Le Spectateur ou le Socrate moderne: XXXVI. Discours

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XXXVI. Discours

Cita/Lema

Gratulor quod eum quem necesse erat diligere, qualiscumque esset, talem habemus, ut libenter quoque diligamus.

Trebon. apud Cicer.

Je suis fort aise de voir que celui que nous dévrions aimer, de quelque naturel qu’il fût, soit tel, que nous puissions l’aimer avec plaisir.

Metatextualidad

Lettre sur les Devoirs mutuels des Peres, des Meres, & de leurs Enfans.

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Carta/Carta al director

Mr. le Spectateur, « Je suis l’heureux Pere d’un Fils très-docile, en qui je me vois revivre à plusieurs égards. Il seroit fort avantageux pour la Société, si vous parliez souvent de certains sujets qui contribuent à serrer les nœuds de cette espece de Relation, & à unir les liens du sang avec les devoirs de la bien-veillance, de la protection, de l’indulgence & du respect. Je voudrois qu’on suivit en ceci une méthode un peu singuliere ; & je ne croi pas qu’on puisse venir à bout d’une pareille entreprise, où il y a tant d’instincts secrets de la Nature Humaine à éplucher, qui ne tombent pas sous les yeux de tout le monde, à moins qu’on ne soit capable de faire une bonne Piéce de Théâtre. Je rends graces à Dieu, de ce que je n’ai point à lui rendre compte d’aucun outrage grossier fait à mon Pere ou à ma Mere ; dont les bontez me seront toûjours précieuses ; mais lorsque je me trouve seul quelquefois, & que je viens à réfléchir sur ma vie passée, depuis ma plus tendre enfance jusqu’à ce jour, j y découvre bien des fautes commises à leur égard, ausquelles je n’ai été sensible, qu’après être devenu Pere moi-même. Je n’ai eu qu’alors une idée de la joie qu’un Homme sent lorsqu’il voit faire quelque chose de louable à son Enfant, ou de la tristesse qui l’abat tout d’un coup lors qu’il craint de lui voir faire une action indigne. On auroit de la peine à s’imaginer les remords que je sentis pour avoir desobéi en differentes occasions aux ordres de ma Mere, lorsque je vis l’autre jour ma Femme regarder par la fenêtre, & devenir pâle comme la Mort à la vue de notre plus jeune Fils qui couroit sur la glace. Un exemple de cette nature suffit pour vous insinuer qu’il y a une infinité de petits Crimes, ausquels les Enfans ne prennent pas garde lorsqu’ils y tombent, & pour lesquels ils sentiront peut-être une véritable componction de cœur, lorsqu’ils seront devenus Peres. Je me souviens de mille & mille choses, qui auroient fait un singulier plaisir à mon Pere, & que j’obmettois, dans la pensée qu’il ne les exigeoit de moi que par caprice ou une mauvaise humeur attachée à la Vieillesse ; quoique je sois convaincu à present qu’il avoit raison de me les demander. Je ne sçaurois plus l’entretenir dans notre Salle, ni remplir son cœur de joie, par le recit d’une bagatelle, où il ne s’intéressoit qu’à cause de moi. Il y a long tems que lui & ma Mere sont dans le tombeau ; mais lors qu’ils étoient en vie, leur conversation rouloit presque toûjours sur les moyens d’établir leurs Enfans, pendant que nous étions peut-être occupez à nous moquer d’eux à l’autre bout de la Maison. Il est certain qu’à ne suivre que la Nature dans la pratique de ces grands Devoirs, nous serions fort éloignez de les remplir de l’un & de l’autre côté, malgré l’Instinct, qui nous y porte. La Vieillesse fait tant de peine à la plûpart du monde, & l’âge viril est si bien venu de tous, que la soumission au déclin est une tâche trop rude pour un Pere, & que la déference, au milieu de l’impétuosité des passions & de la joie, paroît déraisonnable à un Fils. Il y a si peu d’Hommes qui sçachent vieillir de bonne grace, & si peu d’Enfans qui sçachent attendre l’âge viril, qu’un Pere, qui s’abandonneroit à ses desirs, & qu’un Fils, qui suivroit ses mouvemens, seroient incapables de s’aquitter de ce qu’ils se doivent l’un à l’autre. Mais lorsque leurs intérêts se croisent, c’est là que la Raison vient à leur secours, & qu’elle établit un commerce mutuel de bons offices entre les plus chers Alliez qu’il y ait au monde. Le Pere ne cherche que l’occasion de répandre ses bénédictions à pleines mains sur le Fils, & le Fils ne songe qu’à paroître digne d’un tel Pere.

