Le Spectateur ou le Socrate moderne: XXXVII. Discours

Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws-11C-1296

Ebene 1

XXXVII. Discours

Zitat/Motto

Quid purè tranquillet, honos, an dulce lucellum,
An secretum iter, & fallentis femita vitæ.

Hor. L. i. Ep. xviii. 102.

Enfin, ils vous feront connoître si les bonneurs, la vie privée, ou la douceur qu’on sent à faire profiter son argent, nous rendent parfaitement heureux.

Metatextualität

Des Caracteres affectez. Celui d’un Gentilhomme charitable, & d’un Débauché revenu à lui-même.

Ebene 2

De tout tems il y a eu des Hommes qui ont affecté d’aimer le plaisir de la Solitude, quoique très-mal disposez à en goûter les douceurs. Mais ils ne doivent cet amour prétendu qu’aux agréables descriptions qu’en ont publié certains Personnages illustres, qui ont vécu dans la retraite, & loin des plaisirs qui enchantent le monde. La vie solitaire y est recommandée par de si beaux endroits & si noblement dépeinte, qu’un Lecteur attentif est sur le point de renoncer aux embarras où sa Vocation l’engage, & ne soûpire qu’après un si heureux état. Mais lors qu’on examine les Hommes en général, il s’en trouve peu qui soient capables de vivre en Philosophes, en Savans, ou en bons Chrétiens, dans la Solitude ; & l’on doit avouer qu’il vaut mieux vivre à sa manière dans le monde, que s’en bannir tout-à-fait. Il n’y a pas un seul Homme, qui ne differe des autres par les idées de l’Esprit, autant que par les traits du Visage. Son bonheur consiste à remarquer la pente de son génie, & à la suivre de toutes ses forces. Au lieu de s’en tenir à cette méthode innocente de se plaire à soi-même, & d’abandonner le chemin battu, où l’on est exposé à une foule de Rivaux, il y a des Hommes qui suivent leur caprice plûtôt que leur génie, par un principe de contradiction & de mauvaise humeur. Ceux-ci adoptent une certaine chose par cela seul qu’un autre la désaprouve, & ils affectent une constance inviolable dans les moindres bagatelles. C’est ainsi qu’un Vieillard portera quelquefois un Habit à pli de corps, & tout uni avec beaucoup de simplicité, pendant que les autres en portent de fort amples, ornez de poches, de boutons & d’agrémens, inconnus à leurs Ancêtres. Mais quelque niaiserie que cela soit, si l’on examinoit à fond le cœur de ce Vieillard, peut-être y verroit on qu’il approuve la Mode, & qu’il ne s’en abstient que par orgueil, ou par opiniâtreté. Cependant je m’éloigne de mon but, qui est d’aplaudir à une certaine maniere douce & tranquille de passer la vie, sans croiser personne, & qui consiste à se dépouiller de tous ces desirs exhorbitans dont la plûpart des Hommes se rendent esclaves. Le plus sûr moyen, pour ne pas trop s’engager dans le monde, est de renoncer à l’envie d’en être connu. Lors qu’un Homme garde bien son Innocence, & qu’il s’acquitte le mieux qu’il peut, de tous ses autres devoirs ; l’emploi qu’il fait de son tems, de la maniere qu’il le juge à propos, est ce qui le distingue d’un Esclave. Si ceux qui aiment l’éclat & la pompe sçavoient qu’il y a une foule de Spectateurs qui se mocquent de leur mauvais goût, ils auroient beaucoup moins d’orgueil, & plus de penchant à examiner le merite de ceux qui les environnent : Ils découvriroient bien-tôt qu’il y en a plusieurs qui ne font pas une figure proportionnée à leur Bien, ou à leur Mérite & qu’ils y ont renoncé pour se délivrer de tous les embarras du monde, & mener une vie douce & paisible.

Ebene 3

Fremdportrait

On m’accuseroit aujourd’hui de vouloir débiter un Roman, si je vous disois qu’il y a un bon Vieillard qui permet qu’on le taxe de Misantrope, & d’Homme qui ne sçait pas vivre d’une maniere conforme à sa Qualité, sur ce qu’il se borne à un Logement, dont il ne paye que 1dix Chelins par semaine, & à n’avoir qu’un Valet ; sur ce qu’il s’habille d’un simple Drap, ou d’une Etoffe de laine plus legere, suivant la Saison, & qu’il est plus attentif aux coups de la Cloche, qui sonne pour les Prieres deux fois par jour, qu’à toute autre chose. Ne croiroit-on pas que c’est une Fable, si je disois que ce Gentilhomme donne, en Charitez ou en Aumône secrettes, tout ce qui lui reste d’un revenu considérable, après en avoir déduit son entretien ? S’il n’a pas un Cortège magnifique & nombreux, ni une foule de Courtisans, il peut du moins se flatter, que la Veuve, l’Orphelin, celui qui est en deuil, & l’Etranger le bénissent dans leurs Prieres, tous les jours de sa vie, & qu’ils louent Dieu de la main inconnue qui les soulage. Ce Misantrope renonce à tous les Complimens que ses Egaux pourroient lui faire, pour avoir le plaisir de consoler les Affligez, de subvenir aux besoins des Pauvres, & de proteger les Malheureux. Ce Misantrope se réserve beaucoup au de-là de ce qu’il lui faut, & donne une vaste somme de ce qu’il a de superflu pour obtenir le Ciel, & y amener une foule de Miserables, en les délivrant de la tentation, où les nécessitez de la vie auroient pu les exposer.
De tous les Caracteres singuliers que les Hommes affectent, il n’y en a point, après celui que je viens de tracer, qui me charme tant que celui d’Irus, dont la situation ne lui permet pas de si grandes liberalitez, & dont peut-être il seroit incapable, s’il en avoit les moyens.

