Le Spectateur français (Marivaux): XVIII. Feuille

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Niveau 1

Dix-huitiéme Feuille

Niveau 2

Metatextualité

J’espere que l’Histoire de la Dame âgée, dont j’ai parlé dans ma derniere Feuille, n’aura pas déplu, & je me persuade qu’on ne sera pas fâché d’en voir la suite : c’est donc cette Dame qui continue.

Niveau 3

Récit général

Notre affaire auroit eu sans doute un mauvais succés, si elle étoit restée entre les mains de cet honnête Arbitre que j’avois fait rougir de ses bontés pour moi : mais on la remit au jugement d’un autre, par je ne sçais quel accident qui arriva. Cet autre étoit un Vieillard gracieux, qui en son tems avoit été grand ami des Dames, & qui dans ses vieux jours ne pouvant plus être aimé d’elles, s’amusoit à leur montrer qu’il les aimoit toujours & les prioit de lui pardonner le peu d’agrément qu’il avoit pour elles, en récompense du plaisir qu’elles lui faisoient encore.

Niveau 4

Hétéroportrait

On me mena chez cet aimable vieillard que je trouvai effectivement tel qu’on me l’avoit dépeint : c’étoit un homme qui avoit plus d’âge, que de vieillesse : voilà comment mes yeux en jugerent, & la distinction n’est pas si frivole. Il me fit mille politesses, me promit une prompte décision, & remercia joliment le sort qui lui donnoit occasion de m’obliger.
Les jeunes gens seroient trop dangereux, si dans leurs procédés ils ressembloient à ce bon homme : Que deviendrions-nous, si leurs manieres étoient aussi charmantes que leur jeunesse ? en vérité nous n’aurions pas assez de notre vertu contre eux : mais ils sont impertinents, cela nous dégoûte d’eux : & franchement nous nous sauvons mieux avec ce dégoût-là qu’avec de la vertu ; il nous est plus aisé d’être sages, quand nous ne sommes plus tentées d’être folles. Huit jours après ma visite chez ce Vieillard nous fumes avertis qu’il avoit reglé notre affaire plus favorablement que nous ne l’avions demandé : En effet je crois qu’il nous accorda par galanterie, ce que nous aurions eu de la peine à mériter par justice.

Niveau 4

Il faut l’avouer, les hommes galants, en pareil cas, quand une jolie femme leur parle, sont sujets à s’exagerer la valeur de ses raisons : C’est un défaut, sans doute : mais je l’aimerois encore mieux que celui de ces hommes austeres, que j’ai connus, qui, afin de n’être point surpris par une femme aimable, commencent par trouver toutes ses raisons mauvaises, pour ne point risquer de les trouver trop bonnes : Ce qui est de vrai, c’est qu’il est bien difficile d’être juste, quand on est si austere ; & pour moi je crois qu’on est déjà surpris, quand on craint tant de l’être.

Niveau 5

Metatextualité

Je souhaitte que ce que je dis ici engage à quelques réflexions les personnes du caractere dont je parle. Je n’écris l’histoire de ma vie que dans l’esperance qu’elle pourra servir à l’instruction des autres. Revenons à moi.

