Citazione bibliografica: Pierre Carlet de Marivaux (Ed.): "VIII. Feuille", in: Le Spectateur français (Marivaux), Vol.1\008 (1752), pp. 86-99, edito in: Ertler, Klaus-Dieter (Ed.): Gli "Spectators" nel contesto internazionale. Edizione digitale, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1230 [consultato il: ].


Livello 1►

Huitiéme Feuille

Livello 2► Metatestualità► Dans ma derniere Feuille, je jettai quelques idées au hazard sur les critiques que l’on fait aujourd’hui de la plûpart des ouvrages d’esprit, & sur la corruption de goût que peuvent entraîner ces critiques, qui partent moins du bon sens que de l’inimitié des partis, & des préventions jalouses où l’on est aujourd’hui les uns contre les autres.

Mais comme je ne traitai pas la chose d’une façon méthodique, & que je pris mes réflexions comme elles [87] venoient, je pourrois bien un de ces jours argumenter dans les formes, & prouver qu’écrire naturellement, qu’être naturel n’est pas écrire dans le goût de tel Ancien, ni de tel Moderne, n’est pas se mouler sur personne quant à la forme de ses idées, mois au contraire, se ressembler fidélement à soi-même, & ne point se départir ni du tour ni du caractere d’idées pour qui la Nature nous a donné vocation : qu’en un mot penser naturellement, c’est rester dans la singularité d’esprit qui nous est échûe, & qu’ainsi que chaque visage a sa physionomie, chaque esprit aussi porte une différence qui lui est propre : que la correction qu’il faut apporter à l’esprit n’est pas de l’arracher à cette différence ; mais seulement de purger cette même différence du vice qui peut en gâter les graces, de lui ôter ce qu’elle peut avoir de trop cru, & de lui procurer ce qu’il arrive aux physionomies les plus singulieres qui ne changent point ; mais qui, par le commerce que les hommes ont ensemble, contractent je ne sçais quoi de [88] liant qui les mitige, nous apprivoise avec elles, & nous rend par-là leur singularité agréable, ou du moins curieuse ; & qu’enfin, lorsqu’il a paru un beau génie dans certain genre, il n’est pas raisonnable de le proposer autrement aux autres, que comme un génie qui peut servir à exciter les forces du leur, & non pas comme un modele sur lequel il faille calquer sa façon de penser pour être habile homme ; & qu’il est absurde de dire d’un homme qui a travaillé dans le même genre, qu’il a mal réussi, parce qu’il n’aura pas travaillé dans le même goût ; Livello 3► Exemplum► que c’est tout comme si l’on disoit à toutes les femmes aimables….. n’entreprenez pas d’être gayes, ou d’être tendres : on se moqueroit de vous ; car vous n’avez ni la couleur ni les traits de Madame une telle, dont les gayetés, & la tendresse, ont tant réussi, & ce n’est précisément qu’avec cette couleur & ces traits qu’on peut inspirer de la joye ou de l’amour d’une certaine sorte, hors de laquelle nous ne voulons ni aimer ni nous réjouir.

[89] Par cette fantaisie-là, il n’y auroit peut-être point de femme dont le visage ne fût mis au rebut ; mais heureusement pour nous, & pour la plus belle moitié du monde, la diversité là-dessus n’a point de travers d’esprit à craindre de notre part ; la Nature nous l’a trop bien recommandée ; & de ce côté-là, nous nous prêtons docilement aux aimables variétés que cette Nature nous présente. ◀Exemplum

Pourquoi donc les rebutons-nous dans les productions d’esprit, & tâchons-nous de les décrier ? Seroit-ce qu’il est mortifiant d’avouer le plaisir que nous font les ouvrages des autres ? Est-ce que nous ne voulons ni les estimer ni qu’on les estime ? Que le talent d’Auteur traîne après lui de petitesses !

