Le Spectateur français (Marivaux): XV. Feuille

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Quinziéme Feuille

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Metatextuality

Il y a quelque tems que j’achetai dans un Inventaire une assez grande quantité de Livres : ils avoient appartenu à un Etranger qui étoit mort à Paris. En les plaçant dans ma Bibliotheque, il tomba d’un gros volume un petit cahier de papier. Je le ramassai, curieux de sçavoir ce qu’il contenoit : je vis qu’il étoit en langue Espagnole, & qu’il avoit pour titre : Continuation de mon Journal. Je le lus aussi-tôt, il me fit assez de plaisir : je l’ai traduit en François, & c’est cette traduction que je donne aujourd’hui.

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A Paris, du lundi septiéme Février, troisiéme jour de mon arrivée. Ce matin j’ai ouvert ma fenêtre entre onze heures & midi ; à l’instant où je l’ouvrois, il est venu un grand coup de vent ; j’allois me retirer ; car la place ne me paroissoit pas tenable : & voyez ce que c’est, j’aurois perdu une leçon de morale. Ce vent m’a fait faire une découverte, il m’a appris qu’il mettoit beaucoup d’hommes dans une situation que j’avois toujours cru indifferente, & qui cependant les rend à plaindre. Que de peines dans la vie ! Hélas ! je n’ignorois pas que le vent causoit bien des malheurs, qu’il abattoit des maisons, déracinoit des arbres, qu’il couchoit les bleds à terre, sans parler des ravages qu’il fait sur mer. Je ne mets point en ligne de compte la poussiere dont il aveugle, les chapeaux qu’il enleve de dessus la tête ; & voilà tous les tristes effets que je lui connoissois. Point du tout ; avec cela, il peut encore affliger les hommes personnellement, il chagrine leur amour propre.

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Heteroportrait

Voici comment. Comme j’allois fermer ma fenêtre, j’ai vu passer trois ou quatre jeunes gens dont les cheveux étoient frisés, poudrés, accommodés avec un art, dont il n’y a que le François qui soit capable : vous auriez dit que c’étoit l’Amour même qui avoit mis la main à ces cheveux-là. L’air ne paroissoit d’abord agité d’aucun zéphyr ; & sur la foi de ce calme perfide, ces pauvres jeunes gens marchoient lestes : ils jouissoient en pleine sécurité de la beauté de leur chevelure, & de la poudre qui l’ornoit : mais qu’en ce monde nos plaisirs sont de courte durée ! Ces jeunes gens étoient contens : crac, une persécution survient ; les voilà dans l’embarras, le vent souffle & les prend à l’oreille gauche : Et vîte, ils se baissent, ils se tournent, ils appellent cent differentes postures au secours de ce malheureux côté que le vent insulte. Quel état douloureux ! il me touchoit : j’étois fâché de m’être mis à la fenêtre, je combattois contre le vent avec eux ; mais il triomphoit : tout alloit en désarroi dans le côté qu’il attaquoit : bientôt il attaque de front ; ensuite il fait le cercle autour de la tête ; la voilà martyrisée, tout est perdu. Oh ! pour lors, ces jeunes gens se sont mis à disputer si péniblement le peu de poudre & d’arrangement qui leur restoit que je n’ai pu y tenir davantage.
J’ai repoussé la fenêtre, & me suis assis, le cœur tout serré de l’affliction où je les laissois. Mon Hôtesse est entrée un moment après, & je n’ai pu m’empêcher de lui demander pourquoi ceux que je venois de voir avoient tant souffert :

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Dialogue

C’est, m’a-t-elle répondu, que ces Messieurs sont galants, qu’ils voyent des femmes, & qu’un homme dépoudré n’a plus bonne mine. Comment ! ai-je dit, ces Messieurs ne plairont d’aujourd’hui, d’aujourd’hui ils ne seront aimables ? ils ne diront rien de joli ? Ah, vent cruel ! mais aussi de quoi se sont avisées les Dames d’ici, de régler leur bienveillance sur le plus ou le moins de poudre qu’un honnête homme peut sauver de la fureur du vent ? Que diantre ! sur ce pied-là, que n’a-t-on imaginé des machines où l’on puisse enfermer son chef ? N’eût-on qu’une cour à traverser, n’en est-ce pas assez pour devenir inhabile à plaire ? Qui pourra se flatter de porter sa tête avec tous ses agrémens chez une femme ?
Mon Hôtesse est sortie en riant de mes discours :

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ensuite deux de mes amis sont venus pour m’emmener dîner chez une Dame Françoise ; mais quoique nous dussions monter en Carrosse, j’ai songé que le vent continuoit, qu’il ne falloit qu’un malheur pour me voir abandonné de ma poudre, & comme on venoit de m’en dire les conséquences, je n’ai point voulu risquer d’arriver chez des Dames, plus laid que je ne suis naturellement. J’ai remercié mes amis, ils sont sortis, & j’ai gardé la chambre toute la journée, sans oser me remettre à la fenêtre, de peur de voir encore quelque ame en peine pour la disgrace que je venois de plaindre.