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Ejemplo

C’est ainsi que Camille & son Fils aîné vivoient ensemble. Camille jouit d’une agréable & indolente vieillesse, à l’abri des Passions déréglées, & soûmis à l’unique empire de la Raison. Il attend l’heure de sa Mort, avec une résignation mêlée de joie, & le Fils craint de succéder à l’héritage de son Pere, & de n’en jouir pas d’une manière qui réponde à la dignité de son Prédecesseur. Ajoûtez à ceci que le Père est convaincu qu’il laisse un bon Ami aux Enfans de ses Amis, un bon Maître à ses Fermiers, & un bon Voisin à tous ceux qui l’environnent. Il ne doute pas qu’on ne rappelle souvent sa mémoire à la vue de son Fils ; mais il croit qu’on n’aura point sujet de le regretter. Il y a tant de sympathie entre eux, que Camille est persuadé que l’amitié, ou l’estime qu’il témoigne à quelqu’un suffit, pour engager son Fils à la même considération, sans qu’il lui dise en termes exprès : Mon Fils, souvenez vous d’être Ami d’un tel, lorsque je ne serai plus au monde. Ils sont chéris de tout le voisinage, & leur Exemple y a la même influence que celui d’une Cour a sur tout un Royaume.
Mon Fils & moi ne sommes pas sur un pied à pouvoir communiquer nos bonnes actions ou nos beaux desseins à tant de personnes que les deux Messieurs, dont je viens de parler ; mais j’ose dire que mon Fils, par la conduite qu’il tient envers moi, & qui est aplaudie de tout le monde, réjouit bon nombre de Vieillards, aussi-bien que moi-même. Les Enfans des autres suivent l’Exemple du mien, & j’ai le plaisir inexprimable d’entendre que nos Voisins, lorsque lui & moi passons à Cheval auprès d’eux, nous montrent avec le doigt, & qu’ils s’écrient, d’un ton plein de joie, Les voilà qu’ils passent. Vous ne sçauriez mieux employer votre tems, mon cher Monsieur, qu’à dépeindre au naturel les douceurs que ce Parentage bien cultivé procure de l’un & de l’autre côté. Les choses les plus indifferentes deviennent de grande conséquence à deux Personnes qui s’aiment, & leur amitié réciproque donne du relief aux moindres actions. Lors qu’on examine ce qui se passe dans le monde, & qu’on voit les mesintelligences qui regnent entre les plus proches Parens, presque toûjours par les insinuations malignes des plus vils Domestiques, on ne peut que sentir la nécessité qu’il y a d’exhorter les Hommes à se tenir en garde contre les faux raports, & à fonder leur tendresse sur les principes de la Raison, plûtôt que sur l’instinct de la Nature. Les préjugez, qu’ils reçoivent de leurs Parens, sont aussi la cause que les Haines passent d’une Génération à l’autre ; & lors qu’ils n’agissent que par instinct, les Animositez se perpetuent, au lieu que les Bienfaits s’oublient. La Nature Humaine est si corrompue, que notre Haine se communique plûtôt à nos Enfans que notre Amitié. Celle-ci donne toûjours à son Objet quelque chose qu’il n’a pas, & l’autre prive le sien de ce qu’il a de meilleur. Nous sommes ainsi disposez à imiter le mal plûtôt que le bien, soit que cela vienne d’une Corruption naturelle, ou d’un Amour propre mal entendu. Il semble que, pour respecter les sacrez nœuds qu’il y a entre un Pere & ses Enfans, on n’auroit besoin que d’examiner son propre Cœur. Si chaque Pere se souvenoit des pensées & des inclinations qu’il avoit lors qu’il étoit Fils, & si chaque Fils se rapelloit ce qu’il attendoit de son Pere lors qu’il étoit soûmis à ses ordres, cette seule idée empêcheroit les Hommes de tomber dans aucun excès, soit de rigueur ou de relâchement, à l’égard de l’état où ils se trouvent. Lorsque l’Autorité & la Dépendance sont violées entr’eux, il n’y a point de Guerre civile dans un Etat, où la Tyrannie & la Révolte soient portées plus loin, ni s’exercent avec plus de fureur. Je terminerai ce Discours par la Lettre d’une Mere à son Fils & la Réponse de celui- ci. »

