Le Spectateur français (Marivaux): IX. Feuille

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Neuviéme Feuille

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Metatextualidade

J’ai parlé dans ma derniere Feuille de trois Lettres, qu’une jeune Demoiselle, qui m’est inconnue, m’envoya il y a quelques jours. Elle souhaitte que je les rende publiques ; & de mon côté je la remercie du plaisir qu’elle me fait, en s’adressant à moi pour ce petit service. J’exhorte les personnes, que deux de ces lettres regardent à les lire avec attention quand je les donnerai : je ne leur demande que cela, persuadé qu’elles produiront l’effet que cette Infortunée en attend. Je vais commencer par celle qu’elle m’écrit : elle y fait un détail de l’avanture qui l’a conduite au malheur dont elle gémit aujourd’hui. Cette avanture employera peut-être toute cette Feuille-ci ; mais je ne puis faire autrement, & dans quinze jours on aura le reste.

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Carta/Carta ao editor

Metatextualidade

Monsieur, « La lecture de quelques-unes de vos Feuilles me persuade que vous avez le cœur bon, & qu’une personne aussi malheureuse que je le suis n’aura pas de peine à vous interesser pour elle. Le secours dont j’ai besoin de votre part est que vous produisiez la Lettre que je vous écris, & les deux autres que vous voyez ici ; votre compassion ensuite joindra à cela les réflexions qu’elle jugera les plus capables d’inspirer quelques sentimens d’honneur à un homme qui m’a jettée dans l’opprobre, & quelque retour de tendresse à un pere dont je faisois il y a quelques mois les délices, & dont je fais aujourd’hui la honte & le désespoir. Quelle chute affreuse ! il y a moins de distance de la mort à la vie, que de l’état où je suis à la situation où j’étois.

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Narração geral

Qu’est devenu ce temps où j’étois vertueuse ? où j’étois estimée, autant que chérie ? que d’avantages j’ai perdus ? & quelles horreurs ont pris leur place ? en quelqu’endroit que tu sois, séducteur de mon innocence, homme perfide, que j’ai cru l’honneur même, tu le sçais, & ta conscience te le reprochera toujours, quelque grand qu’ait été mon amour pour toi, ce n’est point par lui que tu m’as vaincue ; ce n’est point d’une fille follement amoureuse dont tu te joues aujourd’hui. Fusses-tu le plus lâche de tous les hommes, tu te souviendras que tu dois tout à l’estime infinie que j’avois pour toi. Non, perfide, ce n’étoit point de la satisfaction de mon amour que j’étois jalouse ; c’étoit du plaisir de te donner des marques de ma confiance ; & tu l’as trahie, cette confiance que tu m’as demandée, mille fois plus respectable & plus obligeante pour toi que ma tendresse même ; tu m’offris ta foi, je la reçus ; j’aurois cru t’outrager en la refusant. Dis-moi, as-tu pu te résoudre à ne pas mériter un procédé si noble & si franc ? peux-tu durer ? peux-tu vivre avec l’idée que je suis détrompée sur ton caractere ? peux-tu, sans être pénétré de confusion, te représenter l’étonnement mortel où je suis ? songe à ces sentimens dont je t’honorois, dont ma vertu se faisoit même une obligation de t’honorer ; & ces sentimens si glorieux pour toi, compare-les dans le fond de ton ame à ceux à qui tu laisses aujourd’hui la mienne en proye. Ces parens, ces amis qui me méprisent à présent, s’ils avoient lu dans mon cœur, si les motifs de ma conduite avec toi leur étoient connus, comme ils te le sont, trouveroient-ils que mon malheur eût d’autre source qu’une crédulité généreuse ? parle, que verroient-ils ? qu’une Infortunée vrayement estimable, dans une fille dont ta lâcheté leur fait une indigne. Hélas ! je n’ai d’autre tort que de n’avoir pas rencontré un honnête homme.
Pardon, Monsieur ; mon affliction me distrait de ce que je dois vous dire : apprenez mon avanture. Celui qui me l’a rendue si funeste la lira peut-être ; peut-être il en sera touché : que vous dirai-je ? je voudrois qu’il se repentît, & je le voudrois pour lui, comme pour moi-même. Puis-je, après l’avoir tant aimé, ne pas m’affliger de le voir sans honneur ? Non, je l’avoue ; je ne sçaurois m’empêcher, dans ma douleur, de confondre sa honte avec la mienne. Tel qu’il est, il a part à mes pleurs : que sçais-je ? il y a quelquefois plus de part que moi-même.