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Il est cinq heures du soir, je quitte un Livre que j’ai trouvé ici sur des Tablettes, & qui ne contient que des sermons ; j’en viens de lire un qui combat l’Orgueil. Ma foi, il faut que la vertu contraire soit d’une pratique bien difficile. Imaginez-vous que c’est la vanité de bien dire, qui a aidé au Prédicateur à prouver qu’il falloit avoir le cœur humble : aussi le sermon est-il fort beau. Il est vrai qu’en le lisant, je n’ai pas été un moment tenté de la vertu qu’on y prêche : mais en revanche je l’ai trouvée très-élégamment prêchée. Ajustez cela comme vous pourrez ; je vous rends compte de mes impressions, & si celui qui a fait le Sermon les sçavoit, je suis persuadé qu’il seroit content de moi : Je l’admire, il se passera bien que je me convertisse. A vous parler franchement, je ne suis pas étonné du peu d’effet des Prédications : la plûpart ne sont que des pieces d’éloquence, où le Prédicateur nous exhorte bien moins à devenir Pénitens qu’à le trouver habile.

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Je me souviens qu’un jour j’étois dans une petite Eglise où prêchoit un bon Religieux : on ne l’estimoit pas beaucoup, car il n’avoit que du zele : ce bon homme monta en chaire, il prêcha, & je me rappelle à cette heure qu’il prêcha mal, je veux dire qu’il n’étoit pas habile homme. Cependant je l’écoutai, je ne pus m’en empêcher, il gagna mon attention, sans que je m’en aperçusse. Je ne songeai pas seulement s’il y avoit de l’esprit au monde ; le mien se familiarisa, je ne sçais comment, avec la simplicité du sien ; moi qui n’étois pas dévot, je m’intéressois à tout ce qu’il disoit : cela me regardoit, il traitoit de mes affaires, il parloit comme un homme qui vous apporte la vérité, comme un homme qui la croit, & qui, sans y employer d’art inutile, n’a d’autre secret pour vous persuader de ce qu’il dit, que d’en être persuadé lui-même. Vous ne sçauriez croire combien ce ton-là est insinuant : cela ressemble aux entretiens interieurs que nous avons avec nous-mêmes, quand nous réfléchissons sur quelque chose qui nous importe. Vous sentez bien que nous n’y cherchons pas de façon, & que nous ne voulons alors ni briller, ni nous trouver de l’esprit : Nous voulons simplement voir, connaître, & nous déterminer. Eh bien ! ce que disoit ce bon Religieux étoit de ce genre-là : cela imitoit tout naturellement notre façon de penser alors. Enfin il pensa me convertir : mais je n’achevai pas de l’entendre ; car une personne de ma connoissance m’emmena.

Metatextuality

On frappe à ma porte ; c’est une visite qui me vient ; quand elle sera finie, je vous dirai ce que c’est.

