Le Spectateur français (Marivaux): XXI. Feuille

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Vingt-uniéme Feuille

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Metatextualität

Un Inconnu m’envoya, il y a quelques jours, un paquet que mon valet reçut pendant mon absence : j’y ai trouvé un Manuscrit contenant la Vie de ce même Inconnu, avec une Lettre qu’il est inutile de rapporter tout entiere, & dont je ne donnerai ici qu’une partie ; la voici.

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Brief/Leserbrief

Metatextualität

Monsieur, Puisque vous vous appliquez à connoître les hommes, n’y en eût-il qu’un seul entre cent mille qui dût profiter de vos recherches, votre étude ne dût-elle avancer que vous dans la sagesse, ne contribuât-elle qu’à perfectionner votre raison, le peu de progrès que j’ai fait moi-même dans cet <sic> étude, me persuade que je dois, si je puis, aider au progrès que vous y pouvez faire. Le secours que j’ai à vous donner, c’est l’Histoire de ma vie : si vous ne trouvez pas à propos de la produire telle qu’elle est, du moins y puiserez-vous des réflexions qui vous seroient peut-être échappées.

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Selbstportrait

Dans tout le cours de mes aventures, j’ai été mon propre Spectateur, comme le Spectateur des autres : je me suis connu autant qu’il est possible de se connoître ; ainsi, c’est du moins un Homme que j’ai développé, & quand j’ai comparé cet Homme aux autres, ou les autres à lui, j’ai cru voir que nous nous ressemblions presque tous ; que nous avions tous à peu près le même volume de méchanceté, de foiblesse, & de ridicule ; qu’à la vérité nous n’étions pas tous aussi fréquemment les uns que les autres, foibles, ridicules, & méchans : mais qu’il y avoit pour chacun de nous des positions, où nous serions tout ce que je dis là, si nous ne nous empêchions pas de l’être.
Quoi qu’il en soit, Monsieur, disposez comme il vous plaira de ce que je vous envoye, & continuez votre travail : de tous les usages qu’on peut faire de son esprit, le plus louable, & peut-être le seul utile, c’est celui que vous faites du vôtre : laissez à certains sçavans, je veux dire aux faiseurs de systêmes, à ceux que le vulgaire appelle Philosophes, laissez-leur entasser méthodiquement visions sur visions en raisonnant sur la nature des deux substances, ou sur choses pareilles.