Metatextualidad

Lettre d’une Mere à son Fils débauché.

Nivel 3

Carta/Carta al director

Mon cher Fils, « Si les plaisirs, que vous poursuivez en Ville, vous laissent quelques momens de relâche, daignez les employer à la lecture de cette Lettre, que je vous écris dans l’amertume de mon cœur. Vous avez dit en presence de Mr. Letacre, qu’une vieille Femme pouvoit très-bien vivre à la Campagne avec la moitié de mon Douaire, & que votre Pere étoit un franc Benêt de m’avoir constitué un revenu de huit cens Livres sterlin au préjudice de son Fils. Vous auriez dû marquer plus d’égard pour ce que Letacre vous dit à cette occasion, & ne pas le traiter de Paїsan & de Sot, puis qu’il étoit le bien aimé Domestique de votre Pere. D’ailleurs, ne vous y flâtez pas, je veux être exactement payée de mon revenu annuel, pour dédommager vos Sœurs, s’il est possible, du tort que je leur ai fait, en sollicitant votre Pere à vous donner au de là de ce qu’il avoit résolu. Vous croyez donc, mon Fils, que je pourrois m’entretenir avec la moitié de mon Douaire! Cela est vrai ; j’en avois beaucoup moins, lorsque mes bras vous portoient d’une Chambre à l’autre, que je n’avois le tems ni de manger, ni de boire, ni de m’habiller, ni de m’occuper d’aucune autre chose, pour avoir soin de vous, au milieu de vos infirmitez, & que je versois un torrent de larmes toutes les fois que les Convulsions, dont vous étiez attaqué, vous revenoient. Faut-il que vous n’en soyez échapé, par ma vigilance, que pour vous jetter entre les bras des Femmes de mauvaise vie, & refuser à votre Mere ce que vous n’avez aucun droit de lui retenir? Vos deux Sœurs pleurent à chaudes larmes de voir la tendresse que j’ai pour vous, & que tous mes efforts n’ont pu jusques ici étouffer ; mais s’il vous plaît de continuer à vivre en petit Maître, & de n’avoir aucun égard ni à vous-même, ni à votre Famille, comptez que je me saisirai au plûtôt de votre Bien pour les arrérages qui me sont dûs, & que je vous marquerai le dernier mépris de ce que vous êtes insensible à ma tendresse, de même qu’à l´exemple de vôtre Pere. Ah, mon cher Fils, pourquoi faut-il que je vive sans oser me dire, Votre affectionnée Mere ? » A.T.

Metatextualidad

REPONSE.

Nivel 3

Carta/Carta al director

Madame, « Je partirai demain sans faute pour m’aller jetter à vos pieds, & vous payer tout ce qui vous est dû. Je vous conjure d’oublier tout le passé & de ne m’écrire plus sur le même ton. J’aurai soin de le prévenir dans la suite, puisque je serai toute ma vie avec un profond respect, Votre très humble & très-obéissant Fils. » E.T.