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Narração geral

Ma mere qui est morte depuis huit mois, à qui le Ciel a voulu sans doute épargner la désolation où je l’aurois mise, si elle avoit été témoin de mon état ; ma mere que ma reconnoissance pour l’éducation vertueuse qu’elle m’a donnée, cette mere si tendre, que mon amour, que mon respect pour sa mémoire venge dans le fond de mon cœur d’un affront qu’elle ne ressent pas ; ma mere, dont le nom seul me confond, m’avoit menée à la campagne chez une Dame de nos amies, qui alloit, disoit-on, marier sa fille au fils d’un de ses voisins. Je ne connoissois encore ni la Demoiselle, ni le jeune homme en question : je trouvai l’une digne de l’attachement du plus galant homme ; & l’autre... hélas ! je le crus bien different de ce qu’il se montre aujourd’hui. Jamais physionomie ne garantit tant de candeur, n’offrit tant de graces mêlées avec tant d’apparence de probité. Un jour, à l’écart, je félicitois sa maîtresse, qui étoit déja devenue mon amie, du bonheur que la fortune sembloit lui réserver.

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Mais quelle fut ma surprise ? quand cette fille, que je croyois devoir être si contente, me dit alors… j’estime Monsieur ***, il est aimable ; & si je voulois un mari, je lui donnerois la préférence sur tous les hommes que je connois : mais, ma chere, avec tout cela, je ne l’épouserai point, soyez-en bien persuadée ; je ne puis vous en dire davantage, je craindrois que votre amitié pour moi ne vous fit révéler le reste de mon secret à ma mere : mes desseins lui sont aussi inconnus qu’à vous ; je ne puis m’en assurer l’exécution, qu’en les taisant, & demain vous serez mieux instruite. Tout ce qui me reste à vous dire, c’est que je vous aime, & je voudrois que l’époux qu’on m’avoit destiné devînt le vôtre : je lui crois le caractere aussi aimable que la figure, j’en ai même quelque preuve.
Dès que je sçus ce que nos parens avaient résolu de faire de nous, je lui parus plus sérieuse qu’à l’ordinaire ; je tâchai, par de fréquentes marques d’indifférence de le dégoûter d’un mariage que je ne voulois pas accomplir, & que ce peu d’agrémens qu’il voyoit en moi pouvoit pourtant lui rendre souhaitable. Je m’attendis de sa part à quelques plaintes qui auroient amené de la mienne une entiere explication de mes sentimens ; mais il ne me dit rien, & se conforma sans murmure à mes manieres. J’en fus étonnée : je craignis (par vanité peut-être) que cet air si tranquille ne vînt du dépit de me voir tant de froideur ; je craignis même que ce dépit ne vînt d’un peu d’amour dont je voulois arrêter le progrès.