Allgemeine Erzählung

A quoi servent leurs méditations là-dessus ? qu’à multiplier le preuves que nous avons déjà de notre ignorance invincible. Nous ne sommes pas dans ce monde en situation de devenir sçavans ; nous ne sommes encore que l’objet, ou plûtôt le sujet de cette science que nous voudrions avoir : jusques-là soumettons notre orgueil ; sa curiosité ne trouveroit pas ici son compte : tout en nous est disposé pour la confondre ; l’envie que nous avons de nous connoître n’est sans doute qu’un avertissement que nous nous connoîtrons un jour, & que nous n’avons rien à faire ici, qu’à tâcher de nous rendre avantageux ce développement futur des mysteres de notre existence ; l’impossibilité de les comprendre ne les détruit point, n’en empêche pas les conséquences : de la maniere dont nous les ignorons, il nous est aussi peu possible de les nier, que de les comprendre, & ne pouvoir les nier c’est en connoître ce qu’il nous faut, pour en craindre le nœud, & pour prendre garde à nous : voilà où nous sommes. Ne nous révoltons point contre cette admirable œconomie de lumiere & d’obscurité que la sagesse de Dieu observe en nous à cet égard-là : en un mot ne cherchons point à nous comprendre ; ce n’est pas là notre tâche : interrogeons les Hommes, ils nous apprendront quelle elle doit être. Qu’exigent-ils de moi ? qu’est-ce que j’exige d’eux ? quelle est la fonction dont ils ont le plus de besoin que je m’acquitte avec eux ? quelle est celle dont j’ai le plus de besoin qu’ils s’acquittent avec moi ? c’est cela qui doit décider, ce me semble. Soyez bon & vertueux avec moi, me dit tout homme quelconque. Soyez de même à mon égard, dis-je à tout Homme à mon tour : toutes nos voix ne forment là-dessus qu’un écho ; & de la science, dont je parlois tout à l’heure, pas un mot. Laissons-la donc cette science que personne ne me demande, que je ne demande à personne, & que toutes nos lumieres nous refusent. Faisons l’ouvrage qui nous est indiqué. Soyons bons & vertueux, on apprend si aisément à le devenir ; ce que je voudrois raisonnablement qu’un autre fit pour moi, ne le fit-il point, m’enseigne ce que je dois faire pour lui : voilà toute la science dont il s’agit, & l’unique qui soit nécessaire, qui est à la portée de tous les Hommes, qui n’exige presque aucuns frais d’étude : il est vrai qu’elle est d’une pratique difficile : mais pourquoi presque toutes nos lumieres n’aboutissent-elles qu’à nous en donner des leçons, si nous ne sommes pas nés pour la pratiquer ? nous regorgeons là-dessus, si j’ose le dire, d’instructions interieures & pressantes : car enfin que l’Homme sans honneur & sans religion me réponde, si pourtant il est vrai qu’il y ait de ces gens-là. Quand je dis à l’Homme à qui j’ai affaire : traitez-moi avec justice, écoutez la voix de votre conscience ; que pensai-je en lui disant cela ? Je regarde cette conscience, à laquelle je veux le rendre attentif, ou comme la regle sacrée de ses actions, ou comme un guide imposteur qui va, s’il le suit, l’égarer à mon avantage, & n’en faire qu’un imbécille. Si elle est la regle de ses actions, ma conscience est donc aussi la regle des miennes : si c’est un guide imposteur qu’il n’appartient qu’aux imbéciles de suivre, il n’y aura donc d’homme sage que celui qui expliquera toutes ses idées de justice à contre sens. Eh ! où en sommes-nous, si la véritable sagesse n’est qu’un esprit de brigandage ? Toutes nos Loix ne sont donc établies que pour faire des dupes ; on punit donc un sage, quand on punit un fripon ; le plus criminel est donc le plus raisonnable, & l’Homme vertueux n’est qu’un sot, qu’une miserable dupe de sa raison, dont il devroit rebuter les inspirations, & ausquelles il devroit substituer des idées meurtrieres & subtiles, qui lui apprendroient qu’il faut être un coquin, pour remplir sa véritable charge dans ce monde. Quelle étrange sagesse que celle qu’on ne peut avoir qu’en prenant le contrepied de toutes ses lumieres naturelles ! qu’en se disant à soi-même : cet esprit de justice que je trouve en moi, que je trouve dans un autre, qui fait ma sûreté & la sienne, cet esprit-là n’est qu’illusion. Quelle étrange sagesse, encore une fois, que celle qui apprend à détruire l’ordre qui nous conserve, que celle qu’on ne peut souffrir dans les autres, que les autres ne peuvent souffrir en nous, que celle dont on est obligé de poursuivre, de déshonorer, d’étouffer les Sectateurs ! Il est vrai que nous naissons tous méchans : mais cette méchanceté, nous ne l’apportons que comme un monstre qu’il nous faut combattre : nous la connoissons pour monstre, dès que nous nous assemblons : nous ne faisons pas plûtôt société, que nous sommes frappés de la nécessité qu’il y a d’observer un certain ordre, qui nous mette à l’abri des effets de nos mauvaises dispositions ; & la raison, qui nous montre cette nécessité, est le correctif de notre iniquité même. Cet ordre donc, une fois prouvé nécessaire pour la conservation générale, devient (à ne parler même qu’humainement,) un devoir indispensable pour chacun de nous qui frémissons d’horreur à la vue de ce qui arriveroit, si cet ordre n’y étoit pas. Il faut que mon prochain soit vertueux avec moi, parce qu’il sçait qu’il feroit mal s’il ne l’étoit pas ; il faut que je le sois avec lui, parce que je sçais la même chose. Malheur à qui rompt ce contrat de justice, dont votre raison & la mienne, & celle de tout le monde se lient, pour ainsi dire ensemble, ou plutôt sont déja liées, dès que nous nous voyons, en quelque endroit que nous nous voyions, & sans qu’il soit besoin de nous parler : contrat qui m’oblige, même avec l’Homme qui ne l’observe pas à mon égard, parce que ce n’est pas une loi conditionnelle & particuliere faite avec lui, loi qui seroit inutile, impuissante, & malgré laquelle notre corruption reprendroit bientôt son empire féroce. Non, c’est une loi de nécessité absolue, passée pour jamais avec l’Humanité, avec tous les Hommes ensemble, & par tous les Hommes en géneral, qui l’ont tous ratifiée, & qui la ratifieront toujours. Malheur donc à qui n’observe pas, autant qu’il est en son pouvoir, cette loi de bon sens universelle, devenue juste par la nécessité qu’il y a de la suivre, & dont celui de qui je tiens mes lumieres me reprochera le violement devenu criminel, parce que ma raison le condamne, parce que je sçais que mon bien & ma vie, & tout ce que je possede, sont autant de bienfaits que me dispense l’observation génerale de cette loi, & qui me seroient arrachés si tout le monde étoit aussi méchant que je le suis. Que les coutumes, que les usages particuliers des Hommes soient défectueux, cela se peut bien ; aussi ces usages sont-ils de la pure invention des Hommes ; aussi ces coutumes sont-elles aussi variées qu’il y a de Nations diverses : mais cette loi qui nous prescrit d’être juste & vertueux est partout la même : les Hommes ne l’ont pas inventée, ils n’ont fait que convenir qu’il falloit la suivre telle que la raison, ou Dieu même la leur présentoit & leur présente toujours d’une maniere uniforme. Il n’a pas été nécessaire que les Hommes ayent dit : voilà comment il faut être juste & vertueux ; ils ont dit seulement : soyons justes & vertueux ; & en voilà assez, cela s’entend partout, cela n’a besoin d’explication dans aucun Païs : en quelque endroit que j’aille, je trouve dans la conscience de tous les Hommes une uniformité de science sur ce chapitre-là qui convient à tout le monde. Si j’ai des besoins ou des interêts qui me soient personnels & particuliers, je n’ai qu’à les dire, & l’on sçait tout d’un coup ce qu’il me faut. Mais c’est assez parler de justice & de vertu ; j’en reviens, Monsieur, à vous encourager à poursuivre un travail qui ne tend qu’à faire ressouvenir les Hommes de leurs véritables devoirs, &c.
Je supprime ici de la Lettre de I’Inconnu plus que je n’en donne : mais ce qu’il en reste nous meneroit trop loin. J’ai lu d’un bout à l’autre ses Avantures, & je les ai trouvées si instructives, & en même tems si interessantes, que j’ai résolu de les donner, quelque longues qu’elles soient ; elles employeront bien dix-huit à vingt de mes Feuilles, & je les regarde comme des Leçons de Morale d’autant plus insinuantes, qu’elles auront l’air moins dogmatique, & qu’elles glisseront le précepte à la faveur du plaisir qu’on aura, je crois, à les lire. Cependant je pourrai de tems en tems en suspendre la suite pour une quinzaine, & traiter alternativement quelques-uns de mes Sujets ordinaires. Voici maintenant par où commencent ces Aventures.

