Cita bibliográfica: Anonym (Ed.): "XLIX. Discours", en: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.3\049 (1716), pp. 300-306, editado en: Ertler, Klaus-Dieter (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1203 [consultado el: ].


Nivel 1►

XLIX. Discours

Cita/Lema► Πάσικ γάρ έυφρcνγτι συμμαχεί τυχη.

Frag. Vet. Poët.

La Fortune favorise tous ceux qui ont du bon sens & de la prudence. ◀Cita/Lema

Metatextualidad► De la Prudence Humaine & de la Providence Divine. ◀Metatextualidad

Nivel 2► Entre les avis que le fameux Gracian donne, dans son petit 1 Livre ; à ceux qui veulent s’avancer à la Cour, il leur conseille de se joindre à ceux qui ont la fortune en partage, & d’éviter la compagnie des Malheureux. Quoique cette Maxime soit indigne d’un honnête Hom-[301]me, elle peut être utile à ceux qui cherchent à se pousser dans le monde. Il est certain qu’une grande partie de ce qu’on apelle bonne ou mauvaise Fortune vient des justes ou des fausses mesures qu’on prend pour s’y établir. Lorsque je vois un Homme se plaindre qu’il a du malheur dans toutes ses entreprises, je panche aussi-tôt à croire qu’il manque d’habileté. C’est sur ce principe que le Cardinal de Richelieu avoit accoûtumé de dire que les mots Infortuné & Imprudent étoient synonimes, & signifioient la même chose. Du reste, si ce Cardinal avoit beaucoup de prudence & de bonheur, son fameux Antagoniste, le Comte d’Olivarès, fut disgracié à la Cour de Madrid, parce qu’il échouoit dans tous ses desseins. C’étoit l’accuser indirectement d’imprudence, à ce que remarque un illustre Auteur.

Ciceron exhorta les Romains à choisir Pompée pour leur Général, parce qu’il avoit de la bravoure, de la conduite & du bonheur. Peut-être aussi qu’une suite continuelle de bonne fortune étant, à ce que nous venons d’insinuer, la marque d’un Esprit sage & prudent, ce fut pour cette raison que non seulement le Dictateur Sylla, mais plusieurs des Empereurs Romains, se donnoient le titre d’Heureux ou ce Fortuné, comme on peut le voir encore aujourd’hui sur leurs Médailles. En effet, il semble que les Payens estimoient plus un Homme à cause de son bonheur, [302] que pour toute autre bonne qualité ; ce qui me paroît assez naturel à ceux qui n’ont pas une ferme persuasion d’une Vie à venir. D’ailleurs, comment pourrois-je me representer un Homme comblé de bénédictions éclatantes, s’il n’a quelque mérite extraordinaire, qui paroît aux yeux du souverain Monarque de l’Univers, quoi qu’il échape peut-être à ma vue ? D’où vient que les Héros d’Homère & de Virgile ne forment aucun dessein, ou ne donnent pas même un seul coup, que sous la direction de quelque Divinité qui les protegeoit ? Ces Poëtes croyoient sans doute qu’il n’y avoit pas de plus grand honneur que celui d’être favorise des Dieux, & que le plus bel Eloge, dont ils pussent orner un Homme, étoit de raconter ces faveurs qui marquoient naturellement un mérite distingué dans la Personne qui les recevoit.

Ceux qui croyent les peines & les récompenses d’une autre Vie agissent d’une maniere fort absurde, s’ils jugent du mérite d’un Homme par le succès de ses entreprises. Mais si je croyois que tout le cercle de notre existence est renfermé dans les bornes de la Vie & de la Mort, je ne douterois pas que le bonheur d’un Homme ne fût une marque certaine de son mérite réel, puis qu’il n’y auroit que ce Monde, où la Divinité pût récompenser sa Vertu. Alors un Incrédule honnête Homme a sujet de s’écrier, avec [303] Brutus, qui dit un peu avant sa mort2  : Cita/Lema► Malheureuse Vertu, que j’ai été trompé à ton service ! J’ai cru que tu étois un Etre réel, & je me suis attaché à toi sur ce pied là ; mais tu n’étois qu’un vain Nom & un Fantôme, la proye & l’esclave de la Fortune. ◀Cita/Lema