J’adresse ceci à tous ceux qui se mêlent de belles lettres ; en un mot, aux deux partis qui regnent aujourd’hui, & qui ont chacun leur formule de critique, & chacun leurs Partisans, leurs Eléves, qui sont les dupes des deux partis.

A l’égard de ces dupes, ils peuvent ne plus l’être, quand ils vou-[90]dront ; & cela, sans qu’il leur en coûte aucun examen fatiguant.

Voulez-vous sçavoir ceux à qui d’entre les deux partis, vous devez le plus d’estime ? La recette est sûre : écoutez les Auteurs eux-mêmes : remarquez bien ceux qu’ils prennent à tâche de décrier, contre lesquels ils employent le plus de raisonnemens & de dissertations ; ceux contre qui leur critique ou leur mépris mord avec le plus d’emportement ; & cet emportement, tâchez de le démêler, tout masqué qu’il sera quelquefois d’un air de discrétion ou d’indifférence jalouse ; souvent même vous verrez attaquer les gens d’une maniere oblique ; on les accablera sous le nom d’un tiers qu’on supposera entiché de leur doctrine, sans compter mille autres petites rubriques d’inimitié qu’on employera pour leur ruine.

Encore une fois, remarquez bien ceux que cela regarde ; & voilà qui est fait : tenez-les à votre tour pour d’habiles gens ; vous venez de les entendre louer : car dans la profession, on ne se loue pas autrement. [91] Oui, toutes les injures qu’on leur a faites sont vraiment autant d’éloges dont vous ferez l’estimation au degré de venin & de subtilité que portent ces injures mêmes ; & croyez ce que je vous dis, comme vous croyez au produit d’une somme calculée dans la derniere exactitude.

Nous avons beau dissimuler le mérite qui nous blesse ; nous avons beau l’attaquer : il a cet avantage sur notre malice, qu’elle ne peut se sauver d’en faire l’aveu. Oui, il en faut venir là de bonne ou de mauvaise grace ; le reconnoître avec une franchise généreuse, ou lui rendre hommage par les marques honteuses de notre jalousie.

De tous les mensonges, le plus difficile à bien faire, c’est celui par qui nous voulons feindre d’ignorer une verité glorieuse à nos Rivaux ; notre amour-propre, avec toute sa souplesse, est alors défaillant en ce point, qu’il ne peut dans ses fourberies se déprendre de la passion qui l’agite ; cette passion le suit ; il ne peut se l’assujettir, ni la soustraire ; elle est empreinte dans tout ce qu’il nous fait [92] dire ; on la voit, & cela trahit sa malice, & l’en punit.

Racconto generale► J’ai une preuve toute récente de ce que je dis. Je suis à la campagne, & hier je rendis visite à une Dame assez jolie, & d’un assez bon air. Je ne la connoissois pas encore, & des amis communs m’avaient mené chez elle.

Dans la conversation on vint à parler d’une autre dame, voisine de celle chez qui j’étois, & que je devois voir aussi le lendemain pour la premiere fois… C’est une fort-aimable femme, dit alors quelqu’un de la compagnie ; à cela, pas un mot de réponse de la part de la Dame qui étoit présente : mais en revanche, question subite, faite à propos de rien, sur le temps que j’avois envie de passer à la campagne.

Bon, dis-je en moi-même, bon ; pour la Dame dont on a parlé, elle est aimable ; c’est un fait, & peut-être plus aimable que celle à qui je parle (qui ne l’étoit pourtant pas mal) : ce peut-être que je formois se convertit bien tôt en certitude.

