Cita bibliográfica: Anonym (Ed.): "XLIV. Discours", en: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.3\044 (1716), pp. 267-275, editado en: Ertler, Klaus-Dieter (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1198 [consultado el: ].


Nivel 1►

XLIV. Discours

Cita/Lema► Magister artis ingenîque largitor Venter.

Pers. Sat. Prol. vf. ii.

C’est la Faim qui aprend les beaux Arts, & qui donne de l’esprit. ◀Cita/Lema

Metatextualidad► Des moyens de s’enrichir, & de l’industrie que la Nécessité donne aux hommes. ◀Metatextualidad

Nivel 2► Lucien se moque des Philosophes de son tems, qui ne pouvoient pas convenir entr’eux, si les Richesses étoient un véritable Bien : Les Sectes les plus severes le nioient hautement, pendant que d’autres l’affirmoient avec la même ardeur.

Je me suis porté à croire, qu’à mesure que le monde devint plus poli, on abandonna l’opinion de ces Philosophes rigides ; & il n’y a personne aujourd’hui, qui n’avoue que la jouissance d’un bon Capital est accompagnée de très-grands avantages. Quoique ceux qui ont le plus de Vertu meprisent une bonne partie des Plaisirs qu’on recherche dans le monde ; avec tout cela, ils ne sauroient être insensibles [268] au poids & à la dignité qu’un Bien honnête donne à leur Caractere, à leurs conseils & à leurs actions.

C’est une plainte générale de tous les Artisans, que les plus riches de leurs Membres sont ceux qu’on encourage le plus ; ce qu’ils attribuent faussement à la malignité des Hommes, qui se plaisent à favoriser ceux qui ont le moins besoin de leur secours. En effet, si l’on examine la chose de près, on trouvera que leur conduite à cet égard est fondée sur la Raison ; puis qu’à suposer la même intégrité en deux Artisans, j’ai plûtôt à craindre une friponnerie du Pauvre, que de celui dont les circonstances le mettent au-dessus d’une pareille tentation.

De là vient aussi que le Gouvernement civil regarde ses plus riches Sujets, comme ceux qui sont les plus intéressez à le maintenir, & les plus propres à posseder les premieres Charges de l’Etat. Mais il en est tout au rebours de ceux dont la fortune est délabrée, & ce que Catilina dit à ses Conjurez, tous gens de sac & de corde, Cita/Lema► qu’ils n’avoient rien à esperer que d’une Guerre Civile *ZM étoit trop vrai pour n’avoir fait sur eux l’impression qu’il en attendoit.

Metatextualidad► Après ce court éloge des Richesses, je ne doute pas que la plupart de mes Lecteurs ne soient ravis de trouver ici une Dissertation sur les moyens d’établir sa Fortune, ou l’Art de s’enrichir. ◀Metatextualidad [269]

Le premier & le plus infaillible de ces moyens, est l’Epargne : Tous les Hommes n’ont pas les talens requis pour gagner de l’argent ; mais ils peuvent tous pratiquer cette Vertu, & il y a très-peu de personnes, qui, à vouloir réfléchir sur leur vie passée, ne trouvent que, s’ils avoient épargné toutes ces petites Sommes qu’ils ont employées mal à propos, ou sans nécessité, ils auroient aujourd’hui un Capital fort honnête. Le second rang est dû à la Diligence. L’une & l’autre de ces Vertus nous sont recommandées dans ces trois Proverbes Italiens, qui me paroissent excellens.

Cita/Lema► Ne faites jamais par un autre ce que vous pouvez faire vous-même.

Ne renvoyez jamais au lendemain ce que vous pouvez faire aujourd’hui.

Il ne faut jamais négliger les petites choses ni les petites dépenses. ◀Cita/Lema

Le troisiéme moyen de s’enrichir est d’observer dans toutes ses affaires, de l’Ordre, dont les plus petits Esprits sont capables.

Cita/Lema► Le fameux Mr. de Wit, un des plus grands Politiques de son tems, interrogé par un de ses Amis, comment il pouvoit subvenir à toutes les affaires qu’il avoit sur les bras, lui répondit que tout son Art consistoit à ne faire qu’une chose à la fois. « Si j’ai, lui dit-il, quelques [270] Lettres importantes à écrire, je ne songe qu’à les expédier au plus vîte : Si quelques affaires domestiques demandent mon attention, je m’y donne tout entier jusqu’à ce qu’elles soient réglées. » ◀Cita/Lema

En un mot, nous voyons souvent des Hommes phlégmatiques & d’un esprit lourd, qui arrivent à de grandes richesses, par la régularité & le bon ordre qu’ils observent dans leurs affaires ; au lieu, que sans cette exactitude, les plus beaux Génies & les Imaginations les plus vives embarrassent plûtôt leurs affaires, qu’ils ne les amenent à une heureuse fin.