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Allgemeine Erzählung

Selbstportrait

Je suis né dans les Gaules d’une Famille assez médiocre, & de parens, qui pour tout héritage ne me laisserent que des exemples de vertu à suivre.
Mon pere, par sa conduite, étoit parvenu à des Emplois qu’il exerça avec beaucoup d’honneur, & qui avoient déja rendu sa fortune assez brillante, quand une longue maladie, qui le rendit très infirme, l’obligea de les quitter dans un âge peu avancé. A peine s’en fut-il défait, qu’une banqueroute subite lui enleva les deux tiers de ce qu’il avoit acquis : il ne lui resta pour toute ressource qu’un bien de Campagne d’un très-médiocre revenu, où il alla vivre, ou plutôt languir, avec sa petite famille, composée de ma mere, de ma sœur, qui avoit dix-sept ans, & de moi qui en avois près de seize, & qui sortoit de mes classes. Ma mere, qui avoit une extrême tendresse pour ses enfans, & qui les voyoit pauvres, soutint d’abord notre malheur avec moins de force que mon pere. Toute vertueuse qu’elle étoit, son esprit parut entierement succomber sous le coup qui venoit de nous frapper. Dès qu’elle fut à la Campagne, la dure œconomie qu’il fallut y garder pour y vivre, le retranchement total de mille petites délicatesses qu’elle nous avoit laissé prendre, & dont elle nous voyoit privés, le chagrin de voir ses chers enfans devenus ses Domestiques & changés, pour ainsi dire, en Valets de campagne, enfin je ne sçais quelle tristesse muette & honteuse qu’elle voyoit en nous, que la misere peint sur le visage des honnêtes gens qu’elle humilie, & qui fait plus de peine à voir aux personnes qui ont du sentiment, que la douleur la plus déclarée : tout cela jettoit ma mere dans une affliction dont elle n’étoit pas la maîtresse. Elle ne pouvoit nous regarder sans pleurer : mon pere qui l’aimoit, & à qui nous étions chers, s’enfuyoit quelquefois à ses pleurs, & quelquefois ne pouvoit à son tour s’empêcher de joindre ses larmes aux siennes.

