Référence bibliographique: Anonym (Éd.): "XLV. Discours", dans: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.3\045 (1716), pp. 276-280, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1199 [consulté le: ].


Niveau 1►

XLV. Discours

Citation/Devise► Bosthabui tamen illorum mea seria ludo.

Virg. Eclog. vii. 17.

J’ai négligé mes affaires les plus sérieuses, pour écouter leur chanson. ◀Citation/Devise

Metatextualité► De ceux qui affectent une Indolence universelle & de ceux qui prétendent avoir toûjours de grandes Occupations. ◀Metatextualité

Niveau 2► Sans contredit il n’y a rien de plus charmant que des manieres exemptes d’affectation ; mais on voit des Gens, qui, sous prétexte d’en user d’un air libre & dégagé, renoncent à tous les devoirs de la Vie civile. Ils se picquent d’une répugnance universelle pour tout ce qui s’apelle Affaires ou Attention, & c’est là ce qui les distingue de tous les autres. Vous entendez souvent dire à un Homme de cette espece : Je suis l’Homme du monde le plus négligent. Il faut avouer que j’ai la plus malheureuse mémoire qu’il y ait jamais eu. C’est une de leurs principales Maximes de ne point réfléchir du tout ; il y a quelque chose de si pénible dans cet exercice, qu’ils n’ont jamais le tems de s’y occuper. Il arrive même qu’un Homme de cette trempe est assez flegmatique pour se tendre habile dans tout ce qui demande du travail & de l’industrie ; mais il a tant d’ardeur pour être ce qu’il n’est pas, pour marquer trop de vivacité, & donner dans le foible des [277] Gens d’esprit, qu’il se reconnoît incapable de la moindre aplication.

Lorsque cette Humeur saisit la tête d’une Femme, elle se picque d’être indisposée à tout bout de champ, & ne fait rien qui ne sente la maladie : On la choque ; mais elle a trop d’indolence pour en témoigner quelque ressentiment ; elle ne vit qu’autant qu’elle est agitée par les vapeurs de la rate, ou le souffle d’un généreux mépris. A peine est-elle assez curieuse pour prêter l’oreille à ce qu’on dit contre ses Amies, ou a-t-elle assez d’attention pour entendre leurs éloges. En un mot, les Individus de l’un & de l’autre Sexe, attaquez de cette bizarrerie, sont inutiles à tout bien, & tirent de là une espece de vanité.

Il y a une autre Folie oposée à celle-ci, mais qui n’est pas moins déraisonnable, je veux dire la sottise de ceux qui prétendent toûjours être fort occupez. On voit des Hommes qui visitent les Dames, & qui ne sont pas plûtôt assis, qu’ils s’excusent de ce qu’ils ne peuvent rester qu’un moment, apellez ailleurs pour des affaires de grande importance. Ils courent ainsi de Maison en Maison, & déclarent par tout qu’ils doivent aller tout autre part que là où ils se trouvent. Ils voudroient qu’on les priât de rester là où ils sont ; mais laissez-les courir ; ne les retenez pas, & leurs affaires seront d’abord expédiées, ou disparoîtront tout d’un coup. Les Dames [278] qui se plaisent aux visites & qui ont la moitié de la Ville à voir dans un après-midi, méritent d’être excusées, si elles marquent de l’empressement ; mais les Hommes qui vont là où ils n’ont rien à faire, & qui suposent en avoir ailleurs, sont inexcusables.

Des Critiques fort délicats ont observé qu’il n’y a rien qui découvre mieux le génie & l’humeur d’une Personne que ses Lettres. J’en ai deux écrites par deux Personnes de l’un & de l’autre de ces Caracteres que je viens de toucher. N’est-il pas étonnant qu’un Homme qui écrit de sang froid, & qui a le tems de réfléchir, se dépeigne au naturel, & avec les mêmes défauts qu’on lui trouve dans la Conversation ? Cependant, ceux de cette trempe ne sçauroient écrire deux lignes, qu’ils n’y paroissent aussi distraits qu’ils le sont en compagnie. Le pis est qu’ils se croyent tels qu’ils le disent, & qu’ils s’imaginent être fort occupez. Ils ont ainsi l’Esprit toûjours en suspens, & toute leur vie se passe à vouloir faire beaucoup, sans jamais rien executer. Quoiqu’il en soit, voici les deux Lettres dont il s’agit.

Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Monsieur,

« La Poste va partir, & j’ai diverses Lettres de la derniere importance à écrire ce soir ; mais il faut que je vous remercie des honnêtetez que j’ai reçues de [279] vous lorsque j’étois en Ville. C’est mon malheur d’être si accablé d’affaires, que je ne sçaurois vous entretenir d’un million de choses que j’ai à vous dire. Souvenez-vous, s’il vous plaît, de ne rien communiquer de tout ceci à pas une Ame vivante, & de me croire avec toute la fidélité possible, &c. »

Et. Cursol. ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3

Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Madame,

« Je haï l’écriture plus que toutes choses au monde ; mais, quoique j’aie bû des eaux purgatives, & que je ne dusse pas me fatiguer les yeux, à ce que l’on m’a dit, je ne sçaurois m’empêcher de vous avertir que j’ai eu la Sciatique d’une terrible force depuis notre derniere entrevue. Au reste, comment avez-vous pû vous imaginer que j’écoutois favorablement le Sot dont on vous a parlé ? Croyez, sur ma parole, qu’il n’en est rien ; & vous en devez être persuadée, lors qu’une Créature, aussi paresseuse que moi, veut bien prendre de l’encre, du papier & une plume, pour vous le certifier. Excusez ma liberté, s’il vous plaît, vous sçavez que je n’y reviendrai pas souvent. Je suis à toute épreuve, &c.

Le Fat, qu’on me donne pour Galant, est de votre Province ; ayez la bon-[280]té de me faire sçavoir, s’il est aussi riche qu’on le dit. »

Brig. Leger. ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3

T. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1