Heteroportrait

Me voilà seul, celui qui vient de sortir est un jeune homme qui parle beaucoup, qui s’estime tant qu’il ne peut s’en taire. Il seroit bien mortifié qu’on le soupçonnât de vouloir se louer, & pourtant il veut faire son éloge ; de sorte que tout son embarras est de l’ageancer dans ce qu’il dit, de façon qu’il s’y trouve, sans qu’il paroisse qu’il y ait de sa faute : mais il manque toujours son coup, toujours il y a de sa faute. Enfin c’est de lui que je sçais qu’il est bien fait, qu’il est beau, qu’il est adroit, qu’il a plus d’esprit qu’un autre, qu’il est couru des femmes ; & peut-être dit-il vrai dans ce dernier article. Je l’en croirois volontiers sur le caractere qu’il m’expose : il est plein de lui-même, il a du caquet, il se dit persécuté de bonnes fortunes, il ment joliment à son honneur & gloire : Oh parbleu ! voilà de grands avantages avec les femmes du Païs : vous m’avouerez que c’est-là du mérite, non pas du mérite effectif & vrai, il ne vaudroit rien celui-là : mais de ce mérite badin, comment vous dirai-je ? de ce ridicule galant, enfin de ce mérite impertinent qui agace une femme qui veut plaire : non qu’on ne critique un pareil homme, & qu’on ne doute quelquefois qu’il soit aussi aimable qu’il croit l’être : mais qu’il le soit ou non, il a toujours cela d’heureux, qu’il y gagne une réputation équivoque ; mais c’est toujours une réputation, on parle de lui : Eh ! quel honneur n’est-ce pas pour une femme, que de fixer un pareil homme ? A la vérité, en le voulant fixer, il peut bien arriver qu’elle se fixe elle-même. L’ambition d’être aimée joue souvent de mauvais tours aux femmes ; ainsi notre jeune homme pourroit bien en être aussi couru qu’il le dit. Quoi qu’il en soit, il n’a tenu qu’à moi de le regarder comme un petit prodige. Vain comme il est, si je lui montrois son portrait tel qu’il me l’a fait, il s’évanouiroit, j’en suis sûr : car il n’y a point d’homme plus honteux de se trouver fat, que le fat même, quand il est pris sur le fait.
Sur la fin de notre conversation, il a vu sur ma table ce livre de sermons dont je vous ai parlé : j’ai jugé tout d’un coup que j’allois recevoir de sa part quelque raillerie là-dessus.

Dialogue

Oh, oh, m’a-t-il dit, vous êtes un excellent chrétien : je vous en fais mes complimens. Eh ! ne l’êtes-vous pas aussi, lui ai-je répondu. Sans difficulté, je le suis, m’a-t-il reparti : mais parbleu vous êtes bien un autre homme que moi. Comment ! lire des sermons, y méditer : oh ! je n’irai jamais jusque-là. Vous le prenez sur un ton assez indévot, lui ai je dit. Indévot ! s’est-il écrié, la réflexion est austere ; je crois qu’effectivement vous avez raison, je ne suis pas dévot, vous m’y faites penser, je le deviendrai, c’est une obligation que je veux vous avoir, mon Cher. Croyez-vous, lui ai-je dit, qu’il ne faille pas l’être ? Je vous avouerai, a-t-il repris, que je ne suis pas tout-à-fait de l’humeur de ces bonnes gens qui croient tout, sans trop sçavoir pourquoi : Fort bien, lui ai-je dit ; mais j’ai un petit mot à vous répondre : Ces gens-là, dites-vous, croient tout, sans sçavoir pourquoi : & vous, sçavez-vous mieux pourquoi vous ne croiez pas ? Ah, ah, si je le sçais, m’a-t-il répondu : vous vous divertissez, sans doute ( & cela étoit vrai) oui, Monsieur, je le sçais : je raisonne quelquefois, j’ai des principes.
Moi, là-dessus, curieux du systême étourdi, que pouvoit s’être fait un homme qui n’avoit assurément pour toute philosophie qu’un peu de libertinage, beaucoup de vanité, & force ignorance, j’ai fait semblant de le combattre sérieusement pour l’agacer, & en effet le systême est venu : & ce systême, qui étoit sa croiance, c’étoit un composé de lieux communs, de bribes d’opinions qu’il avoit apparemment retenues de la conversation de quelques esprits, qui se donnent pour esprits forts. Je mourois d’envie de rire : mais je n’ai point voulu fâcher ce Philosophe, dont les raisons étoient à l’abri de toute critique, & devenoient incontestables par le peu de logique qu’il avoit soin d’y observer. Je parlois tout à l’heure des prédications : mais fussent-elles aussi persuasives qu’elles le devroient être, je ne sache rien qui pût mieux établir la Religion, rien qui servît tant à la foi, que de faire prêcher à un Docteur de cette espece-là son incrédulité même : peut-être l’incrédulité des plus forts esprits seroit-elle encore plus efficace : ce qui est de sûr, c’est qu’elle ne nuiroit pas. Quand j’ai vu que mon homme avoit fini ;

Dialogue

en vérité, mon cher Monsieur, lui ai-je dit, vous vous mocquiez tout-à-l’heure de la crédulité des bonnes gens : mais si vous croyez à votre systême, vous n’avez rien à leur reprocher, je vous garantis plus crédule qu’eux. Je vois bien que ce n’est pas le défaut d’évidence qui vous empêche d’ajouter foi à de certaines choses ; car je ne pense pas que vous voyiez plus clair dans celles que vous croyez. A ce discours, il s’est levé d’un air distrait, en ajoûtant, chacun a sa façon de voir. Franchement, ai-je répondu, je comprends bien qu’avec la vôtre, on marche hardiment dans les ténebres.
Quelques complimens assez froids ont terminé notre scene, & il est parti : mais on m’annonce qu’il est tems de souper, bon soir ; je me coucherai de bonne heure.