Autoportrait

Je recevois tous les jours tant de preuves que j’étois aimable, & ces preuves-là me faisoient tant de plaisir, que je n’oubliois rien pour en recevoir toujours de nouvelles. Quand je dis que je n’oubliois rien, quelque sorte que soit cette expression-là, elle ne signifie rien en comparaison de ce que je veux dire. Mais comment faire ? nous avons tant de foiblesses qu’on ne peut exprimer, qui n’ont point encore de nom dans la langue & qui peut-être n’en auront jamais : le tout en conséquence de l’envie que nous avons de plaire à ces hommes, dont nous avons gâté le goût, & que nous ne piquons plus, si nous ne donnons à nos agrémens naturels, un certain assaisonnement dont nous ne sçaurions nous parer qu’aux dépens de la pudeur, qui devroit être la plus aimable de nos grâces : de sorte qu’aujourd’hui ce n’est pas assez que d’être née belle ou jolie, cela ne vous sert de rien ; & vous avez affaire à des yeux vicieux qui trouvent la beauté insipide, si vous ne l’animez d’un air de corruption qu’on est obligé d’y mettre, qu’il est difficile d’attraper, si vous n’avez vous-même les sentimens un peu libertins, & qu’il ne faut pas outrer pourtant : car vous vous déshonnoreriez, si vous ne vous arrêtiez pas au point requis. A la vérité, on l’a poussé si loin, qu’il faudroit être bien mal adroite, ou bien effrontée pour le passer. Pour moi j’eus d’abord de la peine à me jetter dans cet excès de coquetterie : la mienne étoit encore timide ; mais petit à petit elle s’enhardissoit : Un degré d’immodestie, que je me permettois le matin, m’effrayoit. Je le soutenois en femme embarrassée : mais je m’y accoutumois dans la journée : à la fin je riois de moi, comme j’aurois ri d’une Provinciale ; & le soir n’étoit pas venu, que je méditois pour le lendemain une liberté de plus. Cependant il me restoit encore de légers scrupules qui me retardoient, quand le hasard me lia avec une demie-douzaine de femmes plus courageuses que moi, & dont le commerce acheva de me défaire de ce peu de retenue poltronne qui me restoit. D’ailleurs mes années commençoient à m’inquietter ; leur course me sembloit plus rapide qu’à l’ordinaire : J’étois jeune encore ; mais je ne me voyois pas loin de ce terme, où la jeunesse d’une femme devient équivoque, où l’on ne sçait plus quel âge elle a ; & je croyois qu’avec une figure galante, j’en paraîtrois plus long-tems jeune : Mais que de fatigues pour l’avoir cette figure galante, aussi-bien que pour la varier ! Comment se coeffera-t-on ? quel habit mettra-t-on ? quels rubans ? de quelle couleur seront-ils ? celle-ci est plus douce ; celle-là plus vive. Comment se déterminer ? un air de douceur est bien touchant, un air de vivacité bien frappant. Où prendre du conseil pour un choix qui va décider pour nous de la gloire de toute une journée ? Choisir l’air doux, c’est peut-être manquer son coup : prendre l’air vif, c’est peut-être se rendre les yeux trop rudes. Il s’agit de consulter son miroir, & si jamais l’ame a porté des jugemens d’une justesse admirable, si jamais ses attentions sur quelque chose, ses examens, ses discussions furent des prodiges de force, de goût, d’exactitude & de finesse ; de ces prodiges si étonnans, n’allez pas l’en croire capable ailleurs que dans une femme qui est à sa toilette. Et voyez après combien cette ame est petite de n’être jamais si judicieuse, & de n’y regarder jamais de si près, que dans une occasion de si peu d’importance. Je ne dirai rien des habits, ni de l’embarras que j’avois à savoir, quelquefois, si je me parerois beaucoup ou gueres : combien de fois suis-je sortie de chez moi dans un ajustement que je me repentois d’avoir pris ! Et quand je voyois venir des hommes, de loin dans une promenade, avec quelle inquiétude n’attendois-je pas qu’ils me regardassent préférablement à celles avec qui j’étois ! En tenant alors ma meilleure amie sous le bras, mon amitié pour elle alloit & venoit, suivant qu’on étoit plus ou moins curieux d’elle ou de moi ; & ne vous imaginez pas, lorsqu’il passoit une belle femme, que je la regardasse, moi : j’avois trop de peur de la trouver belle, & qu’elle ne le remarquât.