Ebene 3

Fremdportrait

Irus, quoiqu’il ait déja plus de cinquante ans, n’a point manifesté jusques ici son Caractere depuis l’âge de vingt-cinq : II avoit alors dissipé un médiocre Patrimoine, & il vécut ensuite quelque tems avec les Débauchez qui l’avoient rongé : Dix années, qu’il passa dans les coins & les recoins de cette Ville, dans les Lieux infâmes & des Cabarets publics, lui donnerent une parfaite connoissance des differentes inclinations des Hommes, & les moyens de prendre ses mesures là-dessus. Convaincu qu’il s’étoit apauvri, & que tout le monde a de l’horreur pour ceux qui se trouvent réduits à un si miserable état, il crut avec raison que, s’il pouvoit cacher sa pauvreté aux yeux du Public, il en diminueroit le poids ; de sorte qu’il forma le dessein de paroître riche & avare. Dans cette vue, âgé de trente six ans, il se rendit à la Friperie, où il examina tous les Habits qu’il y avoit, délaissez par leurs anciens Maîtres, & qui étoient exposez en vente au plus haut Enchérisseur. Ce fut-là qu’il troqua son Habit leger & galant, mais fort usé, qui auroit convenu à un Homme plus jeune que lui, avec un autre d’une bonne Etoffe de couleur modeste, qui auroit pu quadrer à un Homme d’un âge beaucoup plus avancé que le sien. Equipé de cette maniere, avec une petite Cane de bois de Chêne à la main, Irus parut sous la forme d’un Homme à son aise, qui avoit cinquante ans passez, & qui ne se picquoit pas d’une grande propreté en Habits. Il ne lui restoit alors que cinquante Livres sterlin ; réduit à cette Somme & à un seul Habit, il se logea dans la Rue de S. Jean, chez la Veuve d’un Tailleur, qui a soin de le blanchir & d’empeser fort proprement ses Colets. Depuis ce jour il a conservé son Capital, sans l’avoir jamais augmenté ou diminué au delà de cinq Piéces. Il a renoncé à toutes ses anciennes Connoissances, & de tous les Jeux qui lui servoient autrefois à gagner sa vie, il n’a retenu que le Trictrac, qui le défraye au large de toute sa dépense. Il a d’ailleurs eu le secret d’insinuer adroitement à tout le voisinage qu’il est riche & qu’il aime l’épargne : Il ne reçoit ni Visites, ni Lettres, & il compte son Argent soir & matin. Il sçait en gros ce qui se passe dans le monde, par la lecture des Gazettes ; il n’aime point à discourir sur les Biens de la Fortune ; mais quand on lui parle de Cautionnemens, il hausse les épaules ; & si vous lui dites qu’il est riche, il le nie avec cet air qu’ont tous ceux qui se picquent de l’être & qui en tirent vanité. Il est l’Oracle d’un Juge à Paix du voisinage, qui le trouve au Caffé ; la persuasion où l’on est qu’il doit laisser un jour son Bien à quelqu’un, jointe à la croyance qu’il n’a point d’Héritiers, produit un si bon effet par tout où il est connu, qu’il ne se passe pas un jour de la semaine qu’il ne soit prié à dîner en trois ou quatre differens endroits ; mais il choisit alors d’une telle maniere, qu’il ne paroît jamais se déclarer en faveur des plus riches. Tous les jeunes Gens le respectent, & ne trouvent pas qu’il ait changé depuis qu’ils étoient petits Garçons. Il n’employe aucun artifice criminel ; mais il profite des vues que certaines Gens ont sur lui, pour en tirer sa subsistance. Il joue ce rôle, avec une bizarrerie affectée, qui lui sied le mieux du monde, & qu’on ne soupçonneroit jamais pouvoir entrer dans la tête d’un Homme qui n’a pas de quoi vivre. Ce sont-là les principales circonstances de la vie d’Irus ; & c’est ainsi qu’il passe tranquillement ses jours, inconnu de tous ceux qui le fréquentent. Le pis qu’on pourra dire de lui, après sa mort, est qu’il a tiré de chacun de ceux qui aspiroient à son Héritage, plus qu’il ne pouvoit leur laisser.
T.

1C´est-à-dire, environ cinq Florins & demi Monnoie de Hollande.