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Du Mardi huitiéme Fevrier. Les Amans à belle chevelure auront été charmans aujourd’hui : car il a fait le plus beau tems du monde, & le plus calme. Il est huit heures du soir, j’arrive de chez ce Seigneur dont je dois tirer les appointemens que m’a promis la Cour de Madrid pour mes voyages : je vous ai déjà dit que c’étoit un glorieux, d’une humeur hautaine, qui abuse du besoin qu’on a de lui, & devant qui il faut ramper pour l’avoir favorable : chacun a son caractere : il y a des gens qui ne sont pas dans le goût d’être aimés ; une reconnoissance vive & respectueuse ne les pique point ; si l’on ne les craint pas, si la haine qu’on a pour eux ne désavoue pas les soumissions qu’on est obligé de leur faire, & ne les rend pas douloureuses, ils ne sont point contents, ils ne priment point sur vous, ils ne jouissent point de leur autorité, ils préferent en vous une inimitié, qu’ils forcent à se taire, à des sentimens d’estime & d’amitié, qui les honoreroient.

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Heteroportrait

La premiere fois que j’ai vu celui dont je vous parle, c’étoit à Bayonne : il me traita si cavalierement, que je me révoltai, & suivant les principes de l’orgueil humain je ne crus pas qu’un homme d’honneur, & né quelque chose, pût se laisser brusquer sans s’en ressentir ; vous jugez bien que je ne le disposai pas à me rendre service. Pour me punir, il a tâché depuis de faire réduire mes appointemens à la moitié, & il y a réussi ; je ne l’ai sçu que ce matin ; d’abord j’en ai été au désespoir, il m’est venu cent fois dans l’esprit de tout abandonner : mais comme il s’agit d’un interêt de conséquence, puisque j’ai compté sur la somme considérable qu’il ne tient qu’à lui de me faire toucher ici, & qu’étant étranger dans le pays, je ne trouverois point de ressource, la raison m’a donné de plus sages avis ; je me suis résolu d’aller trouver mon homme : vous allez croire que pour cela j’ai sacrifié ma fierté : point du tout, je n’aurois jamois pu faire ce sacrifice-là ; mais j’ai trouvé moyen de tout ajuster : mon amour propre s’est secouru, & vous allez voir son expédient, il est curieux : il faut que je vous en instruise, il pourra même vous servir dans le besoin. Je me suis donc dit, qu’est-ce que c’est ? de quoi s’agit-il ? je ne veux point aller voir cet homme parce qu’il est superbe, qu’il veut qu’on soit bas & rampant avec lui, & que moi je ne veux pas l’être. Eh, pourquoi ne le veux-je pas, puisque c’est le moyen de captiver ses bonnes graces qui me sont nécessaires ? quel inconvenient y aura-t-il à flatter sa foiblesse ? tout aussi peu qu’il y en a à appaiser un enfant qui crie, & dont le bruit vous importune ; & cependant j’ai peur que ce ne soit m’abaisser ? Eh quoi ! la petitesse des hommes mérite-t’elle qu’on lui fasse l’honneur de s’en piquer ? n’est-ce pas l’estimer ce qu’elle vaut que d’en avoir compassion ? je veux être fier : eh, la véritable fierté n’est-elle pas d’être raisonnable ? Allons, partons, mes dégoûts étoient ridicules.
Cette exhortation faite, j’ai pris ma secousse & suis arrivé chez celui dont il s’agissoit ; il m’a regardé d’un œil brusque : mais fidele aux principes d’orgueil, dont je venois de me munir, j’ai caressé l’enfant, je lui ai donné du sucre & des bonbons ; je triomphois de me trouver si supérieur à lui, & l’enfant s’est appaisé. Il faut l’avouer, dans le fond, les orgueilleux, quand on le veut, sont les meilleurs gens qu’il y ait, les créatures du monde les plus faciles, que vous dirai-je ? demain je recevrai tout mon argent, mes appointemens seront augmentés, mon homme m’offre un appartement chez lui, il m’a embrassé, je le haïssois ; je l’aime, & nous nous aimons : oh ! parbleu, qu’il me vienne à présent des orgueilleux, je les attends avec ma fierté.