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Un jour que je revenois sur le soir de cueillir quelques fruits dans un petit Verger que nous avions, je surpris mon pere & ma mere qui se parloient auprès de notre maison, & je les écoutai à la faveur d’une Haye qui me couvroit. J’entendis que ma mere soupiroit, & que mon pere s’efforçoit de calmer sa douleur. Dans les premiers jours de notre infortune, lui disoit-il, je n’ai point condamné l’excès de votre affliction. Vous vous y êtes abandonnée ; je ne vous ai rien dit : il n’est pas étonnant que la raison plie d’abord sous de certains revers : les mouvemens naturels doivent avoir leurs cours ; mais on se retrouve après cela : on revient à soi-même, on s’appaise, & vous ne vous apoisez point. J’ai dévoré mes chagrins autant que j’ai pu, de peur d’augmenter les vôtres. Pour vous, vous ne me ménagez point ; vous m’accablez ; vous me faites mourir, & vous ne vous en souciez pas. J’aime nos enfans autant que vous les aimez : j’ai été aussi sensible que vous au malheur qui leur ôte ce que j’esperois leur laisser. D’ailleurs je suis infirme ; suivant toute apparence vous me survivrez, & vous resterez à plaindre, & vous aurez de la peine à vivre. Que croyez-vous qu’il se passe dans mon cœur, quand j’envisage ce que je vous dis là ? Depuis trente ans que je vis avec vous dans une si grande union, n’ai-je pas appris à m’interesser à ce qui vous regarde ? N’avez-vous pas eu le tems de me devenir chere ? Mes chagrins tels qu’ils sont ne me suffisent-ils pas ? Voulez-vous toujours en redoubler l’amertume ? Mes forces diminuent tous les jours, la fin de ma vie n’est que trop persécutée, ne contribuez point à la rendre plus triste. Vous avez toujours eu de la religion : j’esperois que vous me consoleriez, que nous nous consolerions l’un & l’autre : mais tout me manque à la fois. Dieu veut apparemment que je meure environné de trouble & de désolation. Il m’a ôté mes biens & ma santé, & vous m’ôtez la satisfaction de vous voir soumise à sa volonté. C’étoit-là le seul bien qui pouvoit me rester, la seule paix que mon cœur pouvoit encore goûter ; votre vertu me la promettoit : mais tout m’est refusé : il faut que l’affliction me suive jusqu’au tombeau, & que Dieu m’éprouve jusqu’au dernier moment de ma vie.
Je n’entendis après ces mots qu’un mélange confus de soupirs qui me glacerent le cœur : ensuite ils recommencerent à se parler, mais très bas, & comme en se promenant ; ce qui me fit perdre ce qu’ils disoient. J’allois donc me retirer, quand mon pere haussant un peu plus la voix m’arrêta.

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Ne vous embarrassez point de nos enfants, dit-il : mon fils a des sentiments d’honneur, & sa sœur est née vertueuse : ne songeons qu’à cultiver ces heureuses dispositions : depuis le malheur qui nous est arrivé, j’ai découvert en eux un caractere qui me charme. Ils vous ont vue pleurer du peu de fortune que nous leur laisserons ; ils m’en ont vu affligé moi-même. Vos pleurs & mes chagrins ne sont pas demeurés sans reconnoissance : leur cœur y a répondu, & notre affliction pour eux a réchauffé leur tendresse pour nous : je l’ai remarqué dans mille petites choses ; & je vous avoue que cela me donne une grande idée d’eux. Mettons à profit cet attendrissement où notre amour les a mis pour nous. Voici l’instant de leur donner des Leçons : jamais leur cœur n’y sera plus docile. Ils sont infortunés & attendris ; il n’y a point de situation plus amie de la vertu, que celle où ils se trouvent.