Le Spectateur ou le Socrate moderne: LIII. Discours

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LIII. Discours

Citation/Motto

Malo Venusinam, quàm te, Cornelia mater
Gracchorum, si cum magnis virtutibus affers
Grande supercilium, & numeras in dote triumphos.
Tolle tuum, precor, Annibalèm, victumque Syphacem
In castris, & cum totâ Carthagine migra.

Juv. Sat. vi. 167.

Je préfere une bonne Bourgeoise à Cornelie même : Oui, imcomparable Mere des Gracques, si, avec toutes vos rares qualitez, vous me regardez d’un œil méprisant ; si pour dot, vous ne me payez que du recit ennuyeux des beaux faits d’armes & des triomphes de vos ancêtres ; allez, je vous prie, conter ailleurs l’histoire de la défaite d’Annibal & de Syphax forcé dans son camp ; allez vous promener, vous & toute votre Carthage.

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Si l’on remarque d’un coté que l’histoire d’une personne sage & vertueuse est plus utile à ceux qui la lisent que les plus beaux préceptes de Morale ; on peut dire de l’autre, que le recit des malheurs & des embarras, ausquels un Homme s’expose pour avoir pris de fausses mesures dans la conduite de sa vie, fait plus d’impression sur nous, & nous engage plûtôt à éviter les mêmes inconveniens, que les Maximes & les Instructions les plus relevées. C’est pour cela que je vais insérer ici la Lettre suivante, & que je laisse à mes Lecteurs le soin d’en faire leur profit, sans y ajoûter aucune réfléxion de ma part.

Metatextuality

Lettre d’un Marchand de basse extraction sur les grands airs de son Epouse de qualité.

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Letter/Letter to the editor

Mr. le Spectateur, « 

Metatextuality

Après avoir lû avec attention 1la Lettre que Monsieur Dupé vous a écrite, & les Discours que vous y avez joint sur les Epingles que les Maris donnent à leurs Epouses, je me hazarde à vous representer mon état, qui n’est guére moins déplorable que celui de ce Gentilhomme.

