Le Spectateur ou le Socrate moderne: LXII. Discours

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LXII. Discours

Zitat/Motto

Exigite, ut mores teneros ceu pollice ducat,
Ut si quis cerâ vultum facit.

Juv. Sat. vii. 237.

Dites-lui bien : Rendez mon Fils docile & raisonnable ; qu’il soit comme la cire molle entre nos mains.

Metatextualität

Lettre su <sic> l’Education de la Jeunesse.

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Brief/Leserbrief

Monsieur, « Pour m’aquitter de la promesse que 1je vous fis en dernier lieu, vous trouverez ici quelques nouvelles pensées sur l’éducation de la Jeunesse, & j’examinerai d’abord cette fameuse Question, savoir, Laquelle des deux est préférable, ou celle qu’on reçoit dans une Ecole publique, ou celle qu’un Précepteur donne en particulier ? Les plus grands Hommes de presque tous les siécles ont été d’un avis si different à cet égard, qu’après avoir allégué les principales raisons de part & d’autre, je laisserai à chacun le soin de se déterminer là-dessus de la maniere qu’il l’entendra. Les Romains, comme nous l’apprenons de Suetone, croyoient que les Peres devoient élever eux-mêmes leurs Enfans ; & Plutarque nous dit, dans la Vie de Marc Caton, qu’aussi tôt que son Fils fut d’un âge à raisonner un peu, Caton ne voulut jamais permettre qu’un autre que lui-même l’enseignât, quoiqu’il eût alors chez lui un Domestique nommé Chilon, qui étoit habile Grammairien, & qui avoit instruit quantité de Jeunesse. Les Grecs au contraire sembloient avoir plus de penchant pour les Ecoles publiques & les Seminaires. L’Instruction donnée en particulier promet la Vertu & une bonne Education ; une Ecole publique inspire de la hardiesse, & fait bien-tôt connoître les manieres du monde. Monsieur Locke, dans son fameux Traité sur l’Education des Enfans, avoue qu’il y a des inconveniens à craindre de part & d’autre.

Zitat/Motto

2Si je garde, dit-il, mon Enfant à la Maison, il court risque de s’y donner des airs 3d’un jeune Maître ; & si je l’envoye hors de chez moi, il est presque impossible de le garantir de la contagion du Vice & de l’impolitesse qui régnent par tout. Peut-être qu’il conservera mieux son innocence au Logis, mais il sera plus ignorant dans les affaires de la vie, & plus niais lors qu’il paroîtra dans le monde.
Avec tout cela, cet habile Ecrivain se détermine pour l’Education domestique, parce qu’il est plus difficile d’acquerir la Vertu que la connoissance du monde, & que le Vice est plus opiniâtre & plus dangereux que la Simplicité : outre qu’il ne voit pas pour quelle raison un Enfant conduit avec prudence, ne pourroit pas se munir de la même hardiesse chez son Pere, que dans une Ecole publique. Il donne ainsi avis aux Peres d’accoûtumer leurs Fils à voir les Etrangers qui vont chez eux, de les produire dans les visites qu’ils rendent à leurs Voisins, & de les faire causer avec des Gens d’esprit & polis. On objectera peut-être là-dessus, que ce n’est pas la seule chose nécessaire, & qu’à moins que les Enfans s’entretiennent avec leurs Egaux, soit pour l’âge ou les talens naturels, il ne sçauroit y avoir aucun lieu pour l’Emulation, ni les autres Passions les plus vives de l’Esprit, qui pourroit devenir insensible & stupide s’il n’étoit quelquefois agité par leur mouvement. Un des plus célébres Ecrivains, que notre Nation ait produit, observe qu’un jeune Garçon, qui forme des Partis, & se rend populaire dans une Ecole, ou dans un Collége, ne manqueroit pas de jouer le même rôle dans un Sénat, ou dans un Conseil privé. D’ailleurs, Monsieur Osburn qui parle en Homme versé dans les affaires du monde, soûtient que le Projet de voler du Fruit dans un Verger, bien tramé & bien executé, éleve insensiblement un jeune Garçon à la Prudence & au Secret, & le rend capable de choses plus importantes. En un mot, l’Education domestique semble être la voie la plus naturelle pour former un jeune Homme à la Vertu, & celle du Collége pour le rendre propre aux affaires. La premiere pourroit fournir un bon Sujet à la République de Platon, & l’autre un digne Membre pour une Societé abandonnée aux artifices & à la corruption. Cependant, il faut avouer que le Maître d’une Ecole publique, ou le Régent d’une Classe, a quelquefois tant de jeunes Garçons à instruire, qu’il ne sçauroit donner à chacun tous les soins requis. Avec tout cela, c’est l’Erreur dominante de notre siécle, où l’on voit que la plûpart des Peres, qui voudroient tous que leurs Fils devinssent habiles, ne jugent pas à propos d’encourager un honnête Homme à prendre soin de leur Education. Il est vrai que, depuis quelques années, on a remédié à ce défaut dans nos grandes Ecoles ; en sorte que nous voyons aujourd’hui à leur tête non seulement des Gens d’esprit & capables, mais aussi des Soû-Maîtres experts & de bonnes Aides. D’ailleurs, manque d’établir le même ordre dans ces petits Seminaires à la Campagne, on voit quantité de bons Esprits échouer & se perdre. Je panche d’autant plus à le croire, que je l’ai éprouvé moi-même sous deux Maîtres Campagnards, l’un & l’autre fort indignes de l’Emploi qu’ils avoient pris. Le premier m’imposoit des tâches bien au-dessus de mes forces, quoique je ne fusse pas un des moindres, s’il m’est permis de le dire, & il me traitoit cruellement pour n’avoir pas fait l’impossible. L’autre étoit d’une humeur bien differente ; & un Ecolier, qui vouloit s’acquitter de ses messages, laver sa Caffetiere, ou sonner la Cloche, pouvoit se dispenser, tant qu’il le jugeoit à propos, de lire ses Auteurs Classiques. J’y ai connu un jeune Drôle, qui souvent ne rendoit pas sa tâche, sous prétexte qu’il avoit aidé à la Cuisiniere, & c’étoit une excuse légitime. Il y avoit aussi le Fils d’un Gentilhomme du voisinage, qui y demeura cinq ans, dont il passa la plus grande partie à promener, ou aller abreuver la Haquenée grise de notre Maître. Pour moi, qui ne daignois pas m’attirer ses bonnes graces par des services de cette nature, je devins le plus habile, & je fus le plus maltraité de tous les Ecoliers. Pour finir ce Discours, je releverai un avantage qui se trouve dans les Ecoles publiques, & dont Quintilien a parlé, je veux dire que nous y contractons souvent des Amitiez qui nous sont fort utiles dans la suite. Je vous en donnerai un Exemple connu de bien des Personnes, & que vous ne devez point du tout révoquer en doute.