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Diálogo

Dans cette pensée, je lui demandai sans façon s’il m’aimoit, & je le priai de me répondre là-dessus sans détour. » Puisque vous m’ordonnez de vous parler avec vérité, me dit-il, Mademoiselle : voici ce que je pense. Toute politesse à part, je n’ai rien vu de si aimable que vous : tout ce qui peut rendre charmante vous l’avez avec profusion ; mais, je vous l’avoue, jusqu’ici mes yeux ont plus remarqué cela que mon cœur, parce que j’ai toujours été frappé de je ne sois quoi de grave que vous avez dans l’esprit, d’un certain caractere de réserve qui est en vous, qui m’intimide & me fait pancher au respect plus qu’à l’amour. On va nous marier ensemble, & je ne me donnerois pas le moindre mouvement pour l’empêcher ; car je ne crains point ce moment-là ; je l’attends gayement, mais sans impatience. Voilà mon cœur à découvert ; de votre côté, si vous m’encouragiez un peu, je vous aimerois sans doute, j’en suis sûr, sans en avoir d’autre preuve que la liberté d’esprit où je me trouve. « C’en est assez, Monsieur, lui répondis-je alors, gardez-vous de m’en dire davantage ; ma résolution est prise depuis long-tems ; je ne veux point vous encourager à m’aimer, parceque je ne veux aimer personne ; mais, après ce que vous venez de me dire, je vous avoue à mon tour que, sans cette résolution dont je vous parle, vous auriez bientôt de l’inclination pour moi, s’il dépendoit de moi de vous en donner ; mais ne songeons plus à cela ni l’un ni l’autre. Jusqu’à présent nous voilà, grâce au Ciel, en état de prendre tous deux notre parti sans peine ; laissons nos parens dans l’idée qu’ils ont de nous unir ; vivons comme de coutume ensemble ; je me charge du soin de rompre leur projet, quand il en sera temps. Ce jeune homme, ajoûta cette fille, en continuant, m’écouta paisiblement, & me quittant ensuite » ; puisque votre cœur ne doit être à personne, me dit-il, je ferai bien de rompre une conversation que j’ai, ce me semble, écoutée avec une attention dont je me défie ; j’en agirai avec vous à mon ordinaire ; suivez vos desseins, & ne m’en parlez plus, je vous en prie.
Je ne vous ferai point, Monsieur, le détail de tous les discours que nous tînmes, mon amie & moi. Quand elle eut achevé son récit, sa mere l’appela quelques momens après : elle se retira, & moi je restai dans une allée du Jardin où nous nous étions promenées ; mais j’y restai toute émue, & comme une personne à qui l’on vient d’apprendre une nouvelle qui la remplit d’espérance & de crainte. Je m’intéressois à tout ce qu’on m’avoit dit, sans pouvoir encore démêler pourquoi ; il me sembloit que c’étoit de moi dont nous avions parlé, que c’étoit sur moi que rouloit toute l’avanture. Je faisois des réflexions que je condamnois par d’autres ; je ne sçavois quel parti prendre ; je m’imaginois que je devois me déterminer à quelque chose, & je voyois que j’avois tort de me l’imaginer ; je reconnoissois mon trouble, & je n’en sortois point ; j’en avois peur, & je le rappelois. Cet homme qui n’avoit point d’amour pour mon amie, l’aveu sincere qu’il en avoit fait, cette amie qui méditoit elle-même un dessein, qui souhoitoit que son amant vînt à m’aimer, qui me disoit qu’il étoit aimable, & qui me le persuadoit ; je ne sçais combien de petites remarques qui venaient alors s’offrir en foule à mon esprit : les regards de ce jeune homme que je me ressouvenois d’avoir souvent surpris sur moi ; ceux que j’avois à mon tour jettés sur lui ; les motifs que je donnois aux siens ; la confusion où j’étois de ce qu’il avoit pu lire dans les miens ; de simples paroles, des actions que je ne pouvois m’empêcher d’interpréter de sa part, que j’avois crues innocentes de la mienne, & qui ne me le paroissoient plus, je voyois dans tout cela des presages qui menaçoient mon cœur d’un accident qui m’attachoit, & que je ne pouvois m’expliquer ; j’y voyois une fatalité, ou plutôt je voulois l’y voir ; je m’égarois dans un caos de mouvemens, où je m’abandonnois avec douceur, & pourtant avec peine. Telle étoit mon agitation, quand retournant dans une autre allée, je rencontrai tout à coup cet objet encore confus de mes pensées, ce jeune homme dont j’étois si occupée. Je demeurai presque immobile à sa vûe, je le sentis aimable ; je rougis en le sentant, & cependant mon amour alors me parut moins naître que continuer. Il m’aborda de son côté d’une façon si interdite que je vis qu’il m’aimoit aussi, & que même il m’aimoit depuis qu’il m’avoit vue ; je ne doutai pas qu’il ne fût dans un trouble égal au mien, qu’il ne pensât comme moi, qu’il n’eût mes mouvemens, mes réflexions ; qu’enfin il ne fût pour moi ce que j’étois pour lui ; & par une bizarrerie surprenante, tout cela se trouva vrai. Son embarras me frappa, le mien l’intimida, parcequ’il le comprit ; une intelligence mutuelle nous donna la clef de nos cœurs ; nous nous dîmes que nous nous aimions, avant que d’avoir parlé, & nous en fûmes tous deux si étonnés, que nous nous hâtâmes de nous quitter pour nous remettre.
J’interromps ici la suite de cette histoire, dont le reste ne peut se partager. Je viens de recevoir un billet d’un de mes amis, par qui je vois finir ma Feuille. C’est une gayeté dont j’espere que tous mes lecteurs voudront bien rire.

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Carta/Carta ao editor

Comme je suis dans l’habitude de vous rendre compte de tout ce qui m’arrive, je vous dirai, mon cher ami, qu’il me tomba l’autre jour entre les mains une Feuille grecque de la divine Iliade. O Dieux ! dans quel état la vis-je ! un Grec en seroit mort subitement : mais le Ciel, qui conduit tout, n’a pas voulu qu’il en coutât la vie à personne, & l’avanture a raté sur moi, qui, par bonheur, suis un ignorant. Imaginez-vous donc que la Feuille de l’homme divin avoit servi à envelopper des denrées d’Epicier ; elle en portoit encore les marques. Je ne m’en étonnai pas, car je la ramassai à la porte de l’Epicier même ; & je jugai tout d’un coup que cette relique du Parnasse ne pouvoit être tombée chez un Moderne plus irreligieux. N’allez pas divulguer cette affaire ; cela ruineroit je ne sçais combien de ces sortes de Marchands qui fournissent quantité de dévots d’Homere. Pour moi, qui, comme vous sçavez, me tiens neutre sur tout culte littéraire, je n’ai fait ni bien, ni mal au lambeau grec ; j’en ai vu le caractere, je l’ai remis sagement où je l’avois trouvé, souhaitant que le sort ne conduisît là nul passant de l’observance d’Homere, (sentiment de charité qui ne nuit pas à la neutralité,) & je me suis retiré en essuyant mes doigts qu’il avoit un peu salis. Mandez-moi si je me suis bien comporté ; j’attends votre réponse, & je réserve pour une autrefois à vous raconter une nouvelle avanture, qui regarde nos Modernes. Je suis, &c.