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General account

Né de la lie du Peuple, je commençai à m’établir dans le monde par le trafic de quelque vieille feraille, & c’est pour cela que je ne fus connu les premieres années, que sous le nom de Janot 2Anvil. J’ai toûjours eu beaucoup d’industrie pour gagner de l’argent ; en sorte qu’à l’âge de vingt-cinq ans j’avois amassé quatre mille deux cens Piéces, cinq Chelins & quelques Sols. Alors j’entrepris de grandes affaires, & j’eus tant de succès dans mon Négoce, par Mer & par Terre, qu’en peu d’années je devins fort riche. En état de rendre service à la Cour & à la Nation, j’eus le Titre de Chevalier à l’âge de trente-cinq ans, & je vivois en grande réputation au milieu de mes Concitoyens, sous le nom du Chevalier Jean Anvis. Avec tout cela, d’un naturel ambitieux, je ne songeai qu’à former une puissante Maison, & je voulus que mes descendans eussent quelques gouttes de beau sang dans les veines. Pour cet effet, je m’adressai à une jeune Demoiselle de qualité, qui n’avoit pas de bien & qui s’apelloit Marie Létrange. Afin même de conclure au plûtôt, je lui donnai Carte blanche, pour me servir du terme de nos Gazettes, avec plein pouvoir de me prescrire les conditions qu’elle voudroit. Ses Demandes se réduisirent à très-peu d’Articles ; elle n’insista que sur l’entiere disposition de mon Bien, & de tout ce qui regarderoit la Famille. Son Pere & ses Freres témoignerent d’abord une grande répugnance pour ce Mariage, & ils ne voulurent pas me voir de quelque tems ; mais nous sommes devenus si bons Amis, qu’ils dînent presque tous les jours chez moi, & qu’ils m’ont fait la grace de m’emprunter une bonne partie de mon Argent, ce que Madame mon Epouse ne manque pas de faire valoir, quand elle veut me donner des preuves de l’amitié que ses Parens ont pour moi. Je vous ai déja dit, ou insinué qu’elle n’avoit point de Dot ; mais elle suplée à ce défaut par un surcroît de Fierté. Elle changea d’abord mon Nom en celui du Chevalier Jean Envil, & elle se signe aujourd’hui Marie Enville. Nous avons eu quelques Enfans ensemble, à qui elle a fait imposer au Baptême les Surnoms de sa Famille, dans la vue, à ce qu’elle me dit, qu’on oublie la bassesse de leur extraction du côté de leur Pere. Notre Fils aîné est Monsieur Létrange Enville, Ecuyer, & notre Fille aînée est Mademoiselle Henriette Enville. Dès qu’elle fut dans mon Logis, elle en bannit tous mes fidéles Domestiques, qui me servoient depuis long tems, & mit à leur place deux Mores, avec trois gentils Valets de pied fort propres en Habits galonnez, sans parler de sa Demoiselle Françoise, qui babille toute la journée dans sa Langue maternelle, qui n’est entendue que de Madame mon Epouse. Elle vint ensuite à réformer toutes les Chambres de la Maison, orna toutes les Cheminées de Glaces de Miroir, & garnit tous les coins, d’une si grande quantité de Porcelaine, que je ne sçaurois presque me remuer, sans craindre d’en casser quelque Piéce. Une fois la semaine, elle illumine, avec des bougies, la plus belle Chambre de la Maison, pour y recevoir compagnie, à ce qu’elle dit, & alors elle ne manque jamais de m’avertir, que je dois m’absenter, ou me retirer au Galetas, afin de ne lui faire aucun deshonneur auprès de ses Visites de qualité. Ses Valets sont de si beaux Messieurs que je n’ose leur rien demander ; & si quelquefois je trouve à redire à ce qu’ils ont fait, ils me répondent, d’un air effronté & en rechignant, qu’ils ont obéi aux ordres de Madame. Sur ce qu’elle s’est aperçue en dernier lieu que les Valets de trois ou quatre Personnes de qualité, perchez derriere leurs Carrosses, avoient des Epées qui leur pendilloient au côté, elle a résolu que les siens en auront avec leur premiere Livrée. D’abord que nous eûmes passé le premier Mois du Mariage, qui est d’ordinaire tout mie & tout sucre, je lui insinuai doucement que les innovations, qu’elle faisoit tous les jours dans mon Domestique, n’étoient pas fort raisonnables ; mais elle me dit que je ne devois plus me regarder comme le Chevalier Anvil, mais comme son Epoux, & ajoûta, en fronçant le sourcil, que je semblois ignorer qui elle étoit. Je fus bien surpris de me voir relevé de cette maniere, après toutes les familiaritez qu’il y avoit eues entre nous deux. Mais elle m’a fait sentir depuis que, malgré toutes les libertez qu’elle peut m’accorder quelquefois, elle attend en général que je lui rende le respect qui est dû à sa Naissance & à sa Qualité. Nos enfans ont eu, dès le berceau, les oreilles si rebattues de tout ce qui regarde la Famille de leur Mere, qu’ils sçavent, sur le bout du doigt, l’histoire de tous les grands Hommes, & de toutes les illustres Femmes qu’elle a produit. Leur Mere leur a raconté plus d’un million de fois qu’un tel de ses Ancêtres commandoit la Flotte dans un tel Combat naval ; que leur Bisayeul eut un Cheval tué sous lui à la Bataille d’Edgeheli ; que leur Oncle étoit au Siége de Bude ; que sa Mere avoit dansé avec le Duc de Monmouth dans un Bal qui s’étoit donné à la Cour ; & quantité d’autres bagatelles de cette nature. Je me vis l’autre jour un peu déconcerté à l’ouie d’une question que ma petite Fille Henriette me fit, quoi qu’avec beaucoup d’innocence, sur ce que je ne lui parlois jamais des Généraux d’Armée, ni des Amiraux qu’il y avoit eus dans ma Famille. Pour mon Fils aîné Létrange, il est si boufi d’orgueil par les belles instructions de sa Mere, que, s’il ne change pas de conduite, je pourrois bien le deshériter. Il n’avoit pas neuf ans, qu’il tira l’épée contre moi, & me dit qu’il vouloit qu’on le traitât en Gentilhomme : je me disposois à le punir de son insolence, lorsque Madame mon Epouse survint, & me pria de me souvenir qu’il y avoit quelque difference entre sa Mere & la mienne. Il n’y a pas un seul de mes Enfans, dont elle ne soit toûjours occupée à chercher les traits dans quelqu’un des Membres de sa Famille, quoique, pour le dire en passant, j’aie un petit Garçon jouflu, qui me ressemble comme deux gouttes d’eau, s’il m’étoit permis de le faire remarquer. Ce n’est pas tout, lors qu’elle m’a vû badiner avec eux & les mettre sur mes genoux, elle m’a prié plus d’une fois de les carresser le moins qu’il me seroit possible, afin qu’ils ne contractent aucun de mes airs impolis ; & c’est là ce qui m’irrite au dernier point. Vous sçaurez même, puisque j’ai commencé à vous ouvrir mon cœur, qu’elle croit l’emporter autant sur moi à l’égard de l’esprit, que pour la Qualité, & qu’ainsi elle me traite sur le pied d’un bon Homme sans façon, qui ne connoît point les belles manieres du monde. Elle veut me diriger dans mes propres affaires, elle me contrôle sur mon Negoce, & s’étonne que je ne veuille pas être de son avis à l’égard des Vaisseaux que je dois expédier, puisqu’il m’est bien connu que son Bisayeul étoit Amiral. Pour comble de mes chagrins, il y a trois mois qu’elle me sollicite d’aller demeurer de l’autre côté de la Ville dans une Place quarrée, avec promesse que j’y aurai un aussi bon Galetas qu’aucun Gentilhomme du Quartier y puisse avoir ; à quoi mon Fils aîné, Mr. Létrange Enville, Ecuyer, ne manque pas de donner sa voix, & d’ajoûter, en véritable Fat qu’il est, qu’il espere que cette Maison sera fort près de la Cour.
En un mot, Mr. le Spectateur, je me trouve si desorienté, que, pour reprendre mon ancien train de vie, je me soûmettrois volontiers à commencer un nouvel établissement, & à être encore Janot Anvil ; mais hélas! il m’est impossible de me dégager, & il faut que je me dise dans l’amertume de mon cœur, &c. » Jean Enville, Chevr.
L.

1Voyez ci-dessus, page 312. &c.

2Ce mot Anglois signifie Enclume.