toute cette industrie, toute cette souplesse nous tourne à mal, & ne fait qu’ajoûter de nouveaux traits de laideur à notre indignité, (comme cela est juste :) en un mot, chez nous tout cela est misere d’esprit & de cœur, plus ou moins odieuse, suivant qu’elle est plus ou moins rusée. Mais quand on est environné d’honneurs, qu’on est revêtu de dignités, de grands emplois, oh ! pour lors, mon enfant, les choses prennent une nouvelle face : cela jette un fard sur cette misere dont je viens de parler, qui en corrige, qui en embellit même les difformités : pour lors soyez méchant, & vous brillerez : nuisez à vos rivaux, trouvez le secret de les accabler ; ce ne sera-là qu’un triomphe glorieux de votre habileté, sur la leur : soyez tout fraude & toute imposture ; ce ne sera rien que politique, que manége admirable : vous êtes dans l’élévation, & à cause de cela les hommes qui sont vains, & qui voudroient bien être où vous êtes, vous regardent avec autant d’égards qu’ils croiroient en mériter, s’ils étoient à votre place : en respectant vos honneurs, c’est l’objet de leurs désirs qu’ils caressent : leur vanité, faute de mieux, prend plaisir à considerer votre importance, celle des affaires que vous maniez, des relations que vous avez, & l’étendue d’esprit dont vous avez besoin, & la beauté du mystere ou des stratagêmes qui vous sont nécessaires dans toutes vos actions, quelles qu’elles soient, fussent-elles indignes, n’importe : quelquefois même y gagnent-elles de l’être, elles en paroissent de plus grands coups : on a opinion qu’elles partent d’une nécessité grave & politique, & cela leur donne un air de majesté ; le succès qu’elles ont, le fracas qui s’ensuit, la ruine de celui-ci & de celui-là qu’elles apportent, les convertit en faits illustres, en avantures notables, qu’on est charmé de sçavoir, & qu’on est tout glorieux de raconter : ce que je te dis-là n’est pas encore assez ; car non seulement les actions de cette nature se sauvent du mépris qu’elles mériteroient : mais on semble les exiger de celui qui est en place, & s’il demeure oisif, on ne l’estime pas beaucoup, c’est un homme de peu de valeur, qui ne donne point de spectacle, & qui languit dans la carriere. Voilà, mon enfant, pourquoi dans les grandes situations l’iniquité la plus déliée fait tant d’honneur, pendant qu’il est si honteux à des gens comme nous, de n’être pas irréprochables dans la conduite de leur vie. Mais au bout du compte, qu’en dis-tu ? notre lot n’est-il pas incomparablement meilleur que celui de ces personnes-là ? leur grandeur a beau nous masquer leurs actions, ils ont beau n’être appellés qu’habiles, quand ils sont méchans ; si c’est un bénéfice pour eux, ils en payent bien les charges : tu ne sçaurois croire ce que c’est que leur vie : quand j’y songe, je ne comprens rien à eux, ni à la passion qu’ils ont pour le rang, pour le crédit, pour les honneurs ; car cette passion-là suppose des cœurs orgueilleux, avides de gloire, furieux de vanité : cependant ces gens si superbes & si vains ont la force de fléchir sous mille opprobres qu’il leur faut souvent essuïer ; le droit d’être fiers, & de primer sur les autres, ils ne l’acquierent, ils ne le conservent, ils ne le cimentent, qu’au moyen d’une infinité d’humiliations, dont ils veulent bien avaler l’amertume. Quelle miserable espece d’orgueil ! aussi se sent-il presque toujours de la lâcheté qui le fait subsister ; aussi n’est-il bon qu’à donner la comédie aux gens raisonnables qui le voyent.
J’écoutois avec attention mon pere, pendant qu’il parloit ainsi, & je me souviens qu’en vérité j’avois pitié de ceux dont il me dépeignoit le sort. Je jettois de tems en tems les yeux sur ce Seigneur, dont j’ai parlé, & qui se promenoit encore assez près de nous, & je le voyois toujours enseveli dans une rêverie mélancolique.

Dialogo

Il me paroît que tu t’interesses au chagrin de celui que tu regardes, me dit mon pere. Il est vrai, lui dis-je, il me semble qu’il souffre. Je le connois, reprit mon pere, il a l’ame d’un honnête homme, il est né obligeant, & l’on a toujours dit du bien de lui ; je suis persuadé qu’il n’est tombé que faute d’avoir cette méchanceté ardente, par laquelle l’on vient à bout de se défendre de ses ennemis & de les perdre. Sur ce pied-là, répondis-je, il se consolera bientôt de sa chute ; un honnête homme ne sçauroit longtems regretter un état incompatible avec sa bonté naturelle. Hélas, mon enfant, reprit-il, je suis sûr que ce Seigneur ne le regrette que trop, cet état où il n’est plus ; son cœur n’y a pas fait naufrage, il y est resté bon & genereux, mais l’habitude des honneurs peut lui avoir gâté l’esprit ; il regrette ce fracas dans lequel il vivoit, ce mouvement que tant de monde se donnoit pour aller à lui ; il regrette ses flatteurs, dont il se moçquoit, mais qui regardoient comme un bonheur de se le rendre favorable ; il ne voit plus ces airs timides & rampans, qui divertissoient sa vanité ; il ne fait plus la destinée de personne ; ses amis n’ont plus tant d’interêt à le ménager ; il soupire après cette place qu’il tenoit dans l’esprit des autres, après ce respect craintif qu’il aimoit à inspirer, quoiqu’il se plût à le dissiper par des procedés obligeans ; enfin, après mille fantômes pareils, sans lesquels il ne peut vivre, & qui sont devenus la nourriture nécessaire d’un esprit empoisonné d’ambition.