Niveau 4

Récit général

C’étoit ainsi que je vivois, quand un homme veuf, qui s’étoit rendu mon amant, & qui avoit une fille de dix-sept à dix-huit ans, rompit le commerce que nous avions ensemble cette jeune personne & moi, & lui défendit à mon insçu de me voir. Il l’envoya d’abord à la campagne chez une de ses parentes, afin de m’accoutumer d’une façon plus honnête à la perdre de vue ; mais elle revint, & depuis son retour, je ne la vis pas deux fois en un mois ; j’en étois étonnée, & j’attribuois cela à un de ces caprices qui prennent souvent aux femmes. Son pere même en levoit les épaules avec moi, & traitoit son humeur de volage : mais la fille m’aimoit, & comme elle obéissoit à contre-cœur, elle confia à quelqu’un les véritables raisons de son procédé avec moi. Cette quelqu’une ne put se coucher sans venir en secret me confier cette confidence ; & voilà comme nous sommes faites, cela est dans l’ordre : quand nous trouvons occasion de mortifier notre prochain, & que la malignité naturelle qui nous y porte peut se mettre à l’abri d’un air de bienveillance, oh ! elle est bien charmée. J’appris donc pourquoi cette fille ne me voyoit plus, & je l’appris au moment que je venois de quitter son pere, qui ne m’avoit jamais paru plus tendre que ce jour-là. Je rougis au rapport qu’on me fit, & je ne me ressouviens point d’avoir jamais reçu de leçon d’honneur plus vive ; car je me doutai tout d’un coup des motifs qu’avoit eus le pere, quand il avoit fait cette défense. Je compris l’affront qui m’en revenoit, & je fus honteuse de le mériter : j’étois si outrée que je fus m’enfermer sur-le-champ pour lui écrire : je ne le ménageai point dans ma lettre, & je la finis en lui défendant à mon tour d’une façon terrible de revenir jamais chez moi.

Niveau 5

Metatextualité

On me dit que la lecture de ma lettre l’avoit fait rire ; il y répondit aussi-tôt ; & voici à peu près quelle étoit sa réponse.

Niveau 6

Lettre/Lettre au directeur

Il est vrai que j’ai défendu à ma fille de vous voir : Eh bien, en vérité, cela vaut-il la peine que nous nous brouillons ensemble, ma charmante : en conscience, mon intention a été pardonnable : j’avoue que je ne vous l’ai pas dite, parce que j’ai regardé cela comme un petit arrangement domestique, dont il n’étoit pas besoin de vous étourdir, ma Reine : Ecoutez-moi, sans vous fâcher : Je veux marier ma fille ; cela est juste : Or ma fille, en vous voyant si aimable, voudroit la devenir autant que vous l’êtes ; & moi, j’ai cru bonnement qu’il ne lui appartenoit pas encore de se donner tant de graces, & qu’elles pourroient nuire au projet que j’ai formé de lui trouver un époux : dès qu’elle sera mariée, je vous la rends ; êtes-vous contente ? bon soir, plus de promptitude, ma Déesse. J’aurois grande envie d’aller me jetter à vos genoux, pour vous demander pardon d’une faute malheureusement nécessaire : ce sera quand il vous plaira : J’attendrai patiemment, sans murmurer, comme on attend les faveurs des Dieux : Entre nous pourtant je me veux mal d’être le pere d’une petite friponne qui est cause que vous m’avez tant querellé. Je vous dirai que cette étourdie ne veut plus être qu’en corset, pour ne vous avoir jamois vue autrement. Voyez, je vous prie : c’est bien à elle à faire, ma foi. N’êtes-vous pas de mon sentiment. Je suis, &c.
Je déchirai cette Lettre en mille morceaux ; mais comme on voit, je l’ai gardée long-tems dans ma mémoire ; & sans que je m’en aperçusse trop, ce fut-là le premier accident qui tempera ma coquetterie.
En voici un second qui eut aussi le même effet.