Il me semble donc qu’on peut établir pour Maxime, que tout Homme, doué d’un bon Sens commun, a les moyens de s’enrichir à coup sûr, dans la situation où il se trouve. Si les plus habiles n’y réussissent pas quelquefois, cela vient ou de ce qu’ils préferent quelque autre objet aux richesses, ou de ce qu’ils n’en veulent acquerir qu’à leur mode, & pourvu qu’ils continuent à goûter tous les plaisirs & toutes les douceurs de la Vie.

Mais, outre ces voyes ordinaires qu’il y a de s’enrichir, il faut avouer que le Génie y peut beaucoup, & qu’il y trouve de quoi s’exercer, aussi-bien qu’à tout autre égard.

Quoiqu’il y ait eu, depuis bien des siécles, une infinité de moyens pour gagner de l’argent, & qu’on les ait fort multipliez depuis quelques années ; avec tout [271] cela il reste encore, sur cet article, un si vaste champ à l’Invention, qu’un Homme d’une capacité médiocre en pourroit aisément découvrir un nouveau, dont qui que ce soit ne se fut avisé jusqu’ici.

Nous voyons tous les jours que des Pauvres affamez, qui ont de l’esprit, mettent en usage des subtilitez qui marquent la force de l’Invention à cet égard.

Nivel 3► Retrato ajeno► On dit que Scaramouche, célébre Boufon Italien, réduit dans une grande nécessité à son arrivée à Paris, s’avisa d’un stratagême assez grotesque pour y remédier. Il rouloit autour de la Boutique d’un Parfumeur de cette Ville qui étoit en vogue, & toutes les fois qu’il en voyoit sortir quelqu’un, qui venoit d’y acheter du Tabac en poudre, il ne manquoit jamais de lui en demander une pincée : Lors qu’il en avoit ramassé une certaine quantité de toutes les sortes, qu’il mêloit ensemble, il le revendoit à bon marché au même Parfumeur, qui s’aperçut du tour, & en prie occasion de mettre en vogue ce Tabac, sous le nom de Tabac de mille fleurs. L’Histoire ajoute que Scaramouche s’entretenoit par-là fort commodément, jusqu’à ce que l’envie de s’enrichir trop vite le porta un jour à prendre une excessive pincée de Tabac dans la Boëte d’un Officier Suisse, qui n’entendit pas raillerie là dessus, & lui donna des coups de Cane ; ce qui l’obligea de renoncer à cette maniere ingénieuse de gagner sa Vie. ◀Retrato ajeno ◀Nivel 3 [272]

Nivel 3► Retrato ajeno► Je ne dois pas oublier ici de rendre justice à un jeune Garçon de notre Païs, qui est à peine âgé de douze ans, & qui, par sa grande industrie & un exercice continuel, a trouvé le secret de battre la Marche des Grenadiers sur son menton. J’ai même ouї dire à des Personnes dignes de foi que par ce moyen, il gagne non seulement sa vie & celle de sa Mere, mais qu’il met tous les jours quelque chose en reserve, dans le dessein d’acheter une place de Tambour, si la Guerre continue, ou peut-être même un Drapeau. ◀Retrato ajeno ◀Nivel 3

A ces deux Exemples j’en ajouterai un troisiéme du fameux Rabelais, tel qu’on le voit dans les 1 Particularitez de sa Vie, qui sont à la tète de ses Oeuvres, Nivel 3► Relato general► « 2 Contraint de s’enfuir de Rome, très-mal équipé, sans argent & à beau pied sans lance, il s’avisa d’un stratagême, qui auroit pû coûter fort cher à tout autre que lui. Àrrivé dans une Hôtellerie à Lyon, il y demanda une Chambre écartée, & un petit Garçon qui sçut lire & écrire. Il fit ensuite plusieurs petits sachets de la cendre qu’il trouva dans la Cheminée ; & lorsque le petit Garçon lui eut aporté de l’ancre & du papier, il lui fit écrire divers billets, sur l’un desquels il y avoit, Poison pour faire mourir le Roy ; sur l’autre, Poison [273] pour faire mourir la Reine ; sur un troisiéme, Poison pour faire mourir Monsieur le Duc d’Orleans ; & ainsi des autres Princes, ou Princesses de la Famille Royale : Il apliqua ces billets sur chacun des sachets, & dit au petit Garçon, Mon Enfant, gardez-vous bien de parler de ceci à votre Mere, ni à qui que ce soit, car il y va de votre vie & de la mienne. Après quoi, il enferma tous ces paquets dans sa Valise, & demanda qu’on lui servit à diner.