Livello 4► Dialogo► Quelqu’un reprit le discours sur la [93] Dame, dont le silence de l’autre avoit ébauché l’éloge, & dit : on m’assûroit, l’autre jour, que son mari étoit jaloux, & il est vrai qu’on peut l’être à moins….. Lui jaloux ! répondit-elle alors ; c’est un conte que cela. Madame….. est d’une conduite si sage que cette foiblesse-là ne seroit pas pardonnable à son mari ; & d’ailleurs, c’est une femme qui a beaucoup d’agrémens, il est vrai ; mais n’avez-vous pas remarqué qu’elle est d’une physionomie extrêmement triste ?..... il me semble que non, reprit un de mes amis ; peut-être que je me trompe, dit-elle encore ; mais comme elle n’a guère de tein, qu’elle a je ne sçais quoi d’un peu rude dans les yeux.... Elle, gueres de tein, & du rude dans les yeux ! répondit alors un de ces Messieurs en s’écriant : je lui ai toujours trouvé les yeux vifs, & la derniere fois que nous la vîmes, elle étoit plus vermeille qu’une rose…... Bon ! répartit-elle : le Ciel la préserve d’être toujours vermeille à ce prix-là ; la pauvre femme ! elle avoit une migraine affreuse ; voilà, Monsieur, [94] d’où lui venoit ce beau tein : non, non, assurément, le tein n’est pas ce qu’elle a de plus beau, & pour l’ordinaire elle est pâle, aussi est-elle d’une santé assez infirme ; je ne connois point de femme plus sujette aux fluxions, que celle-là ; cela lui a même gâté les dents qu’elle avoit assez belles. Ecoutez, elle n’est plus dans cette grande jeunesse au moins, elle se soutient pourtant assez bien. ◀Dialogo

Eteroritratto► Une visite qui arriva rompit le cours d’une satyre qui rendoit une femme triste parce qu’elle étoit modeste, convertissoit la vivacité de ses yeux en rudesse, ne lui souffroit un beau tein qu’en conséquence d’une migraine, lui remplissoit la tête de fluxions pour lui gâter les dents, & la faisoit infirme pour la vieillir ; satyre, en un mot, qui, en trois ou quatre traits enveloppés dans un air perfide de bienveillance, barbouilloit tous les appas de la Dame en question, ruinoit ses dents, sa santé, sa jeunesse, son tein, & le feu de ses yeux. ◀Eteroritratto

Pour moi, sur ce portrait-là, je m’attendis à voir une femme char-[95]mante ; car tant de fiel qu’on venoit de répandre sur elle ne pouvoit tirer sa source que d’une jalousie douloureusement sensible & allumée par de grandes causes.

De sorte qu’impatient de vérifier là-dessus mes conjectures, je courus le lendemain chez cette femme triste, pâle, infirme & âgée. Je ne m’étois pas trompé : je la trouvai telle que je l’avois comprise sous les expressions dont on s’étoit servi contr’elle ; je vis en un mot que j’avois très sçavamment entendu la langue que parle l’amour propre dans une jolie femme qui en peint une belle.

Eteroritratto► Cette femme à physionomie triste me parut avoir un air sage : sa pâleur étoit une blancheur mêlée d’un incarnat doux & reposé ; ses yeux rudes jettoient des regards vifs & imposans. A l’égard de son air infirme, on pouvoit le justifier par je ne sçais quoi de mignard, de tendre & de languissant, répandu dans sa figure ; au reste, je remarquai que cette Dame crachoit assez souvent, & ce fut à cela que j’attribuai l’idée des fluxions [96] qui lui gâtoient les dents ; pour son défaut de jeunesse, je le trouvai, moitié dans beaucoup d’embonpoint, & moitié dans la simplicité de ses ajustemens. ◀Eteroritratto ◀Livello 4

A vous dire le vrai, il n’appartient qu’à l’amour propre piqué, d’apercevoir les rapports éloignés que tant d’avantages pouvoient avoir avec les défauts qu’on m’avoit annoncés.

Oh ! voyons à présent comment s’exprime l’amour propre d’une belle femme, sur le compte d’une autre personne qui n’a que des agrémens subalternes.