Mais pour revenir à mon premier point. Quoique la Prudence soit en grande partie la cause de notre bonne ou de notre mauvaise Fortune dans le Monde ; avec tout cela, il y a mille accidens imprévus capables de ruiner les Desseins les mieux concertez de la Sagesse Humaine. 3 Le prix de la Course n’est pas toûjours pour ceux qu’on croît les plus legers, ni le gain de la Bataille pour ceux qui paroissent les plus forts. Il n’y a qu’une Sagesse infinie qui puisse avoir un empire absolu sur les Causes & les Effets de la Nature, & le plus haut degré de la Prudence Humaine n’éloignera jamais tous les obstacles qui nous peuvent croiser dans l’execution de nos Desseins. Que dis-je ? il arrive souvent que la Prudence, qui est toûjours accompagnée d’une grande précaution, empêche un Homme d’être aussi heureux qu’il auroit pû le devenir sans cela. Une Personne qui ne vise qu’à un but raisonnable, & qui suit les lumieres de la Prudence, n’obtient jamais ces beaux succès imprévûs, qui sont d’ordinaire l’effet [304] d’un tempérament sanguin, ou d’une heureuse témérité. C’est aussi peut-être à cette occasion qu’on dit en maniere de Proverbe, Cita/Lema► que la Fortune, de même que les autres Dames, favorise plûtôt la Jeunesse que les Vieillards. ◀Cita/Lema

En un mot, puisque nos lumieres sont si courtes, & que nous sommes exposez à une si grande variété d’accidens, je ne saurois qu’embrasser l’Avis du célébre Archevêque Tillotson, qui nous dit, sur un autre sujet, que, s’il y avoit lieu de revoquer en doute une Providence, on devroit souhaiter avec ardeur qu’il y eut un Estre d’une sagesse & d’une bonté infinie, qui eut soin de nous diriger dans la conduite de toutes nos affaires.

C’est une extrême présomption d’attribuer plûtôt nos heureux succès à notre Prudence qu’à la Bonté Divine. Nivel 3► Relato general►Lorsque la Flote Espagnole, qui portoit le nom d’Invincible, périt sur nos Côtes, la Reine Elizabeth, pour conserver la mémoire de ce grand Evenement, fit fraper une Médaille, qui me plaît beaucoup. Tout le monde sait que le Roi d’Espagne, Philippe II. & divers autres Monarques, Ennemis de cette illustre Princesse, pour lui ravir la gloire d’un si beau triomphe, aimerent mieux attribuer la ruine de cette Flote à la violence des Vents, qu’à la bravoure des Anglois. La Reine Elizabeth, au lieu de se plaindre de ce qu’on diminuoit ainsi l’honneur qui lui en reve-[305]noit, se félicita d’avoir été protegée du Ciel en cette occasion, & fit mettre, sur la Médaille, dont je viens de parler, des Vaisseaux battus de l’Orage, qui tomboient les uns sur les autres, avec cette Inscription pieuse autour, Cita/Lema► Afflavit Deus, et disspantur : Dieu a lâché les Vents, & il les a dissipez. ◀Cita/Lema ◀Relato general ◀Nivel 3

Nivel 3► Relato general► L’Histoire Gréque nous parle d’un fameux Général, qui, après avoir été le Favori de la Fortune, & gagné plusieurs Batailles, dans le récit qu’il en faisoit un jour à ses Amis, ajoûtoit, à la fin de ses Exploits, Au moins la Fortune n’y eut point de part. Je ne saurois me rapeller son Nom ; mais la même Histoire nous dit que dans la suite il ne put jamais obtenir aucun succès, & qu’il échoua dans toutes ses entreprises. ◀Relato general ◀Nivel 3

Si la vanité & la bonne opinion qu’un Homme a de ses talens, choquent toutes les personnes sensées & vertueuses, il ne faut pas douter que l’Orgueil ne déplaise infiniment au Créateur de l’Univers, qui aime un Esprit humble, & qui par ses differentes dispensations ici-bas, cherche à nous convaincre que ce n’est pas à notre prudence ni à notre habileté que nous sommes redevables de tous nos heureux succès dans ce Monde.

Puisque j’ai mêlé divers traits d’Histoire dans ce Discours, il n’y aura point de mal de le finir par un petit Conte Persan. Nivel 3► Relato general► Une Goute d’eau, tombée d’un nuage dans la Mer, & confondue dans ces [306] abîmes, se mit à raisonner en elle-même & à s’écrier. « Helas, que je suis peu de chose dans ce vaste Ocean, & que mon existence me paroît inutile à l’Univers ! Je me vois presque réduit à rien, & je suis fort au-dessous des moindres Ouvrages de la Divinité. » Cependant, il arriva qu’une Huitre, qui étoit sur son chemin, & qui ouvroit son écaille, la reçut au milieu de tout ce beau raisonnement. La Goute s’y durcit peu à peu, jusqu’à ce qu’elle forma une Perle, qui tomba entre les mains d’un Plongeur, & qui après une longue suite d’avantures, est cette fameuse Perle, qui orne aujourd’hui le Diadême du grand Sophi de Perse. ◀Relato general ◀Nivel 3

L. ◀Nivel 2 ◀Nivel 1

1Intitulé, L’Homme de Cour. Il a été traduit en François & commenté par Mr. Amelot de la Houssaie. Il y en a plusieurs Editions de Paris, & de Hollande, dont la derniere faite à Rotterdam est de l’Année 1716.

2Voyez Plutarque dans la Vie de Brutus.

3Ecclesiaste, Ch. ix. ii.