Pendant qu’il dînoit, le petit Garçon ne manqua pas de raconter à sa Mere tout ce qui s’étoit passe <sic>. La bonne Femme, remplie de crainte, & choquée de la mauvaise mine du Pelerin, crut être obligée d’en avertir le Prevôt de la Ville ; d’autant plus que Mr. le Dauphin venoit alors d’être empoisonné, & que toute la France étoit en deuil à l’occasion de ce funeste accident.

Le Prevôt court au plus vîte à l’Hôtellerie avec ses Archers, y fait quelques legeres informations, examine Rabelais, qui ne répond pas trop juste à ses demandes, le saisit avec sa Valise, & se croit obligé de le conduire lui-même à Paris sous une bonne escorte.

Monté sur un bon Cheval, & bien régalé en chemin, sans qu’il lui en coûtât un sol, en peu de jours Rabelais fut presenté au Roi, qui le connoissoit fort bien, & qui lui demanda où il avoit [274] laissé le Cardinal du Bellai, & qui l’avoit mis en si pauvre état. D’ailleurs, le Prevôt fait son raport, montre la Valise, les paquets & les informations qu’il avoit faites. Là-dessus Rabelais entretint le Roi de son avanture, & goûta devant lui de toutes ses poudres, ce qui fut un sujet de risée, & ne servit qu’à divertir la Cour. » ◀Relato general ◀Nivel 3

Il n’y a nul doute que les Manufactures ne puissent être variées presque à l’infini, & que cette diversité n’ajoûtât de nouvelles branches au Commerce d’un Païs. Tout le monde se souvient encore de notre fameux Doily, qui trouva les moyens de s’enrichir par la fabrique de certaines petites Etoffes de laine, qui étoient en même-tems jolies & à bon marché, & dont les Hommes s’habilloient. J’ai même oui dire que, s’il n’avoit pas découvert cette heureuse œconomie pour satisfaire notre Orgueil, à peine aurions-nous pû subvenir aux frais de la Guerre précédente, sous le Roi Guillaume.

Le Négoce en général me paroît non seulement très-avantageux au Public, mais aussi la voye la plus naturelle & la plus sûre pour établir sa Fortune. Du moins, depuis que j’observe ce qui se passe dans le Monde, en qualité de Spectateur, je trouve qu’autour de la Bourse de Londres on devient plus riche, qu’à Withehall <sic> ou à S. James. Je pourrois ajoûter que le Bien acquis par le Négoce est d’ordinaire accompagné d’une [275] plus grande satisfaction, & d’une aussi bonne conscience.

Quoi-qu’il en soit, je ne dois pas finir ce Discours sans avertir qu’il ne s’adresse qu’aux Personnes qui cherchent à s’avancer dans le monde par les voies ordinaires, & qu’il n’est pas destiné pour ceux qui, d’un foible commencement, s’éleve à de hautes Fortunes & aux premieres Charges de l’Etat. Ce que j’ai dit sur le Chapitre de l’Epargne ne les regarde pas non plus ; puis qu’il n’y a rien de si contraire aux vues de l’Ambition, & qu’un Homme qui roule de grands Projets dans la tête ne sçauroit s’amuser à des bagatelles. On peut ainsi les comparer à ces Poëtes du premier ordre, qui, pour m’énoncer avec Longin, remplis des idées les plus magnifiques, n’ont pas toûjours le loisir d’observer les petites beautez & les délicatesses de leur Art. Mais je prie mes Lecteurs de se bien examiner, avant que de se mettre au rang de ces Génies sublimes, puis qu’il est très facile de s’y tromper.

X. ◀Nivel 2 ◀Nivel 1

1Voyez l’Edition d’Amsterdam en 1711. pag. xxxvi, &c.

2L’Auteur Anglois raporte ce Fait d’une toute autre manier