Livello 4► Dialogo► Après les complimens requis dans cette visite, cette Dame-ci me demanda si j’avois vû l’autre. Oui, Madame, lui répondis-je…… Eh bien, Monsieur, qu’en dites-vous, reprit-elle, sans me donner le temps d’en dire davantage ? Estes-vous du goût de tout le monde ? Vous plaît-elle ? & n’ai-je pas là une jolie voisine ? je vous avoue que c’est ma beauté. ◀Dialogo

Quelle croyez-vous que fût mon idée, en l’entendant parler sur ce ton là ? que si je n’eusse pas déjà vu l’au-[97]tre, j’aurois deviné là-dessus qu’elle portoit un visage inférieur à celle-ci.

Livello 5► Eh bien ! nos deux femmes, & les Auteurs entr’eux, c’est tout un ; & pour mieux dire, je crois qu’on peut juger tous les hommes en général sur la même regle.

Exemplum► Volontiers louons-nous les gens qui ne nous valent pas ; rarement ne censurons-nous pas ceux qui valent mieux que nous : ainsi nous ne louons le mérite d’autrui presque que pour sousentendre la supériorité du nôtre ; & quand nous le blâmons, c’est la douleur de le sentir supérieur au nôtre qui nous échappe. Mais je laisse là les querelles des Auteurs, & les réflexions qu’ils me font faire. ◀Exemplum ◀Livello 5 ◀Livello 4

Avant que de finir cette Feuille, je ne puis m’empêcher de dire un mot d’un Livre que je lisois ce matin, & qui est intitulé les Lettres Persanes, dont je n’ai encore lu que quelques-unes ; & par celles-là, je juge que l’Auteur est un homme de beaucoup d’esprit : mais entre les sujets hardis qu’il se choisit, & sur lesquels il me paroît le plus briller, le sujet qui [98] réussit le mieux à l’ingénieuse vivacité de ses idées, c’est celui de la Religion, & des choses qui ont rapport à elle. Je voudrois qu’un esprit aussi fin que le sien eût senti qu’il n’y a pas un si grand mérite à donner du joli & du neuf sur de pareilles matieres, & que tout homme qui les traite avec quelque liberté peut s’y montrer spirituel à peu de frais : non que, parmi les choses sur lesquelles il se donne un peu carriere, il n’y en ait d’excellentes en tous sens, & que même celles où il se joue le plus ne puissent recevoir une interprétation utile ; car enfin, dans tout cela je ne vois qu’un homme d’esprit qui badine : mais qui ne songe pas assez, qu’en se jouant, il engage quelquefois un peu trop la gravité respectable de ces matieres : il faut là-dessus ménager l’esprit de l’homme, qui tient foiblement à ses devoirs, & ne les croit presque plus nécessaires, dès qu’on les lui présente d’une façon peu sérieuse.

L’auteur, par exemple, blâme les Loix de l’Europe, contre ceux qui se tuent eux-mêmes ; il les appelle [99] injustes & furieuses ; il veut qu’on laisse à l’homme le droit de sortir de la vie quand elle lui est à charge ; il dit que cet homme, en se défaisant, ne fait que changer les modifications de sa matiere, & rendre quarrée une boule que les loix de la création avoient fait ronde.

De l’air décisif dont il parle, on croiroit presque qu’il est entré de moitié dans le secret de cette même création : on croiroit qu’il croit ce qu’il dit, pendant qu’il ne le dit, que parcequ’il se plaît à produire une idée hardie.

Quoi qu’il en soit, je crois que j’acheverai son Livre avec autant de plaisir que je l’ai commencé. ◀Racconto generale Je réserve pour la Feuille suivante l’aventure d’une Demoiselle, dont on me rendit l’autre jour un paquet, qui contient des lettres qu’elle m’adresse, dont l’une est pour son Amant, l’autre pour son pere, & l’autre pour moi. Je les produirai toutes trois. ◀Metatestualità ◀Livello 3 ◀Livello 2 ◀Livello 1