Récit général

Je fus un jour témoin de la brusquerie d’un Cavalier avec une de mes amies. J’avois remarqué depuis quelque tems qu’ils se voyoient tous deux d’assez bon œil : je n’ai jamais su le sujet de la querelle où je les surpris : mais ce Cavalier perdit avec elle le respect d’une façon si hardi, quoique pourtant peu grossiere ; il me parut abuser si insolemment des raisons qu’elle pouvoit avoir de le ménager ; & son ressentiment à elle me parut si timide, je lui vis une colere si humble, si gênée, que la pauvre Dame me fit vraiment pitié. Et en effet une femme ne peut gueres essuyer de moment plus dur que celui-là ; & moi qui vis cela, si j’avois une fille qui eût de l’esprit, je croirois l’élever mieux en lui faisant voir une pareille chose, qu’en lui montrant mille exemples de vertu : la vertu est belle, à la vérité, mais le vice par de certains côtés a encore plus de laideur qu’elle n’a de charmes : oui, il feroit plus d’horreur qu’elle ne feroit de plaisir, quoiqu’elle en fasse infiniment ; je dis le vice, car la simple galanterie en est un : c’est un désordre dans l’esprit dont le cœur a bientôt sa part, & si ce désordre a des douceurs, il n’y a point de femmes qu’elles tentassent, si elles en connoissoient bien l’amertume. L’avanture de mon amie me rendit les hommes moins considerables ; je devins moins avide de leur plaire : ma jeunesse continuoit à se passer, ce qui m’en restoit, je le perdois auprès d’une jeune femme, je le sentois bien : car quoiqu’on dise de notre amour propre, il nous éclaire à merveille sur nos désavantages, quand ils sont de cette espece, & s’il nous dupe alors, c’est en nous persuadant que nous pouvons dérober ces désavantages-là aux yeux des autres : comme je croyois y parvenir en folâtrant plus que de coutume pour contrefaire la jeune ; car une de nos folies encore est de penser à certain âge que des airs étourdis nous rajeunissent : hélas ! nous n’acquerons par-là qu’un défaut de plus qui est d’être de mauvais singes : on a beau s’évertuer, quelque feu qu’on ait à l’âge où j’étois, en eût-on à soi seule plus que toute la jeunesse d’une Ville, jamais ce feu-là ne ressemble au feu qu’on a à vingt ans : il peut bien être plus fou ; mais il ne sera jamais si jeune : il y a toujours quelque chose qui le caracterise, & qui le differencie ; les femmes ne le croyent point, & ne le croiront jamais, qu’après avoir comme moi donné la comédie. Dans ce tems-là, la femme de chambre d’une Dame avec qui j’étois très étroitement liée, la vola, en prenant congé d’elle, & lui emporta dans une petite cassette une somme d’argent assez considerable, qui provenoit de ses épargnes, & du gain du jeu. Cette Dame n’osa faire éclater ce vol, pour des raisons que je ne sçavois pas encore toutes entieres, mais que j’appris dans la suite ; elle vint me prier de parler à cette malheureuse, & de l’intimider le plus que je pourrois. J’allai donc trouver cette femme de chambre qui ne se cachoit pas, & à qui je représentai le péril & la honte d’une pareille action.

Niveau 5

Dialogue

Madame est une ingrate, me répondit-elle en secouant la tête, & d’un ton ferme : elle avoit promis de récompenser mes services mieux qu’elle n’a fait, & ce que je lui ai pris m’étoit dû ; ainsi il n’y a rien à dire : au reste je ne la crains point, j’ai dans mes mains une douzaine de lettres que M……. lui a écrites, & qui l’empêcheront d’être méchante. A l’égard de la honte de l’action dont vous me parlez, quand il seroit vrai que je lui aurois pris plus qu’elle ne me doit, ce qui n’est pas, & ce dont je ne suis pas capable, Pardy je ne suis pas obligée de rougir plus qu’elle. Au bout du compte chacun a ses défauts : celui de Madame est d’aimer l’amour, & le mien est d’aimer l’argent, sur-tout quand il m’appartient : Voilà tout ce que j’ai à vous répondre, à vous, Madame, que j’honore beaucoup :
cela dit, elle fit une grande réverence, & se retira fierement. Pour moi j’allai rejoindre mon amie à qui j’adoucis un peu la réponse de cette créature, mais à qui je conseillai avec amitié, de laisser-là son argent : Elle me quitta confuse, non sans verser quelques larmes, que l’intérêt ne fit pas couler : elles eurent un motif plus raisonnable ; je le compris à la maniere dont elle se comporta depuis.
Il me reste encore sur cette Histoire de quoi remplir une Feuille, & je continuerai suivant ce que j’entendrai dire.