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Allgemeine Erzählung

Tous ceux qui ont fréquenté l’Ecole de Westminster, sçavent qu’il y a un Rideau, qui traverse par le milieu la grande Chambre où elle se tient, & qui sépare l’Ecole haute de la basse. Il arriva un jour, par malheur, qu’un Etudiant déchira ce Rideau : La sévérité du 4Maître étoit si bien connue, que ce jeune Garçon ; d’un naturel doux & timide, desesperoit d’en obtenir le pardon, qu’il trembloit, depuis la tête jusqu’aux pieds, dans la crainte du châtiment qui lui seroit infligé : Alors un Ami, qu’il avoit à son côté, lui dit de ne s’allarmer pas, & qu’il prendroit sa faute sur lui-même. En effet, il lui tint parole. Ces deux Amis devenus Hommes, lorsque la Guerre civile éclata, ils embrasserent differens Partis, l’un suivit le Parlement, & l’autre le Roi. Celui qui avoit déchiré le Rideau tâcha de s’avancer dans les Emplois civils, & l’autre, qui en avoit subi la peine, dans les militaires : Le premier eût un si heureux succès, qu’il devint bien-tôt un des Juges sous Cromwel. L’autre s’engagea dans la fatale Expédition de Penruddock, & de Groves à 1’Oüest de l’Angleterre. Il seroit sans doute inutile de vous raporter ici en détail l’évenement de cette Entreprise. Tout le monde sçait que le Parti du Roi y fut mis en déroute, & que tous leurs Chefs, entre lesquels étoit le généreux Ecolier, furent emprisonnez à Exeter. Il arriva que son Ami fût alors envoyé à l’Oüest pour y tenir les Assises, & y administrer la Justice. Le Procès des Rebelles, comme on les apelloit en ce tems-là, fut bien-tôt instruit, & il ne restoit plus qu’à prononcer la Sentence, lorsque le Juge, à l’ouie du Nom de son Ami, qu’il n’avoit pas vû depuis bien des années, & après l’avoir considéré avec plus d’attention, lui demanda s’il n’avoit pas étudié dans l’Ecole de Westminster ? Par sa réponse, il vit d’abord que c’étoit le même bon Ami, qui s’étoit chargé de sa faute. Là-dessus, il ne témoigna rien ; mais il se rendit au plus vite à Londres, où il employa si heureusement son crédit auprès de Cromwel, qu’il sauva son Ami du triste sort qu’eurent ses infortunez Complices. Le Gentilhomme qui fut sauvé de cette maniere par reconnoissance de son ancien Camarade d’Ecole, fut ensuite Pere d’un Fils, qu’il vit élevé aux Charges de l’Eglise, & qui en possede aujourd’hui, avec honneur, une des plus hautes Dignitez. »
X.

1Voyez ci-dessus DISC. lix. p. 377.

2Voyez page 101. de la belle Traduction que Mr. Coste a fait de cet Ouvrage, & qui a été imprimée à Amsterdam, chez H. Schelte, en 1708. Du reste, j’ai suivi mot pour mot l’Anglois que mon Auteur cite, & qui me paroît un peu different de la Traduction de Mr. Coste.

3Mr. Locke fait sans doute allusion ici à la coûtume reçue en Angleterre, où les Domestiques donnent le titre flatteur de young Master, ou de jeune Maitre, aux Garçons de bonne Famille, pendant qu’ils sont encore en bas âge. Coûtume, que Mr. Locke n’aprouvoit pas, selon toutes les aparences, & dont il semble, par ce seul mot, vouloir insinuer le ridicule.

4Il s’apelloit Busby ; il étoit Docteur en Theologie, & il mourut fort âgé sous le Roi Guillaume.